mardi 3 août 2021

Les paradis fiscaux, le néoréalisme et le rôle de l'État dans le nouvel ordre mondial

 Par Nicolas (du Cercle social)

Depuis quelque temps, la question des paradis fiscaux agite la gauche néoréformiste. La presse française, notamment L'Humanité et Le Monde Diplomatique, y ont consacré plusieurs articles ces derniers mois. L'association ATTAC vient de publier aux éditions 1001 Nuits un petit livre consacré à ce sujet (1). Celui-ci, qui bénéficie d'une importante couverture promotionnelle, propose une étude du phénomène d'évasion fiscale, rédigée par le conseil scientifique d'ATTAC, et publie un large extrait du rapport parlementaire français sur le Lichtenstein, qui occupe la moitié des cent pages du livre. On aurait peine à trouver une divergence de fond entre ces deux analyses. Il est vrai que cette question intéresse depuis plusieurs années les états de l'Union Européenne. Aujourd’hui, la France semble envisager sérieusement des sanctions contre la principauté du Lichtenstein, l'un des principaux pôles d'attraction de l'évasion fiscale en Europe en raison de son secret bancaire réputé plus inviolable que celui de la Suisse. Le Royaume-Uni, pour sa part, a déjà fait le ménage depuis 1998, en faisant pression sur les îles anglo-normandes. La société FINOR, spécialisée dans le conseil et l'aide à la création de sociétés «offshore» recommande à ses clients : «de ne plus recourir aux territorialités britanniques (Ile de Man, Jersey, Guernesey, Iles des Caraïbes, etc...) pour la création de leur société ni pour l'ouverture ou le maintien de comptes bancaires. Bien que ces juridictions aient été des paradis fiscaux privilégiés de longues années durant, ils ne sont plus aujourd'hui la solution appropriée à la protection de votre patrimoine du fait des réformes législatives en cours dans les pays membres de l'Union Européenne.» (2). On ne saurait être plus clair. Au demeurant, la même société recommande à ses clients de s'installer en Grande-Bretagne pour la création de sociétés, en raison d'une législation plus avantageuse qu'en France.

Qu'est-ce qu'un paradis fiscal ?

Chaque pays apparaît donc aux yeux des capitalistes comme un ensemble de caractéristiques techniques, constituant une offre plus ou moins adaptée à leurs besoins. Le principe de base du offshore, c'est d'implanter, de manière plus ou moins fictive, son entreprise dans un pays possédant une législation fiscale appropriée, c'est-à-dire la plus légère possible. Le choix d'implantation se fait en fonction de plusieurs critères : stabilité politique et économique, infrastructures techniques et bancaires, flexibilité de la législation, système d'imposition. On notera bien le premier critère, qui correspond aux attributions classiques de l'État : assurer un ordre propice au bon développement des affaires.

Mais les autres critères sont intéressants à analyser, notamment la législation idéale tels qu'elle est définie par la société FINOR déjà évoquée : «Celle-ci doit être moderne et flexible, adaptée au affaires internationales : faible capital de départ, obligations d'enregistrement non nécessaires ou limitées au strict minimum, possibilité de tenir les conseils d'administration et les assemblées générales d'actionnaires partout dans le monde, possibilité d'émettre des certificats d'actions au porteur, possibilité d'absence de tenue de comptabilité, possibilité de nommer des administrateurs ou actionnaires mandataires professionnels, garantie d'une complète confidentialité quant aux affaires du client.»

Autrement dit, elle doit être adaptée aux principes du blanchiment de l'argent issu d'activités non[1]officielles, puisqu'il est absolument impossible dans ces conditions de tracer la provenance et la destination de l'argent. On sait que les principaux trafics couverts par ce système sont la drogue et le pillage de l'art africain (3), c'est-à-dire des secteurs criminalisés depuis relativement peu de temps et qui font l'objet d'une tolérance active dans les plus hautes sphères des états du «premier monde». Mais plus généralement, cette législation idéale doit permettre aux entreprises d'échapper à une fiscalité jugée trop lourde et trop inquisitrice.

