[Le texte biographique de Mattick a été écrit en 1960 après la mort de Pannekoek. Il a paru en français dans La Révolution Prolétarienne, 472, 1962, pp. 117-120, et dans les Cahiers du Communisme de Conseils, Marseille, n° 1, octobre 1968]
Histoire du mouvement ouvrier
moderne.
Essor en tant que mouvement de
protestation sociale
Sa transformation en un
mouvement de réforme sociale
Son éclipse comme mouvement de
classe indépendant dans le monde contemporain.
Mais Pannekoek a connu
également ses possibilités révolutionnaires dans les soulèvements spontanés
qui, de temps en temps, interrompirent le cours tranquille de l’évolution
sociale.
Pannekoek est issu de la
classe moyenne. Son intérêt pour le socialisme provenait d’un penchant
scientifique assez puissant pour embrasser à la fois la société et la nature.
Pour lui, le marxisme était la science étendue aux problèmes sociaux ; et
l’humanisation de la science, c’était un aspect de l’humanisation de la
société. Il savait concilier son goût pour la science sociale avec sa passion
pour les sciences de la nature : il devint non seulement un des théoriciens
dirigeants du mouvement ouvrier radical, mais aussi un astronome et un
mathématicien de réputation mondiale.
Presque toute l’œuvre de
Pannekoek est empreinte de cette attitude vis-à-vis des sciences, de la
philosophie de la nature et de la société. Une de ses premières publications,
Marxisme et darwinisme, éclaire la relation entre les deux théories. L’un de
ses derniers travaux, Anthropogénèse, traite de l’origine de l’homme : «
L’importance scientifique du marxisme, tout comme du darwinisme, écrivait-il,
consiste à développer jusqu’à ses dernières conséquences la théorie de
l‘évolution, le premier dans le domaine de la société, le second dans celui du
monde organique. L’importance de l’oeuvre de Darwin réside dans la
démonstration que, dans certaines conditions, une espèce animale se transforme
nécessairement en une autre. Le processus de l’évolution obéit à un « mécanisme
», à une « loi naturelle ». Le fait que Darwin avait identifié cette « loi
naturelle » avec la lutte pour l’existence, analogue à la concurrence
capitaliste, n’affectait pas sa théorie ; la concurrence capitaliste n’en
devenait pas pour autant une loi naturelle ».
C’est Marx qui révèle la force
motrice du développement social. Le « matérialisme historique » se rapporte à
la société, et bien que le monde soit à la fois nature et société – comme on le
constate dans le besoin de l’homme de manger pour vivre – les lois du
développement social ne sont pas des lois de la nature ; et bien entendu aucune
loi, naturelle ou sociale, n’est absolue. Cependant, ces lois, dans la mesure
où elles se vérifient par l’expérience, peuvent être considérées comme «
absolues » pour les fins de la pratique humaine. Elle excluent l’arbitraire pur
et le libre choix, et se rapportent à des règles et des faits habituellement
observables, qui permettent de prévoir et de donner ainsi un fondement aux
activités humaines.
Avec Marx, Pannekoek affirmait
que c’est « la production de la vie matérielle qui constitue la structure
essentielle de la société et détermine les relations politiques et les luttes
sociales ».
C’est par la lutte de classes
que les transformations sociales décisives se sont produites. Elles ont conduit
à une élévation de la production sociale.
Le socialisme implique
également le développement des forces sociales de la production qui sont
actuellement entravées par les rapports de classes existants. Ce but ne peut
être réalisé que par la classe des producteurs capable de fonder ses espoirs
sur la naissance d’une société sans classes.
Les étapes de l’existence
humaine et sociale sont liées, dans l’histoire, aux instruments et formes de
production qui changent et augmentent la productivité du travail social. L’origine
de ce processus se perd dans la préhistoire, mais on peut raisonnablement
supposer qu’elle se situe dans la lutte de l’homme pour l’existence, dans un
environnement naturel qui l’obligea à développer ses capacités productrices et
son organisation sociale. Depuis l’écrit de F. Engels, le rôle du travail dans
la transformation du singe en homme, toute une littérature est née autour du
problème des instruments et de l’évolution sociale.
