M’étant totalement « déconnecté » des milieux révolutionnaires pendant 20 ans, j’ai redécouvert, en préparant ce petit bulletin depuis quelques mois, toute une série de comportements déplaisants que j’avais rangés dans un coin poussiéreux de ma mémoire: mépris des autres, incapacité à sortir de l’orthodoxie de sa chapelle, dogmatisme, condamnations à l’emporte-pièce, mémoire fortement sélective concernant les erreurs passées, mégalomanie, inimitiés personnelles, opportunisme, verbiage ultra-radical combiné à l’absence non moins radicale de toute activité, incantations rhétoriques contre la petite-bourgeoisie, etc. Mais aussi, heureusement, des qualités fort stimulantes : esprit critique, intérêt pour le mouvement ouvrier et son histoire, volonté d’en découdre avec l’ordre existant, saine révolte contre l’oppression, hospitalité et même… sens de l’humour.
J’ai
essayé de prendre ma plume pour exprimer ma perplexité devant la déliquescence
de l’extrême gauche et de l’ultra-gauche au cours de ces vingt dernières années
mais le résultat ne me satisfaisait pas du tout. Je voulais à la fois éviter
certaines équivoques quant à l’objectif de Ni patrie ni frontières et ne pas
perdre mon temps avec certains individus (cf. l’encadré ci-dessous : « Le
sadique sabota mon dessert »). Heureusement, je tombai sur un texte : «
Verbalisme » écrit par Guy Fargette en 1989 mais qui — hélas — n’avait pas pris
une ride. Verbalisme signifie d’après le Petit Robert : « utilisation des mots
pour eux-mêmes au détriment de l’idée » et a pour synonyme, selon le même
dictionnaire, logomachie : « querelle sur des mots » (en clair pinaillage) mais
aussi « assemblage de mots creux dans un raisonnement ». Et quelques lignes
plus loin, dans la même page, on trouve aussi logorrhée : « flux de paroles
inutiles ». Ces trois termes définissent parfaitement une partie des pièges
dans lesquels cette revue souhaiterait ne pas tomber et que le texte « Pour un
bulletin de traductions et de débats » (p. 149- 150 de ce numéro) essayait de
cerner. Ni patrie ni frontières aurait aussi bien pu s’appeler Ni logomachie ni
logorrhée, et peut-être aurais-je dû choisir ce titre pour tenir à l’écart
certains zozos rencontrés depuis la parution du N°1.
Quoi qu’il en soit, il me
semble utile de préciser à nouveau que les textes publiés dans cette revue
puiseront dans deux sources :
—
des textes classiques du vieux mouvement ouvrier international, dans ce qu’il a
de plus vivant,
—
des contributions actuelles, si possible de militant(e), ou au moins de gens
qui ont eu une activité militante et qui savent de quoi ils parlent lorsqu’ils
évoquent les luttes, les grèves, la répression ou les problèmes d’organisation.
Ce ne sont pas les revues académiques qui manquent, ni les lieux où toutes
sortes d’intellectuels peuvent s’exprimer et écrire des choses, parfois très
utiles, y compris pour le combat de la classe ouvrière contre les patrons. Mais
entre un article exhaustif d’un universitaire britannique sur la révolution de Cromwell
ou les délégués d’atelier (shop stewards) et celui d’un militant, aussi
schématique soit-il, sur le même sujet, pas d’hésitation, je choisirai le
second. L’objectif de Ni patrie ni frontières n’est pas de servir de tribune à
d’ex-gauchistes fatigués ou démoralisés. Il est de donner la parole à des
militant(e)s ou à des hommes et des femmes qui ont gardé, vaille que vaille,
une optique militante et ne crachent pas sur leur passé, quand bien même ils ne
sont plus adhérents à tel ou tel groupuscule.
Pour en revenir à « Verbalisme
», ce texte visait à l’époque certains courants bien précis (je laisse au
lecteur le soin de découvrir lesquels), mais il m’a semblé avoir une portée
plus large, parce que le climat qu’il décrit a, tel un nuage atomique, eu un
rayon d’action beaucoup plus étendu et durable que son auteur, peut-être, ne
l’imaginait il y a treize ans. (Yves Coleman.)