Ces caractéristiques ne concernent que certains types de sociétés, plus particulièrement celles qui s'occupent de commerce et de service, d'assurance, de banques, des compagnies maritimes, ou les sociétés d'investissement, autrement dit de groupes capitalistes qui fondent leur richesse sur des activités non[1]productives. Mais les autres ne fonctionnent pas autrement, elles recherchent simplement d'autres conditions.

On connaît le cas de Nike et de Totalfina avec l'Indonésie. Les critères sont alors ceux du dumping social (stabilité politique, faible organisation de la classe ouvrière, faibles salaires et charges, disponibilité de la main d'œuvre) ou écologique (faible législation sur les activités polluantes ou destructrices). Il existe également un dumping de compétences (haute technicité pour de faibles salaires), dont l'Inde est un cas connu : les sociétés informatiques y emploient des développeurs bien formés pour des salaires très inférieurs à leurs équivalents américains ou européens. L'offre d'un pays peut également tenir à la disponibilité des matières premières ou la facilité des transports.

On touche ici à la définition même de l'État dans la phase actuelle de développement du capitalisme : une société de services fondée sur une territorialité et une population (4). Ce phénomène existait déjà au niveau national, avec une concurrence entre les villes, exacerbée par le système des zones franches et des zones industrielles. Il n'a donc fait que se développer au niveau planétaire.

Une guerre pour la conquête du marché fiscal

Pourquoi donc les états européens ont-ils décidé de s'attaquer aux paradis fiscaux, en commençant par ceux sur lesquels ils peuvent effectivement faire des pressions, comme les îles anglo-normandes ou le Lichtenstein ? La raison principale de cette mobilisation est d'ordre financier : le manque à gagner lié à l'évasion fiscale est énorme. Il se créerait actuellement au monde 140 000 sociétés offshore par an. En 1998, lorsque le gouvernement britannique s'est attaqué aux îles anglo-normandes, les sommes déposées dans ces paradis fiscaux atteignaient 350 milliards de livres, soit près de la moitié du Produit Intérieur Brut annuel britannique. Un tiers provenait du Royaume-Uni (5). En France, ce manque à gagner est estimé à 250 milliards de francs (6). Autrement dit, les États se livrent une véritable guerre économique destinée à maintenir leurs rentrées fiscales. De ce point de vue, le monde est un vaste marché fiscal, dans lequel chaque pays tente de se tailler la meilleure part.

Ces recettes fiscales ont deux objectifs : faire vivre la bourgeoisie publique (élus et hauts fonctionnaires) et permettre à l'État de tenir ses promesses vis-à-vis de ses clients privés, en termes d'équipement, de subventions aux entreprises, de paix sociale, etc. Dans le «nouvel ordre mondial», la rivalité entre états se trouve exacerbée, puisqu'aux conflits territoriaux s'est ajoutée la concurrence pour la captation d'entreprises génératrices de recettes fiscales.

Or, les paradis fiscaux sont des pays qui, en offrant des conditions particulières, se posent en moins[1]disant fiscaux. Cette tactique est payante pour eux, car elle permet à des états dépourvus de matières premières, d'un territoire étendu et d'une population importante, de rivaliser économiquement avec les «grands» en axant leur développement sur la mise à disposition de banques ou de cabinets juridiques. Au Liechtenstein, comme le signale le rapport parlementaire français, 8 députés sur 25 sont avocats ou liés à des structures financières (7) : la collusion entre bourgeoisie «publique» et privée est ici totale. Mais cette divergence d'intérêts rend ces pays dangereux pour les États qui vivent, au contraire, de leurs revenus fiscaux.

Ainsi, le rapport parlementaire français met en avant la menace suivante : «Le Lichtenstein pourrait constituer un premier cas d'application de cette législation qui ne sera toutefois pleinement efficace que lorsque sera adoptée par l'ensemble des pays industriels afin de mettre au ban de la communauté internationale les États qui ne méritent pas d'y être intégrés» (8).

