Parcours d'un collectif autonome
par
Maxwell Teixeira de Paula
Ce
texte s'adresse1 à tous les collectifs et individus qui se revendiquent de
l'auto-organisation des exploités et opprimés. Son contenu risque de susciter
des polémiques, dans la mesure où il avance des critiques radicales — parfois
inattendues — sur les luttes menées dans les campagnes du Brésil. Le but de
cette réflexion est d'inciter les mouvements sociaux urbains à structurer une
position critique et pratique sur la question agraire, dépassant les attitudes
contemplatives. Il s'inscrit en faux contre l'idée communément acceptée selon
laquelle la seule attitude possible consiste à appuyer les organisations et les
luttes qui existent aujourd'hui dans les campagnes. Il ne s'agit pas seulement
de corriger des équivoques, mais de contribuer à ouvrir une perspective
fondamentalement différente de celle du réformisme mesquin qui domine. Il
s'agit de mettre en avant une autre vision du monde, une autre praxis, née
d'expériences certes douloureuses, frustrantes et difficiles, mais qui témoigne
aussi de beaucoup de force de volonté et de résistance. Le collectif « autonome
»
Quand on parle des luttes dans
la campagne brésilienne, on pense immédiatement au Mouvement des Sans-terre
(MST). En général, on identifie le MST à la force de gauche la plus radicale,
voire la seule, dans les campagnes. Évidemment, usant de son image politique et
idéologique, le MST est le premier à renforcer cette « fausse conscience ». Le
but recherché est que ses militants de base et le reste de la société, prennent
pour acquis que le MST est ce qu'il y a de « meilleur dans la lutte pour la
réforme agraire ». On le verra plus loin, ceci est vrai pour peu qu'on se
limite aux luttes radicalisées mais soumises à la logique de marché.
Nous
décrivons ici la trajectoire indépendante de notre Collectif, expérience
distincte non seulement du MST, mais aussi d'autres tendances politiques qui
ont réussi à s'imposer dans la campagne, dépassant le mur de la suprématie et
du silence bâti par le MST. Ces forces se présentent comme des alternatives
politiques au MST, que ce soit sur sa droite ou sa gauche. Les critiques que
notre Collectif fait au MST et à la CUT (Centrale Unique des Travailleurs,
courroie de transmission du Parti des travailleurs) ne sont pas le fruit d'une
« théorisation rationnelle », mais d'un vécu et d'une expérience pratique.
[Le
Collectif est composé d'individus ayant partagé une expérience de lutte commune
de 14 ans. À l'origine, la plupart des membres du Collectif étaient des paysans
de la région du Sertao Central, politiquement actifs dans le Parti des
travailleurs (PT) et dans la Commission pastorale de la terre (CPT), liée à
l'Église catholique. Leurs premières luttes furent menées sur les problèmes de
sécheresse. Dans les années 1986 et 1987, ils participèrent au pillage des
magasins du Gouvernement Fédéral. À l'époque, ils ne se connaissaient pas entre
eux, ils vivaient dans des endroits différents, participant à des luttes
isolées les unes des autres. Ce n'est qu'en 1988 que ces militants vont se
regrouper. À ce moment, certains migrent vers la ville de Fortaleza, d'autres
restent dans le Sertao. Plus tard, ils retournent à la campagne, profitant
d'une initiative locale (liée à l'Église) qui incite des habitants des
bidonvilles à participer à une occupation communautaire de terres, dans la
région de Acarape (voir plus loin). La plupart des membres du Collectif, tout
en ayant des contacts avec le MST, étaient alors militants d'un groupe
d'origine marxiste-léniniste, le Parti de la libération prolétarienne (PLP),
qui exista de 1989 à 1994).]
1. Contre le mot d’ordre du MST : « Occuper,
résister, produire ! »
Le Collectif a accompagné de
près et a contribué à la naissance (il serait plus correct de parler
d'insémination artificielle) du MST dans l'État du Céara. En 1988, en Quixada,
région du Sertao Central, un petit groupe de militants du MST débarque chez une
compagne qui est aujourd'hui membre du Collectif et qui était à l'époque membre
du PT et de la CPT (Commission pastorale de la terre). Leur but était
d'organiser une occupation de terres dans la région. Ce sera l'occupation, par
3 000 familles, de la propriété Reunidas (22 mille hectares), située à Sao
Joaquim, Quixeramobim ; la première grande occupation de « masses » du MST dans
le Nord-est. L'Église et les syndicats fournissent l'appui logistique à
l'occupation. Le MST débarque ainsi dans le Céara en tirant profit de l'existence
d'une base paysanne déjà radicalisée par un long travail commencé à la fin des
années 70 ; travail réalisé par des secteurs de L'Église des pauvres et par un
syndicalisme de base combatif présent en plusieurs municipalités de la région.