LE
SADIQUE SABOTA MON DESSERT…
La sortie d’une nouvelle
publication, même minuscule comme Ni patrie ni frontières, donne lieu à des
rencontres ou des retrouvailles très sympathiques et à d’autres… qui le sont
beaucoup moins. Un ultragauche, rédacteur de brochures incendiaires contre le
capitalisme, demande à me rencontrer pour discuter. Tout se passe à peu près
bien (enfin, pas tout à fait, ce monsieur ne pouvait mentionner le nom
d’Arlette Laguiller sans l’accompagner d’un qualificatif grossier, ce qui
aurait dû me mettre la puce à l’oreille) jusqu’au dessert où tout à coup notre
marxiste pur et dur s’emporte contre les « gauchistes qui veulent régulariser
tous les étrangers » (« Qu’est-ce qu’on fera quand on aura 50, voire 100
millions d’immigrés » ? » éructe-t-il d’une voix indignée), les « Beurs qui
brûlent les voitures et agressent les prolétaires des banlieues » et contre «
les Arabes qui sont encore plus racistes que les Français ». Et notre
redoutable ennemi du « politiquement correct » de s’indigner que l’on critique
Chevènement qui aurait « légalisé 80 % des immigrés clandestins » ( !!!). Pour
conclure par : « Et d’ailleurs pourquoi diable le racisme est-il si important
pour toi ? » J’ai payé mon écot et ai laissé ce fin psychologue, ce grand
rrrrrévolutionnaire tout étonné que je n’aie pas envie de l’écouter une seconde
de plus débiter ces sornettes.
Mais peut-être, comme me l’a
fait remarquer une amie, ces sornettes sont-elles symptomatiques : certains
gauchistes confondent en effet prendre le contrepied de n’importe quoi et aller
à la racine des choses. Tout comme ceux qui se crurent « radicaux » en mettant
en doute l’existence des chambres à gaz et l’importance de l’Holocauste dans
l’histoire du XXe siècle, parce qu’il s’agissait de vérités admises et donc
automatiquement suspectes à leurs yeux, certains pensent être aujourd’hui
super-révolutionnaires en dénonçant la lutte contre le racisme ou le soutien
aux luttes des sans-papier. Emportés dans leur élan comme mon interlocuteur, et
sans doute aussi par des pulsions de haine soigneusement niées, une partie
(minuscule heureusement) de ces zozos franchissent un pas supplémentaire dans
leurs « raisonnements » et se mettent à vitupérer contre les immigrés. La haine
indistincte de tous les aspects du « politiquement correct » (baudruche
inventée par la droite américaine) serait-elle le ciment qui unit ces pseudo
extrémistes de gauche aux vrais extrémistes de droite ?
Quoi qu’il en soit, pour
m’éviter toute rencontre désagréable, avis aux racistes et antisémites
conscients et inconscients, allez déverser votre bile ailleurs. Ce ne sont pas
les oreilles complaisantes qui manquent dans ce pays si accueillant à vos
idées. Au fait, combien d’immigrés et d’enfants d’immigrés a-t-on descendus
cette année en France, combien en a-t-on arrêtés, insultés ou tabassés au «
pays des droits de l’homme », monsieur le Phraseur Radical? (Y.C.)
GUY FARGETTE
Principes
du verbalisme «radical»
Dans ses Notes on Nationalism,
George Orwell décrit la manière dont l'expression des positions politiques
tombait, à son époque déjà, dans un sectarisme exacerbé, qui reprenait les
formes du chauvinisme le plus accablant. Parmi les caractéristiques de cette
mort arrogante de la raison, on peut retenir les points de repère suivants :
— classer les êtres humains en
catégories rigides
— s'identifier à un groupe
(même mythique)
— ne penser qu'en termes de
rivalité de prestige pour ce groupe (tout ce qui advient est considéré comme
une confirmation de la doctrine)
— se laisser dominer par une
soif abstraite d'un pouvoir idéologique — énoncer la conclusion avant toute
justification
— afficher une bonne
conscience inébranlable à partir d'un processus de fabrication permanente
d'illusions sur soi
Depuis décembre 1986, les
rencontres diverses induites par la trace de l'existence du mouvement lycéen et
étudiant, jusque dans les cercles qui l'avaient estimé fort peu intéressant,
ont montré à quel point l'esprit de critique sociale en France est enlisé dans
un quadrillage absurde de rivalités sectaires. Ce produit du reflux des années
soixante-dix dure et s'approfondit alors que les éléments de réveil social se
multiplient. Il y a là un aspect qui caractérise les milieux «radicaux»,
entendus comme ceux (distincts des courants anarchistes ou de l'ultra-gauche
conseilliste, qui ont leurs pesanteurs spécifiques) où l'on parle indéfiniment
de contestation fondamentale des règles établies, en dehors de toute
perspective concrète et de toute structure organisationnelle précise. Pour ceux
qui aiment les étiquettes, cela recoupe assez précisément une bonne partie de
la postérité de l'Internationale Situationniste et l’essentiel de l'ultra[1]gauche
néo-bordiguiste.