La «mondialisation du capitalisme» (9) repose effectivement sur un double principe : l'émergence d'un super-Etat mondial, jouant exactement le même rôle de société de services, spécialisé dans l'arbitrage de conflits et le maintien de l'ordre ; parallèlement, le maintien (voire la multiplication) des états nationaux, permettant aux entreprises de choisir les meilleurs conditions avec une offre suffisamment variée. Dans le cas des paradis fiscaux, le rôle du super-état mondial serait donc de garantir les droits des entreprises-Etat les plus puissantes en mettant au pas les rivaux les plus agressifs. ATTAC, le miroir idéologique du capitalisme d'économie mixte

Pourquoi ATTAC s'intéresse-t-elle d'aussi près aux paradis fiscaux ? Autrement dit, quel rôle vient jouer la gauche néoréformiste dans cette guerre économique entre états pour le contrôle du marché fiscal ? La première réponse, telle qu'elle apparaît dans les textes de cette association, vient d'une logique prospective sur la faisabilité de la fameuse Taxe Tobin sur les transactions financières. Comment taxer les transferts de capitaux si ceux-ci échappent pour l'essentiel à l'attention des organismes chargés de recouvrer cet impôt ? De ce point de vue, les néoréformistes sont simplement conséquents avec eux-mêmes. Mais il est tout de même intéressant de constater une telle convergence de vue entre une commission parlementaire et une association qui se proclame indépendante.

Dans une analyse matérialiste, cette prise de position apparaît nettement comme un habillage idéologique au service des intérêts de classe du capitalisme d'Etat, c'est-à-dire des élus et des haut fonctionnaires qui tirent leurs ressources de la fiscalité, et du capitalisme d'économie mixte, c'est-à-dire des capitalistes privés possédant des entreprises domiciliées en France, qui acceptent d'être soumis à une forte pression fiscale en échange d'importantes subventions (y compris sous la forme d'allégements fiscaux ou de primes à l'emploi précaire) et de la conquête de marchés publics, voire des privatisations. Ils ont donc intérêt à ce que l'État français bénéficie de revenus importants, sous peine de voir se tarir la manne.

Une partie des capitalistes privés est donc susceptible de faire corps avec leurs homologues publics pour combattre l'évasion fiscale. Ils y sont d'autant plus poussés que, plus la perte de capitaux est importante pour l'État, plus la pression fiscale sur leur entreprise risque d'augmenter. Les élus territoriaux (municipaux, départementaux ou régionaux), qui forment une couche importante de la bourgeoisie publique, sont également intéressés au maintien sur place des entreprises, pour des raisons multiples : fiscalité, système des marchés publics, liens sociaux directs.

La position d'ATTAC se ressent très fort de ses liens à la fois avec les partis de gouvernement (particulièrement le PCF) et les élus territoriaux : une région (Limousin), un département (Seine-Saint[1]Denis) et 64 villes, principalement communistes et socialistes, sont adhérentes d'ATTAC en tant que personnes morales, comme le révèle l'autre livre paru récemment aux 1001 nuits, Tout sur ATTAC (10). On comprend mieux dans ces conditions le discret chauvinisme d'ATTAC, qui, sans donner dans le nationalisme agressif, considère l'existence des États et des frontières comme allant de soi, et défend le maintien des entreprises «au pays» (la souveraineté alimentaire des peuples prônée par la confédération paysanne étant une manifestation de cette approche), remake du Produisons français et du Achetons français du PCF d'antan. Par une chaîne d'imbrications, sur laquelle l'analyse de la composition réelle d'ATTAC serait sans doute éclairante, l'association se retrouve à soutenir exactement les mêmes positions que l'Etat, tout en donnant une coloration plus militante, plus revendicatrice.

Par ses positions hyper-étatistes, favorables à l'intervention de l'État dans l'économie, donc au capitalisme d'économie mixte, ATTAC constitue un bon vecteur de diffusion idéologique pour regagner le terrain perdu par la bourgeoisie publique ou parapublique face à l'offensive du privé représenté par le courant néolibéral.