Dans l’Anthropogénèse,
Pannekoek revint aux problèmes qu’il avait abordés dans Marxisme et darwinisme.
De même qu’il y a des mécanismes qui expliquent le développement social et
l’évolution naturelle, de même il doit y avoir un mécanisme qui explique
l’essor de l’homme dans le monde animal. La société, l’aide mutuelle et même
l’emploi des « outils » caractérisent également d’autres espèces ; ce qui
caractérise spécifiquement l’homme, c’est le langage, la raison et la
fabrication d’outils. C’est cette dernière qui explique vraisemblablement le
développement simultané du langage et de la pensée. Etant donné que l’emploi
d’outils s’interpose entre un organisme et le monde extérieur, entre les
stimuli et l’action, il force l’action et donc la pensée à faire un détour, à
partir des impressions sensorielles par l’intermédiaire de l’outil, jusqu’à
l’objet.
Sans la pensée humaine, le
langage serait impossible. L’esprit humain est capable de pensées abstraites,
il sait former des concepts. La vie mentale de l’homme et de l’animal dérive
des sensations, qui se combinent en représentations ; mais l’esprit humain sait
distinguer entre les perceptions et les actes au moyen de la pensée, tout comme
l’outil intervient entre l’homme et le but qu’il veut atteindre. La séparation
entre les perceptions et les actes et la conservation de perceptions passées
permettent la conscience et la pensée qui établit les liaisons intermédiaires
entre les perceptions et formule des théories qui s’appliquent à des actes
pratiques. La science de la nature est la preuve vivante d’une relation étroite
entre les outils et la pensée.
Etant donné que l’outil est un
objet isolé et inerte qui peut être remplacé et amélioré sous les formes les
plus variées, il assure le développement extraordinaire et rapide de l’homme.
Inversement, son emploi assure le développement du cerveau humain. Par
conséquent le travail est le « devenir », et l’« essence » de l’homme, quelles
que soient la dégradation et l‘aliénation de l‘ouvrier. Le travail et la
confection d’outils élève l’homme hors du monde animal au niveau des actions
sociales pour se mesurer avec les nécessités de la vie. La génèse de l’homme
est un processus très long. Mais la transformation de l’homme primitif en homme
moderne est relativement courte. Ce qui distingue l’homme primitif de l‘homme
moderne, ce n’est pas une capacité cérébrale différente, mais la différence
dans l’emploi de cette capacité. Lorsque la production sociale stagne, la
société stagne; lorsque la productivité du travail se développe lentement le
changement social est également retardé. Dans la société moderne, la production
sociale s’est développée rapidement en créant des nouveaux rapports de classe
et en détruisant les anciens. Ce qui a déterminé le développement social, ce
n’était pas la lutte naturelle pour l’existence, mais le combat social pour telle
ou telle forme de l’organisation sociale.
Encore jeune étudiant, en
sciences naturelles, et se spécialisant en astronomie, Pannekoek entra au Parti
ouvrier social-démocrate de Hollande et se trouva immédiatement à son aile
gauche aux côtés de Herman Gorter et Frank van der Goes.
Sous l’influence de son
fondateur non-marxiste, Domela Nieuwenhuis, ce parti fut plus combatif que les
organisations strictement marxistes au sein de la Seconde Internationale. Il
prit une position essentiellement antimilitariste et Domela Nieuwenhuis fit
campagne pour l’emploi de la grève générale pour prévenir la guerre. Il ne put
trouver de majorité, et il s’aperçut très tôt qu’à l’intérieur de
l’Internationale, on se dirigeait vers la collaboration de classe. Il s’opposa
à l’exclusion des anarchistes de l’Internationale, et son expérience de membre
du Parlement lui fit rejeter le parlementarisme comme arme de l’émancipation
sociale. Les tendances « anarcho-syndicalistes » dont il était le représentant
divisèrent l’organisation. Un nouveau Parti Socialiste en sortit, plus près du
modèle de la social[1]démocratie
allemande. Cependant, l’idéologie radicale de l’ancien Parti influença les
traditions du mouvement socialiste hollandais.
