Par Nicolas (du Cercle social)
Depuis quelque temps, la
question des paradis fiscaux agite la gauche néoréformiste. La presse
française, notamment L'Humanité et Le Monde Diplomatique, y ont consacré
plusieurs articles ces derniers mois. L'association ATTAC vient de publier aux
éditions 1001 Nuits un petit livre consacré à ce sujet (1). Celui-ci, qui
bénéficie d'une importante couverture promotionnelle, propose une étude du
phénomène d'évasion fiscale, rédigée par le conseil scientifique d'ATTAC, et
publie un large extrait du rapport parlementaire français sur le Lichtenstein,
qui occupe la moitié des cent pages du livre. On aurait peine à trouver une
divergence de fond entre ces deux analyses. Il est vrai que cette question
intéresse depuis plusieurs années les états de l'Union Européenne. Aujourd’hui,
la France semble envisager sérieusement des sanctions contre la principauté du
Lichtenstein, l'un des principaux pôles d'attraction de l'évasion fiscale en
Europe en raison de son secret bancaire réputé plus inviolable que celui de la
Suisse. Le Royaume-Uni, pour sa part, a déjà fait le ménage depuis 1998, en
faisant pression sur les îles anglo-normandes. La société FINOR, spécialisée
dans le conseil et l'aide à la création de sociétés «offshore» recommande à ses
clients : «de ne plus recourir aux territorialités britanniques (Ile de Man,
Jersey, Guernesey, Iles des Caraïbes, etc...) pour la création de leur société
ni pour l'ouverture ou le maintien de comptes bancaires. Bien que ces
juridictions aient été des paradis fiscaux privilégiés de longues années
durant, ils ne sont plus aujourd'hui la solution appropriée à la protection de
votre patrimoine du fait des réformes législatives en cours dans les pays
membres de l'Union Européenne.» (2). On ne saurait être plus clair. Au
demeurant, la même société recommande à ses clients de s'installer en
Grande-Bretagne pour la création de sociétés, en raison d'une législation plus
avantageuse qu'en France.
Qu'est-ce
qu'un paradis fiscal ?
Chaque pays apparaît donc aux
yeux des capitalistes comme un ensemble de caractéristiques techniques,
constituant une offre plus ou moins adaptée à leurs besoins. Le principe de
base du offshore, c'est d'implanter, de manière plus ou moins fictive, son
entreprise dans un pays possédant une législation fiscale appropriée,
c'est-à-dire la plus légère possible. Le choix d'implantation se fait en
fonction de plusieurs critères : stabilité politique et économique,
infrastructures techniques et bancaires, flexibilité de la législation, système
d'imposition. On notera bien le premier critère, qui correspond aux
attributions classiques de l'État : assurer un ordre propice au bon
développement des affaires.
Mais les autres critères sont
intéressants à analyser, notamment la législation idéale tels qu'elle est
définie par la société FINOR déjà évoquée : «Celle-ci doit être moderne et
flexible, adaptée au affaires internationales : faible capital de départ,
obligations d'enregistrement non nécessaires ou limitées au strict minimum,
possibilité de tenir les conseils d'administration et les assemblées générales
d'actionnaires partout dans le monde, possibilité d'émettre des certificats
d'actions au porteur, possibilité d'absence de tenue de comptabilité, possibilité
de nommer des administrateurs ou actionnaires mandataires professionnels,
garantie d'une complète confidentialité quant aux affaires du client.»
Autrement dit, elle doit être
adaptée aux principes du blanchiment de l'argent issu d'activités non[1]officielles,
puisqu'il est absolument impossible dans ces conditions de tracer la provenance
et la destination de l'argent. On sait que les principaux trafics couverts par
ce système sont la drogue et le pillage de l'art africain (3), c'est-à-dire des
secteurs criminalisés depuis relativement peu de temps et qui font l'objet
d'une tolérance active dans les plus hautes sphères des états du «premier
monde». Mais plus généralement, cette législation idéale doit permettre aux
entreprises d'échapper à une fiscalité jugée trop lourde et trop inquisitrice.