C'est ainsi que le MST n'a pas eu besoin de « politiser la masse » des
occupants ; il lui a suffi d'encadrer les familles pour mener l'action.
Les cours de formation des
militants du MST justifient cette pratique d'encadrement. D'après le MST, et au
contraire du sans-terre du sud du pays — où toute occupation exige un long et
intensif travail de base regroupant des travailleurs — , le « nordestino2 »,
surtout celui du Sertao, est réfractaire au baratin politique et, à cause de
ses conditions d'existence, il est susceptible de passer rapidement à l'action
radicale. Il suffirait ainsi de l'encadrer pendant un court espace de temps.
Les assemblées dans les communautés et les périphéries des villes de
l'intérieur, étant les lieux où des décisions sont prises. Mais les participants
ne décident pas tout ; les questions politiques et de sécurité, selon le MST
lui-même, sont du ressort de la seule direction du MST.
À partir de cette « réalité »,
le MST a construit un complexe discours idéologique dont le but est, avant
tout, de justifier son rôle dirigeant… Pour le MST, le « nordestino » a
tendance à suivre les leaders messianiques qui promettent « le ciel sur terre
», d'où la nécessité, pour le MST, de s'assumer comme un nouveau guide, une
direction indiquant le chemin lumineux à suivre. Il appartient aux « masses »
d'avoir la foi dans le MST, dans le drapeau de la réforme agraire, etc. Seule
l’avant-garde du MST aurait cette capacité de prendre les décisions
fondamentales, de représenter et diriger « les masses », car elle détiendrait
la science révolutionnaire et la théorie politique. Le militant du MST doit
s'habiller et se vêtir comme il faut, parler correctement, enfin, donner
l'exemple, s'entraîner dans les cours de formation afin d'accomplir l’«
honorable » rôle qui est le sien !
Pour le MST, tout dirigeant
doit être un éducateur des « masses ». Cette « éducation », n'a rien à voir
avec la formation politique, laquelle est réservée aux militants et se réduit
exclusivement à l'étude et répétition du bréviaire idéologique du MST. Pour les
« masses », il suffit de créer une mystique de lutte pour la terre motivant le
paysan à agir. En bref, pour le MST, le paysan est un individu pratique, sans
culture politique. L'« éducation des masses rurales » comprend aussi le
développement de la haine de classe, l'incitant à l'élimination du
latifundiaire, si toutefois « le chemin pour le bonheur » passe par-là… Pour
certains, le MST (au début fortement identifié avec la Théologie de la
libération) n'a fait qu'incorporer la manière dont l'église travaille la
psychologie de masses : transférant le messianisme de la religion vers
l'occupation, la révolution, la soumission à la direction du MST. C'est ainsi
qu'on peut comprendre pourquoi la structure excessivement centralisée et la
figure mystique de la direction ne sont pratiquement pas contestées dans ses
rangs.
Revenons sur la formation
politique du MST. Elle se fait à deux niveaux différents : il y a, d'un côté,
une formation plus technique centrée sur la production agricole ; d'un autre
côté, la formation des cadres politiques de l'organisation, par des cours,
séminaires et stages sur la question de l'activisme. Il faut souligner
l'existence d'une émulation fondée sur des stimulants matériels et la promotion
dans la hiérarchie de l'organisation. Cette promotion est réservée aux
militants qui se font remarquer, par exemple, dans les cours d'action et de
propagande, mais aussi à ceux qui font preuve de sacrifice pour la « cause ».