Ce radicalisme traditionnel
trouva son expression dans le nouvel organe mensuel du Parti De Nieuwe Tijd,
particulièrement dans les contributions de Gorter et de Pannekoek, qui
combattirent l’opportunisme croissant des dirigeants du Parti. En 1909, l’aile
gauche autour de Gorter fut expulsée, et ce groupe constitua une nouvelle
organisation, le Parti Social-démocrate.
Pannekoek se trouvait alors en
Allemagne. ll enseignait dans les écoles du Parti social[1]démocrate allemand et écrivait pour ses
publications théoriques et pour différents autres journaux, comme par exemple
la Bremer Bürgerzeitung. Pannekoek s’associa à la nouvelle organisation de
Gorter, laquelle devint plus tard, sous la direction de van Ravesteyn, Wijnkoop
et Ceton, le Parti communiste orienté vers Moscou.
Bien que fidèle à la tradition
du « socialisme libertaire » de Domela Nieuwenhuis, l’opposition de Pannekoek
au réformisme et au révisionnisme social-démocrate était d’inspiration marxiste
; elle se dressait contre le marxisme « officiel » dans ses deux formes,
orthodoxe et révisionniste. Dans sa forme orthodoxe, le marxisme servait
d’idéologie pour masquer une pratique non-marxiste ; dans sa forme
révisionniste, il ruinait à la fois la théorie et la pratique marxistes. Mais
la défense du marxisme par Pannekoek n’était pas celle d’un doctrinaire ; mieux
que quiconque il reconnut que le marxisme n’était pas un dogme, mais une
méthode de pensée s’appliquant aux problèmes sociaux dans le processus réel de
la transformation sociale. La théorie marxiste, dans certains aspects, n’était
pas seulement dépassée par le marxisme lui-même, mais certaines de ses thèses,
issues de conditions déterminées, devaient perdre leur validité lorsque les
conditions changeraient.
La Première Guerre mondiale
ramena Pannekoek en Hollande. Avant la guerre, il avait été actif à Brême, en
liaison avec Radek, Paul Fröhlich et Johann Knief. Ce groupe radical, de
communistes internationaux se fondit plus tard avec le Spartakus-Bund, posant
ainsi les fondements du Parti communiste d’Allemagne. Des groupes opposés à la
guerre trouvèrent en Allemagne leurs chefs en Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg
et Franz Mehring. En Hollande, cette opposition se groupa autour de Herman
Gorter, Anton Pannekoek et Henriette Roland[1]Holst. A Zimmerwald et à Kienthal, ces
groupes se joignirent à Lénine et à ses compagnons pour condamner la guerre
impérialiste, et préconisèrent des actions prolétariennes aussi bien pour la
paix que pour la révolution. La révolution russe de 1917, saluée comme le début
possible d’un mouvement révolutionnaire mondial, fut soutenue par les radicaux
hollandais et allemands, malgré les divergences profondes entre eux et les
léninistes.
De sa prison, Rosa Luxembourg
exprimait des appréhensions sur les tendances autoritaires du bolchevisme ;
elle montra des craintes pour le contenu socialiste de la révolution russe au
cas où l’appui d’une révolution prolétarienne à l’ouest viendrait à lui
manquer. Gorter et Pannekoek partagèrent sa position d’appui critique au régime
bolchevik. Néanmoins, ils travaillèrent dans le nouveau Parti Communiste et
pour la création d‘une nouvelle internationale. Dans leur esprit, cette
Internationale devait être nouvelle non seulement de nom, mais aussi dans ses
perspectives, à la fois quant au but socialiste et au moyen de l’atteindre.