Comme ce verbalisme tire ce
qui lui reste de force de n'être guère condamné (parce qu'en soi, il ne mérite
même pas qu'on s'y attarde), on trouvera ci-dessous une description de ses
caractéristiques. Les principes muets qui fondent encore ce qui se proclame
comme «radicalité» constituent un ensemble organique, bien qu'ils ne soient que
rarement tous réunis chez un individu ou dans un groupe. Leur exposé montre à
quel roc d'irrationalisme on se heurte : soit on préfère s'en écarter sans phrases,
et ces gens s'estiment au-dessus de toute critique, soit on les attaque avec
vigueur, et ils tirent une illusion d'existence des chicanes qu'ils opposent à
ces observations. A les critiquer avec virulence, on prend même le risque
déplaisant d'être conduit à leur ressembler quelque peu. Leur force, c'est que
le fait de les rencontrer est compromettant au regard du simple bon sens.
« Quand le réel devient
intolérable, il faut que l'esprit le fuie pour inventer un monde artificiel et
parfait » (A. Koestler, Les Somnambules). L'originalité malheureuse de ces
«radicaux», c'est que leurs efforts n’aboutissent qu’à une confusion aggravée,
mais comme celle-ci s'affiche avec une assurance agressive, leur bonne
conscience de façade exige une mise au point sur le registre où ils se croient
excellents, celui de la dureté.
Le texte recourt donc dans une
certaine mesure à cette sévérité tranchante qui les fascine tant. Il ne part
que d'une seule exigence, la mise en conformité des actes et des paroles, et ne
se réclame ni d'une connaissance «scientifique» de tels milieux, ni d'une
position «révolutionnaire», dont la base manque aujourd'hui.
Paris,
mai 1989
(1)
À la manière des militants
politiques, les «radicaux» confondent espoir et réalité. Mais tandis que les
premiers s'illusionnent sur leur activité, les seconds fuient toute occasion de
vérification pratique, parce qu'ils se considèrent en relation privilégiée avec
l'histoire. C'est d'ailleurs pourquoi ils n'aiment pas non plus la discussion
effective, celle qui amène chacun à mettre à jour ses propres présupposés et à
produire les degrés intermédiaires de ses argumentations.
(2)
Ce «radicalisme» abstrait se
ramène le plus souvent à une affirmation de logique absolue de l'histoire. Plus
elle tarde à se manifester, et plus son avènement sera éclatant, justifiant
après coup les positions adoptées. L'exigence de cohérence personnelle,
hautement revendiquée dans le détail, est toujours remise à plus tard, pour le
moment où se manifestera enfin la secrète hégémonie du courant qu'ils
prétendent incarner. Comme la perspective d'une activité subversive concrète
est, dans le meilleur des cas, renvoyée à un avenir indistinct, le problème de
la vérification immédiate des positions est prodigieusement simplifié : il
suffit de définir chaque relation en termes d'allié ou d'ennemi, selon de
rigoureuses procédures d'identification et d'exclusion.
(3)
Les «radicaux» s'associent
toujours sur des marottes théoriciennes : leurs illusions sur eux-mêmes et sur
le monde tirent d'abord leur consistance d'être au-delà de l'expression. C'est
à partir de telles conventions muettes que peuvent prospérer leurs coteries
qui, chacune, aiment à se voir comme une «cour» de l'esprit critique supérieure
à toute autre rivale, et définissant les normes de la subversion idéale. Le
simple fait de les avoir rencontrés impliquerait une dette de reconnaissance à
leur égard. Cette haute opinion de soi a pour conséquence une étrange habitude
: toute erreur, même de détail, doit faire perdre la face. Mais comme ils ne
cessent d'en commettre, et d'assez graves, ils échappent à la réflexion par les
poses exigeantes. Les réputations, obligatoirement exagérées, s'inversent
brusquement à chaque épreuve de la réalité, et la triste comédie des chicanes
obscures conclut leurs crises périodiques.