Dans les couches dirigeantes du MST ce centralisme idéologique est plus souple,
rendant possible des débats politiques plus ouverts. Seulement, à ce niveau,
les militants sont des convaincus sans doutes, fidèles au drapeau, à l'hymne du
MST, à la nouvelle « patrie des ouvriers et des paysans ». Le fait est que le
MST fait peu de travail pour élever la compréhension politique (y compris de
ses propres positions), des « masses », de ceux qui se préparent à faire des
occupations, de ceux qui occupent. On préfère leur inculquer une formation
technique et administrative. Le but de toute action étant toujours de montrer à
la société que les campements du MST sont productifs et qu'ils peuvent créer un
fort marché intérieur de produits agricoles.
[Comme
le reconnaissent ses chefs, la pratique quotidienne du MST puise ses fondements
dans l'idéologie maoïste. Le recrutement du MST se fait selon des critères bien
précis. Priorité est donnée aux femmes célibataires et aux jeunes, à ceux qui
se démarquent spontanément au cours des occupations de terres. Ces travailleurs
ne doivent pas être connotés à aucune force politique qui conteste les
positions du MST et ils doivent être prêts à faire de l'organisation le centre
de leurs vies. D'autres critères comptent : la capacité de sacrifice, le
dévouement personnel, l'esprit de commandement, la soumission sans doute aux
chefs. Une fois cooptés, les militants sont immédiatement dirigés vers l'école
de formation de cadres, située dans le sud du Brésil, où ils subissent une
véritable « révolution culturelle » : adoptant des modes vestimentaires, des façons
de parler, des attitudes, des idées complètement différentes de celles qu'ils
avaient auparavant. En 1990, un militant du Collectif fut membre du MST alors
qu'il était aussi membre d'un parti, le Parti de la libération prolétarienne
(PLP). Cette exception à la règle, s'explique probablement par le fait que le
MST comptait localement sur ce parti pour assurer la sécurité des campements.
Ceci étant, on lui a vite fait comprendre qu'il devrait choisir entre la ligne
du PLP et celle du MST…]
La base du MST est composée
des travailleurs agricoles qui luttent pour la terre, les membres des
campements et les occupants. Au-dessus se trouvent les « organisateurs de masse
» et les militants des divers secteurs (finances, éducation, formation,
production, etc.). Plus haut encore, les instances dirigeantes : coordinatrices
et exécutives qui vont de l'échelle des États à l'échelle nationale. L'exécutif
national est le « cerveau » du mouvement. Une des caractéristiques de cette
structure hiérarchique est la professionnalisation ou semi-professionnalisation
des cadres. Les niveaux de cette professionnalisation sont essentiellement
fonction de la position que le militant occupe dans la hiérarchie. Jusqu'à très
récemment, cette professionnalisation était en partie assurée matériellement
par les occupations : 15 % de la production et autres ressources devraient
revenir à l'appareil du MST. La direction le justifiant en argumentant que la
poursuite de la réforme agraire en dépendait. La même chose pour ce qui est de
la mise à disponibilité de travailleurs (surtout des jeunes) pour des nouvelles
occupations. Ce moyen de financement des cadres n'est plus prioritaire : le MST obtenant aujourd'hui des
financements importants via les ONG, essentiellement européennes.
Pendant tout le temps où les
membres du Collectif ont travaillé avec le MST, ils ont critiqué le mot d'ordre
: « Occuper, résister, produire » ! Il est vrai que cette critique était alors
très marquée par notre idéologie. Par exemple, nous disions que ce mot d'ordre se
soumettait à la ligne de front populaire, laissant ainsi de côté les terres
productives, toujours au mains des grands capitalistes… Néanmoins, d'autres
critiques étaient mieux fondées.
La critique du nationalisme du
MST. Dans toutes les occupations, marches, campements, etc., le drapeau
national brésilien et hymne national étaient honorés ; la lutte pour la réforme
agraire étant présentée comme motrice d'un certain développement national.
Jamais il n'y eut, dans le MST, de perspective internationaliste, toute la
structure idéologique du mouvement reste prisonnière du stalinisme et des
traditions tiers-mondistes, lesquelles ont toujours conçu le pouvoir politique
dans un cadre national.
