lundi 23 août 2021

Les damnés de la terre par Franz Fanon

 

Série D

Troubles psychosomatiques

 

La guerre coloniale d’Algérie n’a pas seulement eu comme conséquence de multiplier les troubles mentaux et de favoriser l’éclosion de phénomènes morbides spécifiques. En dehors de la pathologie de la torture, de la pathologie du torturé et de celle du tortionnaire foisonne en Algérie une pathologie d’atmosphère, celle qui fait dire communément aux médecins-praticiens en présence d’un malade qu’ils n’arrivent pas à comprendre : « Tout cela finira avec, cette sacrée guerre. » Nous proposons de ranger dans cette quatrième série les maladies rencontrées chez les Algériens dont certains furent internés dans les camps de concentration. La caractéristique de ces maladies est d’être de type psychosomatique. On appelle pathologie psychosomatique l’ensemble des désordres organiques dont l’éclosion est favorisée par une situation conflictuelle. Psychosomatique, car le déterminisme est d’origine psychique. Cette pathologie est considérée comme une façon pour l’organisme de répondre, c’est-à-dire de s’adapter au conflit auquel il est confronté, le trouble étant à la fois symptôme et guérison. Plus précisément on s’accorde à dire que l’organisme (encore une fois il s’agit de l’unité cortico-viscérale, psychosomatique des Anciens) dépasse le conflit par des voies mauvaises, mais somme toute économiques. C’est le moindre mal que l’organisme choisit pour éviter la catastrophe. Dans l’ensemble, cette pathologie est très bien connue aujourd’hui, quoique les différentes méthodes thérapeutiques proposées (relaxation, suggestion) nous paraissent très aléatoires. Pendant la Seconde Guerre mondiale, en Angleterre au cours de bombardements et en Union soviétique chez les populations assiégées notamment à Stalingrad, les descriptions de troubles survenus se sont multipliées. Actuellement, on sait parfaitement qu’il n’est pas besoin d’être blessé par balle pour souffrir dans son corps comme dans son cerveau de l’existence de la guerre. Comme toute guerre, la guerre d’Algérie a créé son contingent de maladies cortico-viscérales. Si l’on excepte le groupe g ci-dessous, tous les troubles rencontrés en Algérie ont été décrits à l’occasion de guerres « classiques ». Le groupe g nous a paru spécifique de la guerre coloniale d’Algérie. Cette forme particulière de pathologie (la contracture musculaire généralisée) avait déjà retenu l’attention avant le déclenchement de la Révolution. Mais les médecins qui la décrivaient en faisaient un stigmate congénital de l’indigène, une originalité (?) de son système nerveux où l’on affirmait retrouver la preuve d’une prédominance chez le colonisé du système extrapyramidal 34. Cette contracture en réalité est tout simplement l’accompagnement postural, l’existence dans les muscles du colonisé de sa rigidité, de sa réticence, de son refus face à l’autorité coloniale.

TABLEAUX PSYCHIATRIQUES RENCONTRÉS

a) Ulcères d’estomac Très nombreux. Les douleurs sont à prédominance nocturne, avec vomissements importants, amaigrissement, tristesse et morosité, l’irritabilité étant l’exception. À signaler que la majorité de ces malades sont très jeunes : de 18 à 25 ans. En règle générale, nous ne conseillons jamais l’intervention chirurgicale. Deux fois une gastrectomie fut pratiquée. Il fallut dans ces deux cas réintervenir dans la même année.

b) Coliques néphrétiques Ici encore nous trouvons des douleurs à paroxysme nocturne. Évidemment, il n’y a presque jamais de calculs. Ces coliques peuvent survenir, ce qui est rare, chez des sujets de 14 à 16 ans.

c) Troubles des règles chez les femmes Cette pathologie est très connue, et nous ne nous y attarderons pas. Soit que les femmes restent trois à quatre mois sans règles, soit que des douleurs importantes se répercutant sur le caractère et sur le comportement accompagnent ces règles.

d) Hypersomnies par tremblements idiopathiques Il s’agit d’adultes jeunes, à qui tout repos est interdit à cause d’un tremblement généralisé, menu, évoquant un Parkinson total. Là encore, des « esprits scientifiques » pourraient évoquer un déterminisme extra-pyramidal.

e) Blanchissement précoce des cheveux Chez les rescapés de centres d’interrogatoire, les cheveux blanchissent subitement, par plaques, par régions ou totalement. Très souvent ces troubles s’accompagnent d’asthénie profonde avec désintérêt et d’impuissance sexuelle.

f) Tachycardies paroxystiques Le rythme cardiaque brusquement s’accélère : 120, 130, 140 à la minute. Ces tachycardies s’accompagnent d’angoisse, d’impression de mort imminente, et la fin de la crise est marquée par une importante sudation.

g) Contracture généralisée, raideur musculaire Il s’agit de malades de sexe masculin qui éprouvent progressivement (dans deux cas l’apparition est brutale) de la difficulté à l’exécution de certains mouvements : monter les escaliers, marcher vite, courir. La cause de cette difficulté réside dans une rigidité caractéristique qui évoque irrésistiblement une atteinte de certaines régions du cerveau (noyaux gris centraux). C’est une rigidité en extension et la démarche se fait à petits pas. La flexion passive des membres inférieurs est presque impossible. Aucune détente ne peut être obtenue. D’emblée contracturé, incapable du moindre relâchement volontaire, le malade semble fait d’une pièce. Le visage est fixe, mais exprime un degré marqué de désorientation. Le malade ne semble pas pouvoir « démobiliser ses nerfs ». Il est constamment tendu, en attente, entre la vie et la mort. Ainsi que nous e disait l’un d’eux : « Vous voyez, je suis déjà raide comme un mort. »

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