(4)
La surenchère verbale, qui
produit des «concepts» toujours plus décisifs, implique que les moindres
différends théoriques contiennent tous les autres imaginables. Un «radical»
craint par-dessus tout de paraître modéré, parce que sa «logique» lui fait par
principe suspecter tous les autres de modérantisme. Le sens de la nuance est
une marque de naïveté coupable dans ces milieux, incapables de penser le monde
comme contradictoire. Tout ex-partisan ou ex-proche doit être traité comme le
plus sournois des ennemis. Ces cliques pathétiques sont persuadées qu'il suffit
d'avoir formellement le dernier mot pour que la réalité s'aligne sur
l'apparence de leurs faux-semblants.
(5)
Cette non-pensée «radicale»
est dépourvue de tout critère stable qui lui permettrait d'ordonner ses
jugements. C'est en cela qu'elle illustre la perte généralisée du jugement dans
la société : à chaque nouvelle question, sur laquelle aucune «autorité»
critique reconnue ne peut avoir tranché, le désarroi et l'incertitude sont
patents. Mais un «radical» moderne est comme un marquis de l'Ancien Régime ou
un député de la Troisième République (cf. G. Sorel, La Décomposition du
Marxisme) : il prétend tout savoir sans avoir eu besoin d'apprendre. Le doute
doit se masquer sous une assurance ombrageuse.
(6)
Les plus audacieux des
«radicaux» élaborent un système qui prétend avoir réponse à tout, mais ils
redoutent particulièrement de rencontrer quelqu'un qui prenne la mesure de leur
système. Ils disposent donc de méthodes tout empiriques pour se défendre contre
ce genre de lucidité. De même que leurs compères qui n'ont pas leur patience
laborieuse de «théoriciens», ils se laissent porter par l'enchaînement des mots
et reproduisent en idée le comportement autoritaire : la soumission
inconditionnelle à l'instance théorique reconnue va de pair avec l'arrogance
envers les néophytes supposés. Que l'un de ces derniers ait l'étrange infortune
de posséder quelque capacité concrète (donc par définition limitée, comme tout
ce qui est réel), et il se voit très vite traité en idiot utile, que l'on
flatte tant qu'on en espère quelque chose (traduction, documentation,
informations précises, etc.), mais que l'on regarde de haut dès qu'il se révèle
plus indépendant que suiveur. La pose des «radicaux» se résume à dire à autrui
ce qu'il devrait faire, au nom de critères indiscernables. Ce tour est
nécessaire parce que le recours à ceux-ci est éminemment sélectif : il faut que
ces critères connaissent régulièrement des éclipses pour ceux qui les professent
par sous-entendus.
(7)
La familiarité avec le langage
de la critique étant un peu au-dessus de leurs forces, ils se contentent le
plus souvent d'un vocabulaire réduit à quelques mots fétichisés. Ils tombent
ainsi dans ce défaut typique de l'époque : employer comme principe
d'organisation la désintégration de la langue en mots en soi (cf. Adorno, Le
Jargon de l'Authenticité) : « [ce jargon] dispose d'un nombre modique de mots
qui se referment sur eux-mêmes et deviennent des signaux » .C'est pourquoi leur
réaction à tout argument gênant les conduit toujours à se raccrocher non aux
idées mais aux mots, et à entamer une guerre à leur propos, en suspectant
d'intentions cachées les gêneurs. Il y a là un véritable mécanisme de
substitution à l'analyse théorique, qui masque fort bien l'absence de jugement.
Devenir tout à coup pointilleux sur le détail, avec tous les contresens
imaginables, leur permet d'oublier tout ce qui les sépare d'une vision vivante.
Quiconque a affaire à eux devrait s'expliquer à l'infini des erreurs
d'interprétation qu'ils commettent volontiers.
(8)
À partir du moment où ils
admirent une théorie, un groupe, une publication, ils ne savent que s'y
identifier, sans se demander pour autant s'il ne faudrait pas abandonner
certains défauts et vieilles habitudes, bref se remettre quelque peu en
question. Ce qui parle à leur imagination, ce n'est donc pas la pratique de la
subversion, nécessairement peu prestigieuse et qu'ils n'ambitionnent même pas
de s’approprier, mais le maniement plus ou moins racoleur du vocabulaire qui
doit la résumer et la mimer avec fracas. Dès qu'une prétention est affirmée,
l’entourage doit affecter de la considérer comme intégralement réalisée. Pour
un «radical», toute critique générale de ses erreurs semble pire qu'une insulte,
une injustice. À ses yeux, tous les défauts ont une grande importance, sauf les
siens.