La conception social-démocrate
du socialisme, c’est le socialisme d’Etat qui doit être atteint par la voie de
la démocratie parlementaire. Le suffrage universel et le syndicalisme sont les
instruments propres à réaliser la transition pacifique du capitalisme au socialisme.
Lénine et les bolcheviks, eux, ne croyaient pas à une transformation pacifique.
Ils appelaient au renversement révolutionnaire du capitalisme. La conception du
socialisme était encore celle de la social-démocratie puisqu’elle impliquait
l’emploi du parlementarisme et du syndicalisme pour atteindre le but.
Cependant le tsarisme ne fut
pas renversé par des procédés démocratiques et des actions syndicalistes.
L’organisation de la révolution fut l’œuvre de soviets développés spontanément,
des conseils d’ouvriers, de paysans et de soldats. Toutefois ces soviets et ces
conseils laissèrent la place à la dictature des bolcheviks. Lénine était prêt à
utiliser le mouvement des soviets tout autant que n’importe quelle forme
d’action, y compris le parlementarisme et le syndicalisme, pour atteindre à ses
fins : le pouvoir dictatorial pour son Parti sous le camouflage de la «
dictature du prolétariat ». Ayant atteint son but en Russie, il s’efforça de
renforcer son régime avec l’aide du mouvement ouvrier révolutionnaire en Europe
Occidentale ; en cas d’échec, il comptait influencer suffisamment le mouvement
ouvrier occidental pour s’assurer au moins son appui indirect. Vu les besoins
immédiats du régime bolchevik et les idées politiques de ses chefs,
l’Internationale Communiste ne tut pas le commencement d’un mouvement ouvrier
nouveau, mais simplement une tentative pour gagner le contrôle du mouvement
ancien et l’utiliser pour défendre le régime bolchevik en Russie.
Le social-patriotisme des
organisations ouvrières de l’Ouest et leur politique de collaboration de classe
pendant la guerre convainquirent les ouvriers révolutionnaires que ces
organisations ne pouvaient pas être utilisées à des fins révolutionnaires.
Elles étaient devenues des institutions liées au système capitaliste et elles
devaient être détruites en même temps que lui. Inévitables et nécessaires lors
au développement antérieur du socialisme et de la lutte et pour ces buts
immédiats, le parlementarisme et le syndicalisme avaient cessé d’être les
instruments de la lutte de classes. Dans tous les conflits sociaux, on les
trouvait du côté du capital. Aux yeux de Pannekoek, ce ne fut pas là une
question de direction mauvaise à remplacer par une direction meilleure, mais
une question de transformation des conditions sociales dans lesquelles le
parlementarisme et le syndicalisme avaient cessé de jouer un rôle émancipateur.
La crise capitaliste à la veille de la guerre posa la question de la
révolution; l’ancien mouvement ouvrier ne pouvait se changer en force révolutionnaire,
puisque le socialisme n’a pas de place pour les syndicats ou la démocratie
bourgeoise formelle.
Partout où, pendant la guerre,
les ouvriers luttèrent pour des revendications immédiates, ils durent le faire
contre les syndicats, comme dans les grèves de masse en Hollande, en Allemagne,
en Autriche et en Ecosse. lis organisèrent leurs actions dans des comités
d’entreprises, les shop stewards ou des conseils ouvriers, indépendamment des
syndicats existants. Dans toute situation vraiment révolutionnaire, en Russie
en 1905 et de nouveau en 1917, tout comme dans l’Allemagne et l’Autriche de
1918, des conseils (soviets) d’ouvriers et de soldats surgirent spontanément et
tentèrent d’organiser la vie économique et politique en étendant leur système à
l’échelle nationale. Le pouvoir des conseils est la dictature du prolétariat,
car les conseils sont élus au niveau de la production, les couches sociales qui
ne participent pas à la production restant sans représentation. En soi, ce
mouvement peut ne pas conduire au socialisme. Ainsi les conseils ouvriers
allemands en donnant leur appui à l’Assemblée nationale se sont eux-mêmes
liquidés. Or, la détermination du prolétariat par lui[1]même suppose une organisation sociale dans
laquelle le pouvoir de décision concernant la production et la distribution se
trouve entre les mains des ouvriers.