Ces caractéristiques ne
concernent que certains types de sociétés, plus particulièrement celles qui
s'occupent de commerce et de service, d'assurance, de banques, des compagnies
maritimes, ou les sociétés d'investissement, autrement dit de groupes
capitalistes qui fondent leur richesse sur des activités non[1]productives.
Mais les autres ne fonctionnent pas autrement, elles recherchent simplement
d'autres conditions.
On connaît le cas de Nike et
de Totalfina avec l'Indonésie. Les critères sont alors ceux du dumping social
(stabilité politique, faible organisation de la classe ouvrière, faibles
salaires et charges, disponibilité de la main d'œuvre) ou écologique (faible
législation sur les activités polluantes ou destructrices). Il existe également
un dumping de compétences (haute technicité pour de faibles salaires), dont
l'Inde est un cas connu : les sociétés informatiques y emploient des
développeurs bien formés pour des salaires très inférieurs à leurs équivalents
américains ou européens. L'offre d'un pays peut également tenir à la
disponibilité des matières premières ou la facilité des transports.
On touche ici à la définition
même de l'État dans la phase actuelle de développement du capitalisme : une
société de services fondée sur une territorialité et une population (4). Ce
phénomène existait déjà au niveau national, avec une concurrence entre les
villes, exacerbée par le système des zones franches et des zones industrielles.
Il n'a donc fait que se développer au niveau planétaire.
Une
guerre pour la conquête du marché fiscal
Pourquoi donc les états
européens ont-ils décidé de s'attaquer aux paradis fiscaux, en commençant par
ceux sur lesquels ils peuvent effectivement faire des pressions, comme les îles
anglo-normandes ou le Lichtenstein ? La raison principale de cette mobilisation
est d'ordre financier : le manque à gagner lié à l'évasion fiscale est énorme.
Il se créerait actuellement au monde 140 000 sociétés offshore par an. En 1998,
lorsque le gouvernement britannique s'est attaqué aux îles anglo-normandes, les
sommes déposées dans ces paradis fiscaux atteignaient 350 milliards de livres,
soit près de la moitié du Produit Intérieur Brut annuel britannique. Un tiers
provenait du Royaume-Uni (5). En France, ce manque à gagner est estimé à 250
milliards de francs (6). Autrement dit, les États se livrent une véritable
guerre économique destinée à maintenir leurs rentrées fiscales. De ce point de
vue, le monde est un vaste marché fiscal, dans lequel chaque pays tente de se
tailler la meilleure part.
Ces recettes fiscales ont deux
objectifs : faire vivre la bourgeoisie publique (élus et hauts fonctionnaires)
et permettre à l'État de tenir ses promesses vis-à-vis de ses clients privés,
en termes d'équipement, de subventions aux entreprises, de paix sociale, etc.
Dans le «nouvel ordre mondial», la rivalité entre états se trouve exacerbée,
puisqu'aux conflits territoriaux s'est ajoutée la concurrence pour la captation
d'entreprises génératrices de recettes fiscales.
Or, les paradis fiscaux sont
des pays qui, en offrant des conditions particulières, se posent en moins[1]disant
fiscaux. Cette tactique est payante pour eux, car elle permet à des états
dépourvus de matières premières, d'un territoire étendu et d'une population
importante, de rivaliser économiquement avec les «grands» en axant leur
développement sur la mise à disposition de banques ou de cabinets juridiques.
Au Liechtenstein, comme le signale le rapport parlementaire français, 8 députés
sur 25 sont avocats ou liés à des structures financières (7) : la collusion
entre bourgeoisie «publique» et privée est ici totale. Mais cette divergence
d'intérêts rend ces pays dangereux pour les États qui vivent, au contraire, de
leurs revenus fiscaux.
Ainsi, le rapport
parlementaire français met en avant la menace suivante : «Le Lichtenstein
pourrait constituer un premier cas d'application de cette législation qui ne
sera toutefois pleinement efficace que lorsque sera adoptée par l'ensemble des
pays industriels afin de mettre au ban de la communauté internationale les
États qui ne méritent pas d'y être intégrés» (8).