La manière dont les
occupations étaient organisées méritait également notre critique. Une minorité
était censée diriger les « masses » ; lesquelles n'étaient même pas invitées à
réfléchir aux dimensions politiques de leurs propres actions. Renforçant la
division sociale du travail, les spécialistes du MST décrètent ce que les «
masses » doivent faire ; ils négocient avec les institutions gouvernementales
selon un ordre du jour établi par eux-mêmes et ils ne rendent compte aux dites
« masses » de ce qui fut négocié !. Le rôle des « dirigés » est réduit à la
lutte et à l'activité administrative (tâches domestiques) des campements,
assurant par-là, la logistique d’avant-garde !
[Dès
le début, le MST a systématiquement utilisé les autres organisations
politiques, réformistes ou révolutionnaires. Ce qui a fini par provoquer leur
mécontentement. Refusant les actions politiques communes, le MST cantonnait ces
forces dans un rôle d'arrière-garde et d'appui logistique. Depuis, le MST a
compris que cette politique était néfaste et provoquait l'éloignement d'alliés.
Il s'est rapproché d'une politique de front populaire classique, adoucissant
son sectarisme. Lors du dernier Congrès, on adopta le mot d'ordre : « Réforme
Agraire, une lutte de tous ! ». Aujourd'hui, les soi-disant « amis de la
réforme agraire » (organisations de la gauche classique, Église, CUT,
Commission Pastorale de la terre, universitaires, tous ceux que le MST
considère la société civile) furent intégrés dans quelques-unes unes des
instances de l'organisation, ainsi que dans les structures négociatrices. Pour
les membres du collectif, l'utilisation du mot « mouvement » n'a toujours été
qu'une couverture permettant de contrôler « les masses ».]
Pour mieux comprendre le sens
des critiques de ce mouvement contre la bureaucratie du MST, il faut savoir
que, lors de sa naissance, à la fin de la décennie 70/début 80, il se
revendiquait d'une pratique d'assemblées et d'actions autonomes, même s'il se
trouvait alors sous la direction des curés et d’organisations de l'Église
catholique. En 1985, l'Église perd la direction du mouvement et se cantonne
dans une attitude d'appui. Commence alors une restructuration hiérarchique,
conforme à l'idéologie des forces politiques autoritaires, nationalistes et
étatistes, lesquelles dominaient alors les luttes populaires. Ainsi s'achevait
la victoire d'un projet politique spécifique qui luttait, depuis les années 80,
pour l'hégémonie à l'intérieur du MST. À partir de là, toutes les décisions
émaneront du haut vers la base — on peut même dire que c'est à partir de ce
moment que cette séparation s'affirme politiquement — , les dirigeants locaux
ne sont plus élus mais cooptés et les congrès nationaux du MST deviennent des
spectacles politiques et mystiques destinés à entériner les plans et les
projets des grands chefs.
Depuis, dans les campements et
occupations, les militants du MST se comportent comme des « privilégiés », par
rapport à la grande « masse ». Ils ont plus de temps libre, une meilleure
alimentation, etc. « Privilèges » qui sont justifiés par le fait qu'ils doivent
être prêts à exercer des activités politiques et représenter les intérêts des
travailleurs qui luttent pour la terre et qui produisent.
Il est ici important de
souligner qu'il a existé dans l'État du Céarà, de 1990 à 1994, un important
groupe, scission du MST, le Front de libération de la terre (FLT), lequel
centrait son travail dans les régions de Itapiuna et Capistrano, et avec
laquelle le parti de libération prolétaire a travaillé. La séparation du MST
s'était faite à partir de la critique de plusieurs aspects de son fonctionnement
politique : 1) le MST négligeait l'éducation politique des paysans avant et
après les occupations ; 2) dans l'action, il avait une attitude sectaire par
rapport aux autres forces politiques ; 3) il interdisait la religion dans les
campements. Ces dissidents ont tenté de se regrouper avec d'autres scissions du
MST qui existaient dans quelques 14 États du Brésil. Des problèmes internes ont
finalement entraîné sa dissolution. En 1997, les membres survivants sont
revenus au MST.