Pannekoek reconnut dans ce
mouvement des conseils le commencernent d’un nouveau mouvement ouvrier
révolutionnaire, et en même temps le début d’une réorganisation socialiste de la
société. Ce mouvement ne pouvait naître et se maintenir qu’en s’opposant aux
formes traditionnelles. Ces principes attirèrent la partie la plus militante du
prolétariat en révolte, au grand chagrin de Lénine qui ne pouvait concevoir un
mouvement échappant au contrôle du Parti ou de l’Etat, et qui s’appliquait à
émasculer les soviets en Russie. Il ne pouvait pas plus tolérer un mouvement
communiste international hors du contrôle absolu de son propre parti. Par des
intrigues d’abord et, après 1920, ouvertement, les bolcheviks s’efforcèrent de
combattre les tendances antiparlementaires et antisyndicales du mouvement
communiste, sous prétexte qu’il ne fallait pas perdre le contact avec les
masses qui adhéraient encore aux anciennes organisations. Le livre de Lénine,
La Maladie infantile du communisme, était surtout dirigé contre Gorter et
Pannekoek, qui étaient les porte-parole du mouvement des conseils communistes.
Le Congrès de Heidelberg en 1919 divisa le parti commuriste allemand en une
minorité léniniste et en une majorité qui adhérait aux principes de
l’antiparlementarisme et de l’antisyndicalisme sur lesquels le parti était
fondé initialement. Une autre controverse vint s’ajouter à la première :
dictature du parti ou dictature de classe ? Les communistes non-léninistes
adoptèrent le nom de Parti des ouvriers communistes d’Allemagne (KAPD). Une
organisation similaire fut fondée plus tard en Hollande. Les communistes de
parti s’opposèrent aux communistes de conseils et Pannekoek se rangea au côté
des seconds. Ceux-ci assistèrent au IIe Congrès de la IIIe Internationale en
qualité de sympathisants. Les conditions d’admission dans l’Internationale –
subordination totale des diverses organisations nationales à la volonté du
Parti russe – sépara complètement le jeune mouvement des conseils et
l’Internationale communiste.
L’action de l’Internationale
communiste contre « l’ultragauche » fut la première intervention directe du
Parti russe dans la vie des organisations communistes des autres pays. Le mode
de contrôle ne changea jamais. En réalité, le mouvement communiste mondial tout
entier passa sous le contrôle russe conformément aux besoins spécifiques de
l’Etat bolchevik. Bien que ce mouvement n’ait jamais réussi, comme le prédirent
Pannekoek et Gorter, à conquérir les syndicats occidentaux ni à dominer les
vieilles organisations socialistes en séparant la base des dirigeants, il
détruisit l’indépendance et le caractère radical du jeune mouvement communiste
des conseils. Grâce à l’énorme prestige d’une révolution politique victorieuse,
et à la faillite de la révolution allemande, le Parti bolchevik gagna aisément
une grande majorité du mouvement communiste aux principes du léninisme. Les
idées et le mouvement du communisme des conseils déclinèrent progressivement et
disparurent pratiquement avec la montée du fascisme et la Deuxième Guerre
mondiale.