(9)
Comme ils ne s'intéressent
qu'à ce qui leur paraît confirmer leurs marottes, très peu de «radicaux» sont
capables de ténacité dès que la situation devient contraire. Ils passent très
facilement et d'un seul coup, d'un intégrisme proclamé de la vérité à une
indifférence matoise sur cette question. Les polémiques stériles sont des
occasions privilégiées pour concentrer les passions rentrées. La mise en scène exigeante
des émotions, héritée des milieux de la bohême artistique qui a vécu à Paris
jusqu'à la fin des années cinquante, n'a plus pour effet que d'introduire une
relation unilatérale entre les faits et les interprétations. Leur
irrationalisme se trahit en ceci qu'ils trouvent trop cruel de soumettre leurs
vues à la moindre vérification.
(10)
Ils confondent simplisme et
«radicalité» parce qu'il leur faut de temps en temps sauter de la passivité à
la fuite en avant agitée. Mais c'est là que se manifeste toute l'incongruité de
leurs errements : alors qu'ils en remontrent à tout le monde sur la «question
de l'organisation», ils sont incapables de seulement s'associer au-delà de
leurs cercles de copinage, commodité de relation que ces gens confondent
régulièrement avec l'amitié. Quand un groupe de ce genre n'est pas trop
éphémère, ses membres finissent par se persuader d'avoir toujours eu raison sur
l'essentiel. Tout regroupement auquel ils daignent participer un instant serait
appelé à devenir le regroupement révolutionnaire de l'époque, destin que seule
une adversité incompréhensible ou de troubles malveillances empêcheraient
d'atteindre. Les pires ne savent que s'enfermer dans un bavardage illimité,
qu'il est évidemment hors de question de seulement nommer. Ils se conforment
ainsi à la caricature du «bavard d'arrière-salle de café», que l'ancien
mouvement ouvrier traitait sans indulgence.
(11)
Les «radicaux» ne pouvant
assumer en toute conscience l'immense décalage qui sépare aujourd'hui les
aspirations des actes immédiats, ils choisissent de l'annuler en paroles.
Quelle que soit leur manière, ils retombent toujours sur les procédés formels
de ce jargon de l'authenticité décrit par Théodor Adorno. Mais cette
reproduction involontaire du dialecte dominant ne conduit à un conformisme
particulier que par inertie, par facilité, bref par mimétisme, et non par
intérêt. Leurs discours sont davantage des coquilles vides que des idéologies.
Leur langue sacrée ne peut faire illusion sur les profanes et s'ancrer dans
leurs émotions, parce qu'elle n'est pas celle de tous les jours.
(12)
L'essentiel de ces
comportements où la dissociation entre actes et paroles est si forte a
longtemps trouvé un appui dans le mythe de l'Internationale Situationniste,
dont le souvenir a pesé sur de nombreux esprits de ce genre. Tous les
«radicaux» voudraient rejouer l'aventure de ce groupe dont l'action a pris pour
eux, qui connaissent très mal tous les courants critiques du siècle,
l'apparence d'une ouverture qualitative vers une compréhension nouvelle du
monde. Ces «radicaux» se refusent de toute façon à comprendre que s'il y a de
rares périodes de fondation, qui cristallisent des bilans de mouvements
antérieurs et qui exigent des délimitations vigilantes, il y a surtout des
périodes de développement historique, qui requièrent d'autres qualités que la
volonté d'en découdre les uns contre les autres et de croire par ces petites
guerres privées combattre le monde entier. Mais ils ne peuvent cesser de penser
selon cette réflexion de d'Alembert (qu'ils ignorent évidemment !) : « rien
n'est si dangereux pour le vrai et ne l'expose tant à être méconnu que
l'alliage ou le voisinage de l'erreur ». La recherche d'une pureté abstraite
les obsède et les paralyse. Il y a un mythe de l'Internationale situationniste
en ceci que ce groupe ne fut original que dans la synthèse qui lui permit
d'agencer des aspects préexistants de la critique moderne en un tout