2. Réforme ou révolution agraire.
[L'effondrement
du bloc de capitalisme d'État, la décomposition et la désorientation des
courants marxistes orthodoxes, accentuèrent la crise des groupes gauchistes au
Brésil. En 1992 les scissions se succèdent dans le parti de libération
prolétaire (PLP), la majorité rejoignant la tendance Convergence socialiste du
parti des travailleurs (qui formera plus tard le PSTU). Les minoritaires
cherchent leur survie dans de successifs regroupements. De 1992 à 1996, les
membres du Collectif intègrent le Movimento liga camponesa (mouvement Ligue
paysanne) (MLC). Ils rompent alors avec le MST et avec ceux qui défendent le
projet de front populaire dans la campagne. Ils participent à une occupation
dans le Sertao central, communauté du Mufumbo. Le MLC se revendiquait des
Ligues paysannes des années 50-60. Son Manifeste cherchait à se démarquer du
programme agraire réformiste du MST et prônait des formes d'organisation
nouvelles.]
Le Manifeste caractérisait la
réforme agraire comme une mesure bourgeoise. Il y opposait l'idée d'une
révolution agraire qui devrait exproprier les grandes entreprises capitalistes
agricoles, défendait la socialisation des petites propriétés rurales qui
devraient être incorporées dans un nouveau mode de production, sans coercition
et par l'exemple. Le Manifeste ne faisait pas de distinction entre terres «
productives » et « improductives », défendait l'idée que les occupations
devaient s'étendre à tous les latifundia. Enfin, il critiquait le concept
d'alliance ouvrière-paysanne, y opposant celui d'unité ouvrière[1]paysanne.
Unité, puisque aujourd'hui la lutte dans les campagnes a la même importance que
la lutte des ouvriers dans la ville. À l'époque, on commençait à peine à
comprendre le changement structurel du prolétariat urbain et l'accroissement du
prolétariat agricole. Le Manifeste proposait une forme d'organisation
horizontale fondée sur des assemblées et des coordinations, lieux collectifs de
pouvoir exécutif. Sans en être conscient, le MLC renouait ainsi avec la
tradition libertaire.
Le Manifeste défendait une
préparation politique des occupations afin que tous les occupants eussent
pleine conscience des défis et des objectifs choisis; revendiquait des droits
et des devoirs égaux pour tous les occupants, n'admettant ni leaders ni
privilégiés; annonçait un engagement dans les syndicats de travailleurs ruraux
et dans les communautés de petits paysans et pas seulement dans les campements
et occupations, rompant ainsi avec les attitudes corporatistes; proposait que
les syndicats et autres organisations populaires, adoptent des structures
horizontales et non-bureaucratisées, instruments de la révolution (qui était
alors encore vue sous la forme d'une prise du pouvoir). Enfin, le Manifeste
prônait l'autodéfense armée des travailleurs, qui devrait aller de pair avec
d'autres formes d'action directe.
[De 1993 à 1996, dans la
région de Fortaleza, le MLC participe à des occupations, expropriations de
bétail et autres actions directes contre la faim ; lesquelles se terminent
parfois par de violents affrontements avec la police. Vers 1996, l'organisation
entre en crise et beaucoup de militants abandonnent l’activité ; certains
d'entre eux parvenaient à peine à survivre dans une situation de grande misère.
Le projet et la pratique du
MLC n'avaient pas été suffisantes pour se poser en alternative aux réformistes.
À partir de ce moment, une minorité restée active engage une critique des
principes bolcheviques d'organisation et du syndicalisme. En fait, et dès 1990,
les membres du Collectif avaient une expérience syndicale : à la base mais
aussi dans les niveaux intermédiaires du Syndicat des travailleurs ruraux
(STR).
Pourtant, le Collectif n'a
jamais réussi à aller plus loin que le courant syndicaliste de gauche de la
Centrale unie des travailleurs (CUT). Prisonniers de cette conception — pour
qui l'absence d'une direction révolutionaire explique toujours les reculs de la
lutte — plusieurs membres ont fini par glisser vers le syndicalisme
institutionnel tout court. Néanmoins, ce furent précisément ces expériences qui
ont permis aux membres restants du Collectif d’élaborer la critique de la CUT
et des syndicats en général.]
Le corporatisme et la
bureaucratie sont des aspects constitutifs des syndicats et, en tant que tels,
ils ne peuvent pas être utilisés dans une perspective révolutionnaire. Tout le
contraire, celle-ci implique la création d'organisations autonomes,
horizontales et en opposition à tout dirigisme et privilège Les syndicalistes
sont devenus des spécialistes — beaucoup d'entre eux à l'esprit autoritaire —,
pour qui le syndicat est un gagne pain, leur garantissant un bon salaire, une
bonne retraite, un niveau de consommation aisé et un sentiment de pouvoir ;
tout cela sans avoir besoin de travailler.