Alors que la lutte de Lénine
contre l’« ultra-gauche » était le premier symptôme des tendances
contre-révolutionnaires du bolchevisme, le combat de Pannekoek et de Gorter contre
la corruption léniniste du nouveau mouvement ouvrier fut le commencement d’un
antibolchevisme d’un point de vue prolétarien. Et c’est là, naturellement, le
seul anti[1]bolchevisme
conséquent. L’anti-bolchevisme bourgeois est l’idéologie courante de la
concurrence capitaliste des impérialismes qui change selon les rapports de
forces nationaux. La République de Weimar par exemple combattit le bolchevisme
d’une part et en même temps conclut des accords secrets avec l’Armée Rouge et
des accords commerciaux officiels avec les bolcheviks afin de soutenir sa
propre position politique et économique dans la concurrence mondiale. Il y a eu
le pacte Hitler-Staline et l’invasion de la Russie. Les alliés occidentaux
d’hier sont aujourd’hui ennemis dans la guerre froide, pour ne mentionner que
la plus évidente des inconséquences qui sont en fait la politique du
capitalisme, déterminée uniquement par les intérêts du profit et du pouvoir.
L’antibolchevisme suppose
l’anticapitalisme, puisque le capitalisme d’Etat bolchevik n’est qu’un type de
capitalisme. Bien entendu, en 1920, le phénomène était moins visible
qu’aujourd’hui. L’expérience du bolchevisme peut nous servir de leçon pour
savoir comment le socialisme ne peut pas être réalisé. Le contrôle des moyens
de production, la propriété privée transférée à l’Etat, la direction centrale
et antagonique de la production et de la distribution laissent intacts les
rapports capital-travail en tant que relation entre exploiteurs et exploités,
maîtres et sujets. Ce développement conduit uniquement à une forme plus moderne
du capitalisme, où le capitalisme n’est plus indirectement mais directement la
propriété collective d’une classe dominante à base politique. Le système
capitaliste tout entier va dans cette direction et réduit ainsi
l’antibolchevisme capitaliste à une simple lutte impérialiste pour le contrôle
du monde.
Rétrospectivement, on n’a pas
de peine à comprendre que les divergences entre Pannekoek et Lénine ne
pouvaient être résolues à coup d’arguments. Toutefois, en 1920, un espoir
restait permis : que les travailleurs occidentaux suivent une voie
indépendante, non pas vers un capitalisme d’un nouveau genre, mais vers son
abolition. Répondant à la Maladie infantile de Lénine, Gorter s’efforça de
convaincre les bolcheviks de leur « erreurs de méthode », en soulignant la
différence des conditions socio-économiques entre la Russie et l’Occident : la
tactique qui amena les bolcheviks au pouvoir en Russie ne pouvait pas
s’appliquer à une révolution prolétarienne en Occident. Le développement
ultérieur du bolchevisme montra cependant que les éléments bourgeois présents
dans le léninisme n’étaient pas dus à quelque « théorie fausse », mais avaient
leur source dans le caractère de la révolution russe elle-même. Elle avait été
conçue et accomplie comme une révolution capitaliste d’Etat, appuyée sur une
idéologie pseudo-marxiste.
Dans de nombreux articles
publiés dans des Journaux communistes antibolcheviks, et jusqu’à la fin de sa
vie, Pannekoek s’efforça d’élucider la nature du bolchevisme et de la
révolution russe. De même que dans sa critique antérieure de la
social-démocratie, il n’accusa pas les bolcheviks d’avoir « trahi » les
principes de la classe ouvrière. Il montra que la révolution russe, tout en
étant une étape importante dans le développement du mouvement ouvrier, tendait
uniquement vers un système de production qui pouvait être appelé indifféremment
socialisme d’Etat ou capitalisme d’Etat. La révolution ne trahit pas ses
propres buts, pas plus que les syndicats ne « trahissent » le syndicalisme. De
même qu’il ne peut pas y avoir d’autre type de syndicalisme que le type
existant, de même on ne doit pas s’attendre que le capitalisme d’Etat soit
autre chose que lui-même.