Elle se positionne ainsi sur la ligne de front dans une guerre entre l'État et le capital privé, guerre larvée en raison de la nécessaire complémentarité entre les deux. Il n'est pas nécessaire pour cela que les militants en soient conscients puisqu'il s'agit d'une entreprise idéologique, voire «spectaculaire» au sens situationniste.

État ou service public ?

Le mensonge idéologique qui sert de fondement au capitalisme d'économie mixte, c'est l'amalgame entre Etat et service public. L'Etat n'est pas public, malgré les apparences, et il n'est pas une abstraction. Il est constitué par une classe d'individus, dont le pouvoir repose en définitive sur l'usage de la force («L'État, c'est une bande d'hommes armés», selon l'expression d'Engels). Cette classe se compose à la fois de politiciens et de bureaucrates, la délimitation étant souvent floue (en France, l'ENA forme à la fois les dirigeants politiques, les hauts fonctionnaires et les patrons d'entreprises liées à l'État).

Elle se constitue autour d'un intérêt commun au maintien du système dont ils sont les principaux bénéficiaires. Le fait d'assumer un certain nombre de tâches définies comme étant des services publics fait aujourd'hui simplement partie de l'offre proposée aux entreprises par l'État. Quel est le portrait de la France sur le marché mondial des implantations d'entreprises : un équipement structurel (transports, énergie), une population en état de travailler (paix sociale, contrôle social, système de santé, scolarisation), un environnement idéal pour les cadres (sécurité, tourisme, culture). Le service public est donc parfaitement instrumentalisé dans ce processus, puisqu'il vise en définitive non pas à la satisfaction de la population, mais à dégager des profits pour la bourgeoisie «publique».

En France, il existe une forte culture de «gauche», attachée au service public. ATTAC s'appuie sur cette culture, sur des principes considérés comme acquis et jamais rediscutés qui amènent à dénoncer l'État sur son désengagement plutôt que sur son existence même. Le rôle des néoréformistes consiste simplement à redorer le blason terni de l'État en mettant leur puissante propagande sous le signe de ce amalgame Etat / service public, qui revient constamment dans leurs déclarations.

La critique de la notion de service public, déjà entreprise par les libertaires, est donc une tâche essentielle aujourd'hui pour détacher celle-ci de l'État, de même que la dénonciation de la légitimité de l'impôt est une arme importante dans ce travail. Affirmer que l'économie doit avoir pour objectif la création de biens et de services utiles à chaque individu et non d'engendrer des profits financiers pour quelques-uns, c'est également démontrer que tout devrait être service public, et dénoncer le caractère arbitraire de ce qui est actuellement défini comme tel. Pourquoi l'eau devrait être un service public comme le réclame ATTAC, mais pas la nourriture ou l'habillement ? C'est ce type d'absurdité qui n'est jamais remis en cause par les néoréformistes.

Mondialisation ou mondialisme ?

L'analyse du rôle de l'État dans le «nouvel ordre mondial» montre clairement la complémentarité entre états nationaux, super-Etat mondial et globalisation des échanges, mais aussi de constater les effets de leur concurrence. La «mondialisation» tant décriée de gauche à droite, ne mène pas au mondialisme, c'est[1]à-dire à l'unification mondiale, mais au contraire à la multiplication des États, possédant chacun une offre différente. L'existence de paradis fiscaux, dont certains sont de création récente (comme l'île de l'Aiguille depuis 1995), n'est donc pas une tare du système, mais une manifestation normale. Soutenir les néoréformistes sur ce terrain reviendrait à prendre place dans la lutte entre deux formes de piraterie dans la guerre pour le contrôle du marché fiscal. La seule manière concrète de lutter contre les paradis fiscaux et la «logique de profit», c'est la lutte contre toute forme d'État, de nationalisme et de capitalisme, c'est-à-dire le combat pour un véritable mondialisme libertaire et égalitaire.

Nicolas (05/07/2000)

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