particulier (et contestable). La vérité de cette synthèse dépendait strictement
d'un pari sur la fusion, alors vue comme imminente, de nouveaux mouvements
sociaux en une totalité retrouvant et dépassant les qualités de l'ancien
mouvement ouvrier. Le fait que cette fusion ne se soit pas réalisée est
escamotée par ces admirateurs de l'Internationale situationniste Celle-ci reste
donc pour eux absolument parfaite. Ils la prennent comme un modèle d'action
historique bien qu'elle n'ait même pas constitué de véritable organisation, son
existence ayant été suspendue au rôle de catalyseur d'un individu. Cet
attachement irrationnel à une image fétiche renvoie à un mécanisme social
dominant : aujourd'hui on ne devrait entreprendre une activité historique qu'à
la condition d'être le premier dans son genre. Ce serait la seule manière
d'apparaître aux yeux d'autrui et donc à soi-même. Certains ne se consoleront
jamais d'avoir été précédés dans la voie qu’ils auraient prétendu frayer. La
tendance à vouloir incarner la théorie de l'époque tire son origine des
mécanismes sociaux qui valorisent le narcissisme individuel. « L'individu
dépossédé de tout se cramponne à lui-même » (T. Adorno). Si l'Internationale
situationniste a nourri des défauts accablants chez des suiveurs qu'elle
n'avait ni souhaités ni prévus (et dont la trace vénéneuse commence aujourd'hui
heureusement à se perdre), c'est qu'elle était loin d'être indemne de ces
traits. Bien qu'elle les ait critiqués de façon répétée, ils se sont diffusés
infiniment plus aisément que ses «qualités» revendiquées. Le rapport qu'elle a
entretenu avec ces partisans embarrassants ne provient pas seulement de ces
derniers. De même que l'on a pu dire que certains courants politiques avaient
bénéficié de la croyance que le paradis social fût réalisé sur terre, dans
quelque Etat lointain, de même l'Internationale situationniste a attiré parce
qu'elle donnait l'impression d'être le lieu éloigné de tous, où aurait été
atteinte une maîtrise de la subversion sociale. L'Internationale situationniste
n’a évité la paralysie que dans la mesure où ses membres ont réussi à corriger
au coup par coup cette pente, dont ils n’ont jamais pu se défaire. Il est ainsi
remarquable que ce groupe ait pu énoncer l'essentiel de la critique qu’il
méritait sans que cela ébranle pour autant son aura : dans La véritable
Scission, les auteurs constataient que nombre de ses membres étaient demeurés «
au[1]dessous
du militantisme politique ». L'indifférence à une remarque aussi énorme n’a
qu’une explication : ce défaut, loin de disparaître, est devenu encore plus
fréquent dans ces milieux. La dissolution de l'Internationale situationniste ne
fut pas cette victoire secrète et paradoxale que la légende dorée de ses
partisans a proclamée. L'expérience des vingt années écoulées est là pour
montrer à quel point le danger qu'apparaisse une bureaucratie situationniste
était illusoire. Les «pro-situs», ces fans impuissants, n’avaient pas l’étoffe
de dangereux récupérateurs, du moins sur le terrain de l’action politique. Ils
exprimaient seulement la vérité macroscopique de leur modèle. Les minuscules
courants que l'Internationale situationniste a inspirés n'ayant exercé aucune
influence notable sur le cours des événements depuis leur naissance, les
milieux «radicaux» s'en sont, à demi consciemment, plus ou moins détournés,
avec une pointe de nostalgie pour tant de promesses, et beaucoup de rancœurs
refoulées. Celles-ci jaillissent parfois avec l'incohérence énergique qui
accompagne les retours de flamme. La consommation de théorie alterne avec les
affirmations abstraites les plus extravagantes. L'ostentation de la théorie
tend à devenir théorie de l'ostentation, et la manie de l'exagération, le plus
commode des refuges (on prétendra par exemple que la société moderne est
semblable à Auschwitz, etc.). Orphelins d'un père idéologique, ils s'en
inventent des substituts grâce à un intégrisme redoublé du concept.