La révolution russe fut
cependant menée sous la bannière du marxisme et l’Etat bolchevik est considéré
généralement comme un régime marxiste. Le marxisme et bientôt le marxisme[1]léninisme-stalinisme
restèrent l’idéologie du capitalisme d’Etat russe. C’est pour montrer ce que
signifie réellement le « marxisme » du léninisme que Pannekoek entreprit un
examen critique de ses fondements philosophiques en publiant en 1938 son Lénine
philosophe. Lénine avait exprimé ses idées philosophiques dans Matérialisme et
empiriocriticisme, paru en russe en 1908 et traduit en allemand et en anglais
en 1927. Autour de 1904, certains socialistes russes, Bogdanov en particulier,
s’étaient tournés vers la philosophie naturaliste occidentale, notamment vers
les idées de Ernst Mach qu’ils essayaient de combiner avec le marxisme. Ils eurent
quelque influence dans le Parti socialiste russe, et Lénine s’employa à la
détruire en attaquant sa source philosophique.
Marx avait appelé son système
de pensée matérialisme, sans donner à ce terme un sens philosophique. Il visait
simplement la base matérielle de toute existence et de toute transformation
sociale. Pour en arriver à cette conception, il avait rejeté aussi bien le
matérialisme philosophique de Feuerbach que l’idéalisme spéculatif de Hegel.
Pour le matérialisme bourgeois, la nature est une réalité objectivement donnée
et l’homme est déterminé par des lois naturelles. Ce qui distingue le
matérialisme bourgeois du matérialisme historique, c’est cette confrontation
directe de l’individu et de la nature extérieure, et l’incapacité de voir dans
la société et dans le travail social un aspect indissoluble de la réalité
totale.
Le matérialisme bourgeois (et
la philosophie naturaliste) avait soutenu à ses débuts que l’expérience
sensorielle, base de l’activité intellectuelle, permettait d’aboutir à une
connaissance absolue de la réalité physique, constituée prétendûment par la
matière. Dans leur tentative de relier la représentation matérialiste du monde
objectif au processus de la connaissance lui-même, Mach et les positivistes
niaient la réalité objective de la matière en montrant que les concepts
physiques doivent être construits à partir de l’expérience sensorielle,
conservant ainsi leur caractère subjectif. Ceci dérangeait beaucoup Lénine,
étant donné que pour lui la connaissance était uniquement le reflet d’une
vérité objective, et qu’il n’y avait de vérité que matérielle. Il considérait
l’influence de Mach dans les milieux socialistes comme une corruption du
matérialisme marxiste. Dans son esprit, l’élément subjectif dans la théorie de
la connaissance de Mach était une aberration idéaliste et une tentative
délibérée de ressusciter l’obscurantisme religieux.
Il est vrai que le progrès de
la critique scientifique avait eu ses interprètes idéalistes qui pouvaient
satisfaire les esprits religieux. Certains marxistes se mirent à défendre le
matérialisme de la bourgeoisie, autrefois révolutionnaire, contre le nouvel
idéalisme, ainsi que la nouveIle science de la classe capitaliste installée au
pouvoir. Lénine attribuait une grande importance à ce fait, puisque le
mouvement révolutionnaire russe, qui était à la veille d’une révolution
bourgeoise, utilisait largement dans sa lutte idéologique les arguments
scientifiques et philosophiques de la bourgeoisie occidentale naissante.
En confrontant l’attaque de Lénine
contre l’empiriocriticisme avec son contenu scientifique, Pannekoek révéla non
seulement que Lénine avait déformé les idées de Mach et d’Avénarius, mais aussi
qu’il était incapable de critiquer leur œuvre d’un point de vue marxiste.