La «mondialisation du
capitalisme» (9) repose effectivement sur un double principe : l'émergence d'un
super-Etat mondial, jouant exactement le même rôle de société de services,
spécialisé dans l'arbitrage de conflits et le maintien de l'ordre ;
parallèlement, le maintien (voire la multiplication) des états nationaux,
permettant aux entreprises de choisir les meilleurs conditions avec une offre
suffisamment variée. Dans le cas des paradis fiscaux, le rôle du super-état
mondial serait donc de garantir les droits des entreprises-Etat les plus
puissantes en mettant au pas les rivaux les plus agressifs. ATTAC, le miroir idéologique du capitalisme
d'économie mixte
Pourquoi ATTAC s'intéresse-t-elle
d'aussi près aux paradis fiscaux ? Autrement dit, quel rôle vient jouer la
gauche néoréformiste dans cette guerre économique entre états pour le contrôle
du marché fiscal ? La première réponse, telle qu'elle apparaît dans les textes
de cette association, vient d'une logique prospective sur la faisabilité de la
fameuse Taxe Tobin sur les transactions financières. Comment taxer les
transferts de capitaux si ceux-ci échappent pour l'essentiel à l'attention des
organismes chargés de recouvrer cet impôt ? De ce point de vue, les
néoréformistes sont simplement conséquents avec eux-mêmes. Mais il est tout de
même intéressant de constater une telle convergence de vue entre une commission
parlementaire et une association qui se proclame indépendante.
Dans une analyse matérialiste,
cette prise de position apparaît nettement comme un habillage idéologique au
service des intérêts de classe du capitalisme d'Etat, c'est-à-dire des élus et
des haut fonctionnaires qui tirent leurs ressources de la fiscalité, et du
capitalisme d'économie mixte, c'est-à-dire des capitalistes privés possédant
des entreprises domiciliées en France, qui acceptent d'être soumis à une forte
pression fiscale en échange d'importantes subventions (y compris sous la forme
d'allégements fiscaux ou de primes à l'emploi précaire) et de la conquête de
marchés publics, voire des privatisations. Ils ont donc intérêt à ce que l'État
français bénéficie de revenus importants, sous peine de voir se tarir la manne.
Une partie des capitalistes
privés est donc susceptible de faire corps avec leurs homologues publics pour
combattre l'évasion fiscale. Ils y sont d'autant plus poussés que, plus la
perte de capitaux est importante pour l'État, plus la pression fiscale sur leur
entreprise risque d'augmenter. Les élus territoriaux (municipaux,
départementaux ou régionaux), qui forment une couche importante de la
bourgeoisie publique, sont également intéressés au maintien sur place des
entreprises, pour des raisons multiples : fiscalité, système des marchés publics,
liens sociaux directs.
La position d'ATTAC se ressent
très fort de ses liens à la fois avec les partis de gouvernement
(particulièrement le PCF) et les élus territoriaux : une région (Limousin), un
département (Seine-Saint[1]Denis)
et 64 villes, principalement communistes et socialistes, sont adhérentes
d'ATTAC en tant que personnes morales, comme le révèle l'autre livre paru
récemment aux 1001 nuits, Tout sur ATTAC (10). On comprend mieux dans ces
conditions le discret chauvinisme d'ATTAC, qui, sans donner dans le
nationalisme agressif, considère l'existence des États et des frontières comme
allant de soi, et défend le maintien des entreprises «au pays» (la souveraineté
alimentaire des peuples prônée par la confédération paysanne étant une
manifestation de cette approche), remake du Produisons français et du Achetons
français du PCF d'antan. Par une chaîne d'imbrications, sur laquelle l'analyse
de la composition réelle d'ATTAC serait sans doute éclairante, l'association se
retrouve à soutenir exactement les mêmes positions que l'Etat, tout en donnant
une coloration plus militante, plus revendicatrice.
Par ses positions
hyper-étatistes, favorables à l'intervention de l'État dans l'économie, donc au
capitalisme d'économie mixte, ATTAC constitue un bon vecteur de diffusion
idéologique pour regagner le terrain perdu par la bourgeoisie publique ou
parapublique face à l'offensive du privé représenté par le courant néolibéral.