Nombreux sont les syndicats
qui ressemblent à des entreprises, où les patrons-syndicalistes adorent l'air
conditionné, reproduisent les rapports salariaux avec leurs subordonnés,
parfois très mal payés. Même des individus honnêtes, avec des idées
révolutionnaires, lorsqu'ils occupent des tâches syndicales finissent par se
laisser coopter avec plaisir par la bureaucratie, freinant ensuite les luttes.
C'est exactement ce qui est arrivé avec le Syndicat des travailleurs ruraux de
Itaitinga qui avait été créé par des membres du Collectif.
3.
Vers une critique de l’économie politique
3.1
Se dégager du MST
[En
1996 le Collectif du mouvement de la ligue paysanne (MLC), en rupture ouverte
avec le MST, décide d'organiser une occupation de terres qui pourrait
fonctionner selon les principes de la démocratie directe, capable de soutenir
logistiquement les militants, établir des liens avec d'autres luttes et
collectifs, ruraux et urbains, organiser la production en dehors de la logique
productiviste du marché et la distribution, sans intermédiaires. Mais, tout en
critiquant la logique productiviste et nationaliste du MST, le MLC ne faisait
pas encore une critique de l'économie politique.]
Le MLC partageait encore
l'illusion qu'il était possible d'utiliser les ressources de l'État pour
produire. On avait toujours présent à l'esprit l'exemple des occupations modèle
du MST, où la production était garantie. On pensait alors qu'il suffirait d'une
politique révolutionnaire pour réorienter les priorités et les buts de la
production.
C'était, certes, un pas en
avant, compte-tenu des limitations pratiques de l'expérience que le Collectif
avait eu jusqu'alors. Dès 1993, les militants venus du parti de libération
prolétarienne (PLP) s'interrogeaient sur le projet du MST, qu'ils considéraient
prisonnier de la logique des organismes étatiques de la réforme agraire et d'un
projet illusoire d'humanisation des relations de production. Les interrogations
se précisent lorsque, en 1995, le MST déclare ouvertement que les occupants ont
pour « devoir de produire ».
[Finalement,
le 13 septembre 1996, sans avoir l'appui du MST, deux dizaines de membres du
MLC se décident à occuper une propriété. Cette propriété — qu'on pensait
fertile — se trouvant hors de la zone d'intervention de la réforme agraire
officielle. La réaction du latifundiaire et de l'État furent violentes mais,
devant la résistance des occupants, les terres furent finalement considérées «
zone de conflit ». En échange, l'État a imposé que quelques centaines de
familles sans terre (et sans aucune expérience de lutte) rejoignent les militants
du MLC. C'est ainsi qui commence, en décembre 1996, l'occupation Mandu Ladino
(du nom d'un du chef d'une insurrection indigène au XVIII siècle). Un an plus
tard, la sécheresse crée une situation de désespoir, entraînant l'intervention
des techniciens agricoles de l'État, qui imposent des règles de production,
submergeant les plus actifs avec des tâches administratives et diluant toute
discussion politique. Pensant pouvoir réactiver le mouvement social, les
militants du MLC forment alors une autre organisation, la Ligue des
travailleurs (LT), constituée en majorité par des travailleurs ruraux ainsi que
par des travailleurs urbains de Fortaleza. Les membres de la ligue ne
comprenaient pas le piège où ils s'étaient enfermés : le MST était
l'organisation la mieux apte à gérer ce genre de situation. Malgré toutes les
critiques faites par le MLC et ensuite par la Ligue, le MST prendra le contrôle
du processus. On a, tout de même, réussi à ce que les assemblées de
l'occupation refusent le versement d'une partie de la production au MST et
n'adoptent pas les drapeaux et les signes distinctifs du MST. Pour le reste, la
logique productiviste s'est imposée et des équipes de productions furent même
mises en compétition. Au sein même du Collectif, les membres les plus contestataires
furent marginalisés, accusés de fainéantise, de ne vouloir faire que de la
politique, de ne pas être des « vrais agriculteurs », etc.…. Ils finiront par
quitter l'occupation.]
