dimanche 22 août 2021

les damnés de la terre par Franz Fanon

 

CAS No 2

Délire d’accusation et conduite-suicide déguisée en « acte terroriste » chez un jeune algérien de 22 ans

 

Ce malade est adressé à l’hôpital par l’autorité judiciaire française. Cette mesure est intervenue après une expertise médico-légale pratiquée par des psychiatres français exerçant en Algérie.

Il s’agit d’un homme amaigri, en plein état confusionnel. Le corps est couvert d’ecchymoses et deux fractures de la mâchoire rendent toute absorption d’aliments impossible. Aussi, pendant plus de deux semaines, nourrira-t-on le malade à l’aide d’injections diverses.

Au bout de deux semaines, le vide de la pensée s’estompe ; un contact peut être établi et nous arrivons à reconstituer l’histoire dramatique de ce jeune homme.

Pendant sa jeunesse, a pratiqué le scoutisme avec une rare ferveur. Est devenu l’un des principaux responsables du mouvement scout musulman. Mais à 19 ans, il négligea totalement le scoutisme pour ne plus se préoccuper que de sa profession. Mécanographe, il étudie avec ténacité et rêve de devenir un grand spécialiste dans son métier. Le ler novembre 1954 le trouvera absorbé par des problèmes strictement professionnels. N’a sur le moment aucune réaction à l’égard de la lutte nationale. Déjà il ne fréquentait plus ses anciens camarades. Il se définira lui-même à cette époque comme « mobilisé pour approfondir ses capacités techniques ».

Pourtant, vers le milieu de 1955, au cours d’une veillée familiale, a soudain l’impression que ses parents le considèrent comme un traître. Après quelques jours, cette impression fugitive s’émousse mais il reste chez lui une certaine inquiétude, un certain malaise qu’il ne parvient pas à comprendre.

Il décide donc de prendre ses repas en vitesse, fuit le milieu familial et s’enferme dans sa chambre. Évite tous les contacts. C’est dans ces conditions que survient la catastrophe. Un jour, en pleine rue, vers midi et demi, il entend distinctement une voix le traiter de lâche. Il se retourne, mais ne voit personne. Il presse le pas et décide de ne plus aller travailler. Il reste dans sa chambre et ne dîne pas. Dans la nuit éclate la crise. Pendant trois heures, il entend toutes sortes d’insultes, des voix dans sa tête et dans la nuit : « Traître... lâche... tous tes frères qui meurent... traître... traître... »

Une anxiété indescriptible s’empare de lui : « Mon cœur a battu pendant 18 heures à la cadence de 130 à la minute. Je croyais que j’allais mourir. »

Dès lors, le malade ne peut plus rien avaler. Il maigrit à vue d’œil, se confine dans une obscurité absolue, refuse d’ouvrir à ses parents.

Vers le troisième jour, il se jette dans la prière. Il gardera, me dit-il, la position agenouillée de 17 à 18 heures par jour. Le quatrième jour, impulsivement, « comme un fou », avec « une barbe qui devait aussi le faire prendre pour un fou », sans veste et sans cravate, il sort dans la ville. Une fois dans la rue, il ne sait où aller ; mais il marche et se retrouve au bout d’un certain temps dans la ville européenne. Son type physique (il ressemble à un Européen) semble alors le protéger des interpellations et des contrôles des patrouilles françaises.

Par contre, à côté de lui, des Algériens et des Algériennes sont arrêtés, bousculés, insultés, fouillés... Or, paradoxalement, il n’a aucun papier. Cette gentillesse spontanée des patrouilles ennemies à son égard le confirme dans son délire : « Tout le monde sait qu’il est avec les Français. Les soldats eux-mêmes ont des consignes : ils le laissent tranquille. »

De plus, le regard des Algériens arrêtés, les mains derrière la nuque, attendant la fouille, lui semble chargé de mépris. En proie à une agitation incoercible, il s’éloigne à grands pas. C’est à ce moment qu’il parvient devant l’immeuble de l’état-major français. À la grille, plusieurs militaires, mitraillette au point. Il s’avance vers les soldats, se jette sur l’un d’eux et essaie de lui arracher sa mitraillette en criant : « Je suis un Algérien. »

Rapidement maîtrisé, il est conduit dans les locaux de la police où l’on s’obstine à lui faire avouer les noms de ses chefs et ceux des différents membres du réseau auquel il appartient. Au bout de quelques jours les policiers et les militaires s’aperçoivent qu’ils ont affaire à un malade. Une expertise est décidée, qui conclut à l’existence de troubles mentaux et prescrit l’hospitalisation. « Ce que je voulais, nous ditil, c’était mourir. Même à la police, je croyais et j’espérais qu’après les tortures ils me tueraient. J’étais content d’être frappé, car cela me prouvait qu’ils me considéraient moi aussi comme leur ennemi. Je ne pouvais plus entendre sans réagir ces accusations. Je ne suis pas un lâche. Je ne suis pas une femme. Je ne suis pas un traître. »

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