(13) Les plus cohérents sont
ceux qui affichent aujourd’hui un anti-démocratisme avéré, qui leur permet
d’exposer une bonne partie de ce qu'ils pensent vraiment. Leur formalisme
verbal se condense en une espèce d'idéologie, qui n'a pas pour autant d'ancrage
dans la sphère matérielle : c'est le sort étonnant de ces «sectaires sans
sectes». Leur anti-démocratisme théorique leur permet de justifier par avance
leurs comportements (obsession de la supériorité du groupe ou du courant auquel
ils s'identifient, indifférence à la vérité objective quand le cœur du système
idéologique est concerné, absence de zones neutres dans leur esprit). Ces
gens-là sont évidemment incapables de voir que toute tentative pour forcer
l'histoire ne conduit qu'à détruire le sens d'une démarche critique. Ils
compensent ce défaut accablant en l'aggravant par un optimisme de la crise, qui
dans toute situation concrète tourne au triomphalisme de la décomposition :
plus ça va mal, et plus les temps nouveaux approchent. Chez eux, la
«discussion» ne doit servir qu'à transmettre les ordres de la théorie,
l'absence de règles étant présentée comme le profond secret qui permettrait de
décrocher la victoire en toute circonstance. Ce qui était extrêmement pesant
chez les bordiguistes historiques (dont les affirmations procédaient néanmoins
d'un long mouvement réel et constituaient des tentatives de réponse à des
problèmes pratiques précis, dans le cadre d'un reflux historique sans
précédent) est devenu prétention creuse chez ces successeurs. Leur
inconsistance se trahit à ce simple fait que ces remarquables esprits doivent
changer de concept fondamental tous les quatre ou cinq ans, sans pouvoir s'en
expliquer. Alors même que ces «radicaux» voudraient posséder l'image de la
totalité critique, la déformation métonymique (prendre la partie pour le tout,
le contenant pour le contenu, la cause pour l'effet, le signe pour la chose
désignée, etc.) réduit leur perception de l'histoire à une algèbre morbide, qui
se présente comme le reflet d'un déterminisme «naturel». Il s'agit là d'un
symbolisme dégradé, qui exacerbe les défauts de tout symbolisme : « Du point de
vue causal, le symbolisme se présente comme une espèce de court-circuit de la
pensée. Au lieu de chercher le rapport entre deux choses en suivant les détours
cachés de leurs relations causales, la pensée, faisant un bond, le découvre,
tout à coup, non comme une connexion de cause ou d'effet, mais comme une
connexion de signification et de finalité. Un rapport de ce genre pourra s'imposer
dès que deux choses auront en commun une qualité essentielle qu'on peut
rapporter à une valeur générale. Ou, pour employer la terminologie de la
psychologie expérimentale : toute association basée sur une similitude
quelconque peut déterminer immédiatement l'idée d'une connexion essentielle
(...). [le symbolisme] est lié indissolublement à la conception du monde qu'on
a appelée au moyen âge Réalisme, et que nous appellerions, quoique moins
exactement, idéalisme platonique » (J.Huizinga, Le Déclin du Moyen Age).
L'objectivisme impersonnel devient une orthodoxie qui tient lieu de pensée.
L'abstraction du «parti historique» permet de ne donner aucun contenu concret
au processus révolutionnaire, pourtant espéré comme le messie. Ils attendent
tout d'un mouvement dont ils ne peuvent ni ne veulent rien savoir et s'en
sortent par un esprit de contradiction, qui s'affiche comme originalité
théorique : quoi qu'il arrive, le «mouvement communiste» est toujours autre
chose. Le goût du paradoxe est un moyen incomparable pour se singulariser et se
placer au-dessus de tout mouvement réel. Certains vont même jusqu'à
cristalliser en concept ce principe de la négation systématique (ils parlent
péjorativement de «programmatisme» pour toute esquisse de contenu positif et concret
dans un mouvement de contestation sociale).
(14)
Ceux qui sont irrigués par un
jargon «radical» voient tout à travers lui, parce qu'il s'agit pour eux de
définir un discours qui ait l'air plus satisfaisant que le processus historique
lui-même. Les plus patauds expliquent même qu'on ne peut accepter la
distinction courante entre apparence et réalité (certaines références absurdes
au surréalisme permettent une telle opération), ou que le temps ne nous est pas
extérieur (ce qui leur permet d'oublier que toute activité est tissée au
temps). La force de ces errements n'est pas à négliger parce qu'ils rencontrent
et justifient à leur manière le décervelage général, au lieu de s'y opposer. La
dépossession atteint un tel degré aujourd'hui que l'abus de la force, y compris
contre le langage, semble seul à portée de main, et tout le reste ne serait que
«littérature».