Elle se positionne ainsi sur
la ligne de front dans une guerre entre l'État et le capital privé, guerre
larvée en raison de la nécessaire complémentarité entre les deux. Il n'est pas
nécessaire pour cela que les militants en soient conscients puisqu'il s'agit
d'une entreprise idéologique, voire «spectaculaire» au sens situationniste.
État
ou service public ?
Le mensonge idéologique qui
sert de fondement au capitalisme d'économie mixte, c'est l'amalgame entre Etat
et service public. L'Etat n'est pas public, malgré les apparences, et il n'est
pas une abstraction. Il est constitué par une classe d'individus, dont le
pouvoir repose en définitive sur l'usage de la force («L'État, c'est une bande
d'hommes armés», selon l'expression d'Engels). Cette classe se compose à la
fois de politiciens et de bureaucrates, la délimitation étant souvent floue (en
France, l'ENA forme à la fois les dirigeants politiques, les hauts
fonctionnaires et les patrons d'entreprises liées à l'État).
Elle se constitue autour d'un
intérêt commun au maintien du système dont ils sont les principaux
bénéficiaires. Le fait d'assumer un certain nombre de tâches définies comme
étant des services publics fait aujourd'hui simplement partie de l'offre
proposée aux entreprises par l'État. Quel est le portrait de la France sur le
marché mondial des implantations d'entreprises : un équipement structurel
(transports, énergie), une population en état de travailler (paix sociale,
contrôle social, système de santé, scolarisation), un environnement idéal pour
les cadres (sécurité, tourisme, culture). Le service public est donc
parfaitement instrumentalisé dans ce processus, puisqu'il vise en définitive
non pas à la satisfaction de la population, mais à dégager des profits pour la
bourgeoisie «publique».
En France, il existe une forte
culture de «gauche», attachée au service public. ATTAC s'appuie sur cette
culture, sur des principes considérés comme acquis et jamais rediscutés qui
amènent à dénoncer l'État sur son désengagement plutôt que sur son existence
même. Le rôle des néoréformistes consiste simplement à redorer le blason terni
de l'État en mettant leur puissante propagande sous le signe de ce amalgame
Etat / service public, qui revient constamment dans leurs déclarations.
La critique de la notion de
service public, déjà entreprise par les libertaires, est donc une tâche
essentielle aujourd'hui pour détacher celle-ci de l'État, de même que la
dénonciation de la légitimité de l'impôt est une arme importante dans ce
travail. Affirmer que l'économie doit avoir pour objectif la création de biens
et de services utiles à chaque individu et non d'engendrer des profits
financiers pour quelques-uns, c'est également démontrer que tout devrait être
service public, et dénoncer le caractère arbitraire de ce qui est actuellement
défini comme tel. Pourquoi l'eau devrait être un service public comme le réclame
ATTAC, mais pas la nourriture ou l'habillement ? C'est ce type d'absurdité qui
n'est jamais remis en cause par les néoréformistes.
Mondialisation
ou mondialisme ?
L'analyse du rôle de l'État
dans le «nouvel ordre mondial» montre clairement la complémentarité entre états
nationaux, super-Etat mondial et globalisation des échanges, mais aussi de
constater les effets de leur concurrence. La «mondialisation» tant décriée de
gauche à droite, ne mène pas au mondialisme, c'est[1]à-dire à l'unification mondiale, mais au
contraire à la multiplication des États, possédant chacun une offre différente.
L'existence de paradis fiscaux, dont certains sont de création récente (comme
l'île de l'Aiguille depuis 1995), n'est donc pas une tare du système, mais une
manifestation normale. Soutenir les néoréformistes sur ce terrain reviendrait à
prendre place dans la lutte entre deux formes de piraterie dans la guerre pour
le contrôle du marché fiscal. La seule manière concrète de lutter contre les
paradis fiscaux et la «logique de profit», c'est la lutte contre toute forme
d'État, de nationalisme et de capitalisme, c'est-à-dire le combat pour un
véritable mondialisme libertaire et égalitaire.
Nicolas (05/07/2000)
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