dimanche 22 août 2021

Les damnés de la terre par Franz Fanon

 

CAS No 3

Psychose anxieuse grave à type de dépersonnalisation après le meurtre forcené d’une femme

Dj..., ancien étudiant, militaire dans l’ALN, 19 ans. Quand il arrive au Centre, sa maladie remonte à plusieurs mois. Sa présentation est caractéristique : fortement déprimé, les lèvres [251] sèches, les mains constamment moites. D’incessants soupirs soulèvent sa poitrine. Insomnie tenace. Deux tentatives de suicide depuis le début des troubles. Pendant la conversation, adopte des attitudes d’écoute hallucinatoire. Parfois le regard se fixe pendant quelques instants sur un point de l’espace tandis que le visage s’anime, donnant l’impression à l’observateur que le malade assiste à un spectacle. Pensées floues. Quelques phénomènes connus en psychiatrie sous le nom de barrage : un geste ou une phrase ébauchée sont brusquement interrompus sans raison apparente. Mais surtout, un élément va particulièrement retenir notre attention : le malade nous parle de son sang répandu, de ses artères qui se vident, de son cœur qui a des ratés. Il nous supplie d’arrêter l’hémorragie, de ne plus tolérer qu’on vienne le « vampiriser » jusqu’à l’hôpital. De temps à autre, n’arrive plus à parler et demande un crayon. Écrit : « Je n’ai plus de voix, toute ma vie s’en va. » Cette dépersonnalisation vécue nous fait penser à une évolution très grave.

Plusieurs fois au cours de nos conversations, le malade nous parle d’une femme qui, la nuit venue, vient le persécuter. Ayant appris auparavant que sa mère est morte, qu’il l’aimait beaucoup, que rien ne saurait le consoler de cette perte (la voix s’est considérablement assourdie à ce moment et quelques larmes sont apparues), je dirige l’investigation sur l’image maternelle Comme je lui demande de décrire cette femme obsédante, persécutrice même, il me déclare que ce n’est pas une inconnue, qu’il la connaît très bien puisque c’est lui qui l’a tuée. La question se pose alors de savoir si nous sommes en présence d’un complexe de culpabilité inconscient après la mort de la mère comme Freud en a décrit dans Deuil et mélancolie. Nous demandons au malade, puisqu’il connaît si bien cette femme, puisque aussi bien c’est lui qui l’aurait tuée, de nous parler plus longuement. C’est ainsi que nous reconstituons l’histoire suivante.

« De la ville où j’étais étudiant, je suis monté au maquis. Après plusieurs mois, j’ai eu des nouvelles de chez moi. J’ai appris que ma mère avait été tuée à bout portant par un soldat [252] français et deux de mes sœurs emmenées chez les militaires. Jusqu’à présent, j’ignore ce qu’elles sont devenues. J’ai été terriblement ébranlé par la mort de ma mère. Mon père étant mort depuis plusieurs années, j’étais le seul homme de la famille, et ma seule ambition a toujours été d’arriver à quelque chose pour améliorer l’existence de ma mère et de mes sœurs. Un jour, nous sommes allés dans une propriété de colons où le gérant, actif colonialiste, avait déjà abattu deux civils algériens. Nous sommes arrivés chez lui dans la nuit. Mais il n’était pas là. Il n’y avait dans la maison que sa femme. En nous voyant, elle se mit à nous supplier de ne pas la tuer : "Je sais que vous venez pour mon mari, dit-elle, mais il n’est pas là... combien de fois lui ai-je dit de ne pas se mêler de politique." On décida d’attendre le mari. Mais moi, je regardais la femme et je pensais à ma mère. Elle était assise dans un fauteuil et semblait absente. Je me demandais pourquoi on ne la tuait pas. Et à un moment, elle s’aperçut que je la regardais. Et elle se jeta sur moi en criant : "Je vous en prie... ne me tuez pas... J’ai des enfants." L’instant d’après elle était morte. Je l’avais tuée avec mon couteau. Le chef me désarma et donna l’ordre de partir. J’ai été interrogé par le chef de secteur quelques jours plus tard. Je croyais que j’allais être tué, mais je m’en fichais 22. Et puis, je commençai à vomir après les repas, et à mal dormir. Ensuite, cette femme est venue chaque soir me réclamer mon sang. Et le sang de ma mère où est-il ? »

Le soir venu, dès que le malade se couche, la chambre « est envahie de femmes », toutes les mêmes. C’est une réédition en multiples exemplaires d’une seule femme. Elles portent toutes un trou béant dans le ventre. Elles sont exsangues, pâles et affreusement maigres. Ces femmes harcèlent le jeune malade et exigent qu’il leur rende leur sang répandu. À ce moment, un bruit d’eau qui coule emplit la chambre, s’amplifie jusqu’à [253] évoquer le tonnerre d’une cascade, et le jeune malade voit le parquet de la chambre s’imbiber de sang, son sang, tandis que les femmes deviennent de plus en plus roses, et que leur plaie commence à se fermer. Baigné de sueur et terriblement angoissé, le malade se réveille et demeure agité jusqu’à l’aube.

Le jeune malade est soigné plusieurs semaines et les phénomènes oniroïdes (cauchemars) ont pratiquement disparu. Cependant, une grande faille se maintient dans sa personnalité. Dès qu’il pense à sa mère, en double ahurissant surgit cette femme éventrée. Aussi peu scientifique que cela puisse sembler, nous pensons que seul le temps pourra apporter quelque amélioration dans la personnalité disloquée du jeune homme.

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