(15)
Dans cette usure des
références, la défense de tout système comme s'il s'agissait d'une orthodoxie
qu'il est hors de question de discuter, mène tôt ou tard à un néant théorique :
«se définir contre» reste le dernier moyen d'«affirmation». Il suffit alors de
brandir des slogans à résonance plus ou moins philosophique (la «publicité de
la misère», la «domination réelle du capital«, la »subsomption réelle du
travail au capital», le «spectaculaire intégré», etc.). Le jargon préserve son
auteur « du désagrément d'avoir à s'exprimer sérieusement sur une matière à
laquelle il ne comprend rien, et lui permet cependant de feindre, si possible,
un rapport tout à fait réel à cette matière. Ce jargon est parfaitement
approprié parce que, de lui-même, il unit toujours l'apparence d'un concret
absent avec l'ennoblissement de ce concret » (T. Adorno). Au-delà des mots, une
constante perdure, un comportement sans phrase fondée sur des abstractions
creuses. Certains pousseront l'inconséquence jusqu'à parler de «démocratie
directe», mais ils se débandent à la première occasion où il faut argumenter
sérieusement. La «pratique» n'est invoquée que pour mettre abruptement en
œuvre, une logique du tout ou rien dans les rapports personnels, qui dispense
de l'ouverture d'esprit. Comme le manque complet de recul par rapport à
soi-même doit, dans le même temps, s'accorder avec la décomposition moderne de
l'individu, un comportement de mimétisme inconscient en est la résultante
monotone. Le ton cassant est ainsi la marque indispensable (et suffisante)
d'une volonté de rupture sans retour avec le monde. Cette pirouette n'a rien
d'original : il a toujours été plus prudent de feindre démonstrativement la
révolte que de l'effectuer sans bruit.
(16)
Le noyau du comportement
«radical», c'est de s'attendre à être choisi par l'histoire, plutôt que d'aller
au-devant d'elle par une patiente transformation personnelle. Les «radicaux»
font de leur participation à un mouvement un critère de qualité pour ce
dernier. Mais quand ils comprennent la relative difficulté d'une telle jonction
(plus que jamais, la révolte et la lucidité isolent dans cette société), le
problème cesse vite de les intéresser. Ils misent peu là-dessus tout en
espérant à chaque fois gagner beaucoup. Comme ils ne peuvent que perdre
régulièrement, ils se consolent au plus vite de leurs déboires, en recommençant
immuablement leurs rituels fondés sur la complaisance réciproque. S'en étonner
passe pour une faute de goût.
(17)
Leur incapacité à prendre du
recul vis-à-vis d'eux-mêmes et de ce qui les entoure les amène à plaquer des
schémas sur toutes les situations rencontrées, et ainsi à décliner la bêtise
selon des principes variés. Non seulement l'esprit de contradiction est érigé
en norme théorique, mais les erreurs personnelles sont projetées
rétrospectivement sur le mouvement réel (les attentes déçues vis-à-vis du
prolétariat sont par exemple retournées en incapacités absolues de ce dernier,
les tendances vaincues de l'histoire ayant nécessairement été complices de leur
défaite, etc.).
(18)
Aujourd'hui encore, les
«radicaux» sont incapables de penser la récupération et les reflux qu'ils sont
habités par une rhétorique de l'identique : ils cherchent à retrouver en toute
circonstance les signes qu'ils vénèrent. En illustrant une forme paradoxale de
mort de la raison, tout en érigeant cette attitude en norme, ils appartiennent
doublement à cette époque.
(19)
Ils croient qu'il suffit
d'avoir vaguement compris une théorie pour s'en approprier l'image. Ils
négligent donc toute mise en forme confrontant ce qui est intériorisé et ce qui
est vécu. Quand ce ne sont pas gens d'un seul livre, d'une seule théorie
(défaut banal, mais qui prend chez eux des formes d'une variété infinie), ils
prennent de toute façon les idées comme objets d'attachement et non comme
moyens de compréhension du monde. « Leur jargon de prédilection est sacralisé
comme langue d'un royaume invisible » (T. Adorno). Ces sectateurs de la
Révélation sont victimes d'un aspect dominant de l'époque, l'effondrement des
capacités d'expérience personnelle, et adoptent le même comportement
tautologique que celui des bandes : qui n'est pas comme moi est contre moi.
(20)
Le prolétaire ordinaire,
l'employé conformiste, l'ouvrier prudent qui «évite les ennuis» manifestent
plus de dignité dans leur aliénation que les «radicaux» avec leur lucidité
incertaine et capricieuse, parce que ces derniers reproduisent tous les défauts
de l'intellectuel sans s'approprier aucune de ses qualités. La «radicalite» est
une conséquence du provincialisme français, qui ignore le monde au-delà des
frontières nationales. Jamais le goût pour les marottes théoriques n'aurait pu
connaître une telle extension dans un autre pays que celui-ci, où tant
d'esprits ont, depuis des siècles, aimé croire que l'écriture de quelques pages
pourrait changer le sort du monde. L'anti-intellectualisme des «radicaux»
couvre utilement leur mimétisme honteux.
Guy
Fargette (Mai 1989)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire