Les textes qui vont suivre font partis des parties annexes du livre de Franz Fanon « les damnés de la guerre ».
Ce sont des patients qu’il a
reçu dans son cabinet comme des victimes de la guerre d’Algérie.
Cinq cas sont rassemblés ici.
Il s’agit d’Algériens ou d’Européens ayant présenté, après des faits bien
précis, des troubles mentaux de type réactionnel.
CAS
No 1.
Impuissance
chez un algérien consécutive au viol de sa femme
B... est un homme de 26 ans.
Il nous est adressé par le Service sanitaire du Front de libération nationale
pour migraines rebelles et insomnies. Ancien chauffeur de taxi, a milité depuis
l’âge de 18 ans dans les partis nationalistes. À partir de 1955, devient membre
d’une cellule FLN. À plusieurs occasions, il utilise son taxi pour le transport
de tracts et de responsables politiques. Devant l’aggravation de la répression,
le FLN décide de porter la guerre dans les centres urbains, B... est alors
amené à conduire des commandos à proximité des points d’attaque, et assez
souvent à les attendre.
Un jour, cependant, en pleine
ville européenne, après une action relativement importante, un bouclage
extrêmement sérieux l’oblige à abandonner son taxi et, en ordre dispersé, le
commando se, disloque. B... qui arrive à échapper au dispositif de
l’adversaire, se réfugie chez un ami, et quelques jours après, sans avoir
reparu à son domicile, gagne sur instruction de ses responsables le maquis le
plus proche.
Pendant plusieurs mois, il va
être sans nouvelles de sa femme et de sa petite fille âgée de vingt mois. Il
apprendra par contre que la police l’a, des semaines entières, recherché dans
la ville. Après deux ans de séjour au maquis, il reçoit de sa femme un message
où elle lui demande de l’oublier. Elle est déshonorée. Il ne doit plus
envisager de reprendre la vie commune avec elle. Terriblement inquiet, il
demande à son commandant l’autorisation de se rendre clandestinement à son domicile.
Ce qui lui est refusé. Par contre, des mesures sont prises pour qu’un membre du
FLN contacte la femme et les parents de B...
Deux semaines après, un
rapport détaillé arrive au commandant de l’unité de B...
Sitôt après la découverte de
son taxi abandonné (deux chargeurs de mitraillette y avaient été trouvés) des
soldats français accompagnés de policiers s’étaient rendus à son domicile. Le
trouvant absent, ils emmenèrent sa femme qu’ils gardèrent pendant plus d’une
semaine.
Elle est interrogée sur les
fréquentations de son mari, et pendant deux jours assez brutalement giflée.
Mais le troisième jour, un militaire français – elle est incapable de préciser
si c’est un officier – fait sortir les autres et la viole. Quelque temps après,
un deuxième, en présence cette fois des autres, la viole en lui disant : « Si
tu revois un jour ton salaud de mari, n’oublie surtout pas de lui dire ce qu’on
t’a fait. » Elle reste encore une semaine sans subir de nouvel interrogatoire.
Après quoi on la raccompagne à son domicile. Ayant raconté son histoire à sa
mère, celle-ci la convainc de tout dire à B... Aussi, dès le premier contact
établi avec son mari, lui avoue-t-elle son déshonneur.
Le premier choc passé, engagé
par ailleurs dans une action de tous les instants, B... reprend le dessus.
Pendant plusieurs mois il entend de multiples récits de femmes algériennes
violées ou torturées ; il aura l’occasion de voir des maris de femmes violées
et ses malheurs personnels, sa dignité de mari bafoué restent au second plan.
En 1958, il est chargé d’une
mission à l’extérieur. Au moment de rejoindre son unité, une distractivité inhabituelle
et des insomnies inquiètent ses camarades et ses supérieurs. Son départ est
retardé, et une visite médicale décidée. C’est à ce moment que nous le voyons.
Bon contact immédiat. Visage mobile, un peu trop peut-être. Les sourires sont
légèrement exagérés. Euphorie de surface : « Ça va... ça va... Je me sens mieux
maintenant. Donne-moi quelques fortifiants, des vitamines, et laisse-moi
remonter. » Par en dessous perce une anxiété de base. Est hospitalisé aussitôt.
Dès le deuxième jour,
l’optimisme-écran s’effondre, et c’est un déprimé pensif, anorexique, qui garde
le lit, que nous avons devant nous. Il fuit les discussions politiques et
manifeste un désintérêt marqué pour tout ce qui concerne la lutte nationale. Il
évite d’écouter les nouvelles ayant trait à la guerre de libération. L’abord de
ses difficultés est très laborieux, mais au bout de quelques jours, nous
pouvons reconstituer son histoire.
Pendant son séjour à
l’extérieur, tente une aventure sexuelle qui échoue. Pensant qu’il s’agit de
fatigue, normale après des marches forcées et des périodes de
sous-alimentation, recommence deux semaines plus tard. Nouvel échec. En parle à
un camarade qui lui conseille de la vitamine B 12. En prend sous forme de comprimés.