Lénine attaquait Mach non pas du point de vue du matérialisme historique, mais
en se plaçant sur le terrain du matérialisme bourgeois, scientifiquement moins
développé. Pannekoek voyait, dans cet emploi du matérialisme bourgeois pour la
défense du « marxisme », une preuve supplémentaire du caractère mi-bourgeois,
mi-prolétarien du bolchevisme et de la révolution russe elle-même. Ce
matérialisme s’accordait avec une conception du socialisme comme capitalisme
d’Etat, avec les attitudes autoritaires à l’égard de toute organisation
spontanée, avec la conviction de Lénine que seule l’intelligentsia bourgeoise
est capable de développer une conscience révolutionnaire, ce qui la destine à
guider les masses. Ce mélange du matérialisme bourgeois et de marxisme
révolutionnaire, qui caractérisait la philosophie de Lénine, réapparut avec la
victoire du bolchevisme, mélange de pratiques néocapitalistes et d’idéologie
socialiste.
Toutefois, la révolution russe
était un événement progressif d’une signification énorme, comparable à la
Révolution française. Elle révélait en même temps que le mode de production
capitaliste n’est pas limité au rapport de propriété privée prédominant dans sa
période libérale.
Par suite du reflux de la
vague révolutionnaire à la veille de la Première Guerre mondiale, le
capitalisme se consolidait, à nouveau, en dépit des conditions de crise
sérieuses, en donnant plus d’importance aux interventions de l’Etat dans
l’économie. Dans les nations capilalistes moins vigoureuses, ce phénomène prit
la forme du fascisme, et l’on vit s’intensifier les politiques impérialistes
qui menèrent finalement à la Seconde Guerre mondiale. Plus encore que la
Première Guerre mondiale, cette Seconde Guerre montra clairement que le
mouvement ouvrier qui subsistait n’était plus un mouvement de classe, mais
qu’il faisait partie intégrante des divers systèmes nationaux du capitalisme
contenporain.
C’est dans la Hollande occupée
pendant la Seconde Guerre mondiale que Pannekoek prit la plume pour composer
Workers’ Councils. L’ouvrage était terminé en 1947. Il résumait l’expérience
d’une vie en ce qui regarde la théorie et la pratique du mouvement ouvrier
international, ainsi que le développement et la transformation du capitalisme
dans les divers pays et dans son ensemble. Cette histoire du capitalisme, et de
la lutte contre le capitalisme, finit sur le triomphe d’un capitalisme
revivifié quoique changé. La fin de la Seconde Guerre mondiale a vu les
intérêts de la classe travailleuse entièrement assujettis aux impératifs de
concurrence des deux systèmes capitalistes rivaux, qui se préparent pour un
nouveau conflit. A l’Ouest, les organisations des travailleurs sont restées en
place, mais elles cherchent, au mieux, à remplacer tout simplement le monopole
par le capital d’Etat. Quant au soi-disant mouvement communiste mondial il met
ses espoirs en une révolution planétaire sur le modèle russe. Dans l’un et
l’autre cas, le socialisme se confond avec la propriété publique, l’Etat étant
maître de la production et les travailleurs demeurant aux ordres d’une classe
dirigeante.
L’effondrement du capitalisme
ancienne manière, ce fut aussi la chute du vieux mouvement ouvrier. Ce que l’on
appelait socialisme se révèle être un capitalisme durci. Cependant, au
contraire de la classe dirigeante, qui s’adapte rapidement aux conditions
nouvelles, la classe ouvrière se trouve dans une situation d’impuissance, et
sans espoir à l’horizon : elle adhère toujours aux idées et aux activités
traditionnelles.
Or les changements économiques
ne provoquent des changements de conscience que graduellement, et il s’écoulera
peut-être un assez long temps avant que surgisse un nouveau mouvement ouvrier,
adapté aux nouvelles conditions, car la tâche des travailleurs demeure
inchangée ; c’est d’abolir le mode de production capitaliste, c’est d’accomplir
le socialisme. Pour atteindre ce but, il faudra que les travailleurs
s’organisent et organisent la société de façon que la production et la
distribution obéissent à un plan social, élaboré par les producteurs eux-mêmes.
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