Nouvelle tentative, nouvel échec. De plus, quelques instants avant l’acte,
envie irrésistible de déchirer une photo de sa petite fille. Une telle liaison
symbolique pouvait évoquer l’existence de pulsions incestueuses inconscientes.
Cependant, plusieurs entretiens et un rêve (le malade assiste à la rapide
putréfaction d’un petit chat avec dégagement d’odeurs insupportables) nous
conduisent dans une tout autre direction. « Cette fille, nous dit-il un jour
(il s’agit de sa petite fille), a quelque chose de pourri en elle. » À partir
de cette période, les insomnies deviennent très pénibles, et malgré une dose
assez importante de neuroleptiques se développe un état d’excitation anxieuse
qui trouble considérablement le Service. Il nous parle alors pour la première
fois de sa femme en riant et nous dit : « Elle a goûté du Français. » C’est à
ce moment que nous reconstituons toute l’histoire. La trame des événements est
explicitée. Il nous apprend qu’avant chaque tentative sexuelle il pense à sa
femme. Toutes ses confidences nous paraissent d’un intérêt fondamental.
« Je me suis marié avec cette
fille alors que j’aimais ma cousine. Mais les parents de la cousine ont arrangé
le mariage de leur fille avec quelqu’un d’autre. Alors j’ai accepté la première
femme que mes parents m’ont proposée. Elle était gentille, mais je ne l’aimais
pas. Je me disais toujours : tu es jeune... attends un peu, et quand tu
trouveras le bon numéro, tu divorceras et tu feras un bon mariage. Aussi
étais-je peu attaché à ma femme. Avec les événements, je me suis éloigné d’elle
encore davantage. À la fin, je venais prendre mes repas et dormir sans presque
lui parler.
« Au maquis, quand j’ai appris
qu’elle avait été violée par des Français, j’ai d’abord ressenti de la colère
contre ces salauds Puis j’ai dit : "Oh, ce n’est pas grave ; elle n’a pas
été tuée. Elle pourra recommencer sa vie." Et plusieurs semaines après, je
me suis rendu compte qu’elle avait été violée parce qu’on me recherchait. En
fait, c’est pour la punir de son silence qu’elle fut violée. Elle aurait
parfaitement pu indiquer au moins un nom de militant à partir duquel on pouvait
retrouver, détruire le réseau, et peut-être même m’arrêter. Ce n’était donc pas
un simple viol, par désœuvrement ou par sadisme comme j’ai eu l’occasion d’en
voir dans les douars, c’était le viol d’une femme têtue, qui acceptait tout au
lieu de vendre son mari. Et ce mari, c’était moi. Cette femme m’avait sauvé la
vie, et avait protégé le réseau. C’était à cause de moi qu’elle était
déshonorée. Pourtant elle ne me disait pas : "Voici ce que j’ai enduré
pour toi." Elle me disait au contraire : "Oublie-moi, refais ta vie,
je suis déshonorée."
« C’est à partir de ce moment
que j’ai décidé en moi-même de reprendre ma femme après la guerre, car il faut
te dire que j’ai vu des paysans essuyer les larmes de leurs femmes qui avaient
été violées sous leurs yeux. Cela m’a beaucoup ébranlé. Je dois t’avouer d’ailleurs
qu’au début je ne pouvais comprendre leur attitude. Mais, de plus en plus, nous
avons été amenés à intervenir dans ces histoires pour expliquer aux civils.
J’ai vu des civils volontaires pour épouser une jeune fille violée par les
militaires français et devenue enceinte. Tout cela m’a amené à repenser le
problème de ma femme.
« J’ai décidé de la reprendre,
mais j’ignore encore comment je réagirai en la voyant. Et souvent, en regardant
la photo de ma fille, je pense qu’elle aussi est déshonorée. Comme si tout ce
qui venait de ma femme était pourri. S’ils l’avaient torturée, s’ils lui
avaient brisé toutes les dents, cassé un bras, cela ne m’aurait rien fait. Mais
cette chose, est-ce qu’on peut l’oublier ? Et était-elle obligée de me mettre
au courant de tout cela ? »
il me demande alors si sa « faiblesse
sexuelle » est à mon avis causée par ses tracas.
Réponse : « Cela n’est pas
impossible. »
Il s’assied alors sur le lit :
« Qu’est-ce que tu ferais si
cela t’arrivait ?
- Je ne sais pas...
- Reprendrais-tu ta femme ?
- Je pense que oui...
- Ah, tu vois... Tu n’es pas
tout à fait sûr... »
Se prend la tête dans les
mains et après quelques instants quitte la chambre.
À partir de ce jour, accepte
progressivement d’entendre des discussions politiques, tandis que les migraines
et l’anorexie régressent considérablement.
Au bout de deux semaines,
rejoint son unité en me disant.
« À l’indépendance, je
reprendrai ma femme. Si cela ne marche pas, je reviendrai te voir à Alger. »
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