L'occupation Mandu Ladino a
représenté un pas en avant par rapport à celles du MST, dans la mesure où le
centralisme et la bureaucratie y furent dépassées. Généralement les occupants
sont presque toujours commandés par des chefs où par une élite administrative,
qui ne participent même pas au travail productif. Dans l'occupation Mandu
Ladino, l'esprit et le travail collectif réalisés par des commissions mixtes se
sont imposés. Et l'occupation a même fini par être présentée comme un modèle.
Au Cearà se fut même la seule occupation où l'expérience d'un bar communautaire
ne s'est pas terminé en faillite. Cet esprit collectiviste se démarque de
l'individualisme qui prédomine en presque toutes les occupations. Par exemple,
dans la première occupation du MST, datant de 1989, à Fazenda Reunidas de S.
Joaquim, le travail collectif et le coopératisme furent remplacés par le
partage de la terre en petites propriétés. La réalité différente vécue dans
l'occupation Mandu Ladino fut aussi le résultat d'une culture politique
accumulée par le mouvement de la ligue paysanne (MLC). Ce groupe a toujours
cherché à promouvoir le collectivisme par des formes horizontales
d'organisation. Mais l'expérience va montrer que cette critique de la politique
et des conceptions du monde du MST était insuffisante, ne parvenait pas à
dévoiler l'essentiel : la soumission de toutes les formes d'organisation de la
production dans les occupations à la logique du marché et à l'État. Soumission
tellement importante que même les formes les plus démocratiques et collectives
dans les occupations finissaient par cautionner le mot d'ordre du MST, PRODUIRE
!
3.2.
La critique du capitalisme d'État
Le MST voit son action comme
faisant partie de la lutte pour l'étatisation des moyens de production ; sa
conception du socialisme est la même qui caractérisa les pays capitalistes
d'État de l'Est européen, Cuba, la Chine, etc. ; aujourd'hui totalement
intégrés dans le nouvel ordre capitaliste mondial. Le MST et ses alliés
proposent l'instauration d'un nouvel État de type « populaire ». La lutte pour
une reforme agraire utilisant les appuis de l'État national ne constitue que
l'étape présente de leur stratégie. Soumis à la pression des mobilisations de
masse (occupations, marches, etc.) organisées par le MST, l'État doit être
forcé à soutenir les occupations. Le MST défend aussi l'idée que l'instauration
d'un État démocratico[1]populaire
— via la victoire électorale d'un gouvernement de gauche — accélérerait l'étape
réformiste de la réforme agraire, ouvrant sur une nouvelle étape
révolutionnaire, conçue cette fois-ci comme lutte (armée si nécessaire) pour
l'étatisation des moyens de production.
Pour notre collectif tout cela
n'a rien à voir avec le socialisme. Sous la façade trompeuse d'une montée de la
lutte révolutionnaire, cet attachement à la voie autoritaire contribue au
développement de la barbarie dans les campagnes. Les situations que nous avons
pu constater dans l'occupation Mandu Ladino sont exemplaires d'une réalité qui
est commune aux occupations :
1) Les femmes sont obligées de
travailler de la même façon que les hommes, quelles que soient les tâches. Du
coup, le machisme se trouve seulement modifié dans ses formes, la
surexploitation de la femme étant maintenue par ses multiples journées de
travail, les hommes refusant de réaliser les tâches domestiques.
2) Tous, sans exception, sont
obligés de travailler dans des conditions très dures et inhumaines. Les
occupants sont privés des moindres moyens techniques, s'épuisent au travail,
avec des outils archaïques, sous un soleil de plomb, sans avoir les moyens de
reconstituer leurs énergies, faisant des journées de 10 et 16 heures (parfois
travaillant aussi le dimanche et les jours fériés !). Exemplaire fut le
témoignage d'une camarade du Collectif, décrivant comment elle eut sa peau
brûlée par le travail, forcée de creuser un puits avec une pelle et une bêche
afin que ses enfants ne meurent pas de soif. Cela en se soumettant aux
consignes des techniciens de l'État.
3) Dans les occupations, la
logique productiviste entraîne la destruction de la nature au profit de la
production, la commercialisation et la consommation de marchandises. Dans la
région de Pentecoste, pour prendre un seul exemple, les progrès de la
désertification avance à grands pas, et rien n'est fait dans les occupations
pour les combattre. On continue à faire des « queimadas » (brûlis) ; on détruit
la faune sauvage et la nature, par l'usage de poisons et de pesticides dans les
cultures.
4) La faim et la soif, des
maladies du moyen âge, la marginalisation de la jeunesse, enfin, toutes les
tares du capitalisme sont présentes dans les occupations ; on peut même dire
que celles-ci sont devenues des bidonvilles ruraux, véritables poches de
misère.
5) La politicaillerie domine
la vie des occupations : disputes pour les places à responsabilité, jeu
d'influence des politiciens professionnels, etc.. La réaction d'apolitisme
ainsi provoquée favorise le clientélisme électoral. Au contraire de ce que
prétend le MST, les occupations sont loin d'être « les tranchées de la lutte
révolutionnaire.
[L'expérience
montre que ce ne sont pas seulement les mauvaises conditions et la mauvaise
fertilité des sols qui expliquent ces situations désastreuses. Dans des
occupations réalisées sur des terres fertiles on trouve, « la même faim et
misère, les mêmes maladies, la même soumission à l'État, les mêmes illusions.
». De 1997 à 1998, enrichis de cette expérience, les quelques militants
critiques participent à diverses actions directes et mobilisations de paysans
sans terre dans la région de Fortaleza : des manifestations de rue et des
occupations d'édifices publics (par exemple, le siège local de l'Institut de la
réforme agraire), afin de protester contre l'immobilisme de l'État face à la
sécheresse et aux promesses non-respectées.]
3. La situation réelle de la paysannerie
brésilienne : l’exemple d’une occupation de terres en 1997
[Le
24 avril 1997, les membres du Collectif s'engagent dans une nouvelle
occupation. Environ 40 familles de Acarape occupent la ferme du Boqueirao, une
action menée ensemble par le Mouvement de la ligue paysanne (MLC) et le STR
(Syndicat des travailleurs ruraux) . Après une longue lutte, la propriété est
expropriée par l'État à ses propriétaires et transformée en occupation
(assentamento), assistée par l'Institut de la réforme agraire, intégrée dans le
programme national de la réforme agraire. Comme d'autres dans l'État du Ceara,
cette occupation se plaçait au départ en dehors du contrôle hégémonique du MST.
Peu après des divergences se sont accentuées parmi les occupants et avec les
bureaucrates du STR.]
Acarape est une ville située à
49 Km de Fortaleza, dans la vallée du Acarape, au pied du massif de Baturité.
La ville est connue comme la ville de la « cachaça3 ». Les plantations, qui
ravitaillent en canne de sucre les usines de fabrication d’alcool situées dans
la ville, sont une des bases de l'économie locale. Ce secteur traverse
aujourd'hui une forte crise. Il y a quelques années, l'entreprise sud-coréenne
Yamacon a ouvert sur place des usines de chaussures, profitant de l'existence
d'une main d'œuvre très bon marché et misérable, sans aucune expérience de
lutte syndicale. Aux ouvriers et salariés agricoles saisonniers s'ajoute la
masse des paysans ruinés et des travailleurs sans-terre. Ce prolétariat est
soumis à un chômage structurel, à la précarisation et à une grand rotation de
la main d'œuvre. Comme la grande majorité des paysans brésiliens, le paysan de
Acarape n'est plus un paysan au sens classique du mot.
1) C'est le marché, le grand
capital, qui détermine quoi, quand et pour qui produire, allant jusqu'à fournir
les semences nécessaires aux cultures. Même le petit propriétaire qui possède
légalement la terre et les outils de travail est forcé de se plier aux
monopoles. Le travailleur rural de Acarape — lorsqu'il réussit à produire au
prix d'efforts énormes et de la façon la plus archaïque possible (agriculture
de subsistance) — finit par vendre sa production dans le but d'obtenir de
l'argent pour acheter le riz, les haricots, le maïs, etc., denrées produites
industriellement dans les grandes unités du marché global.
2) Ce paysan est un
prolétaire, toujours à la recherche d'emploi, dans les campagnes ou en ville, à
la merci de la loi de l'offre et la demande. Il est commun de voir, dans les
périodes entre les moissons, beaucoup de travailleurs de Acarape travaillant
dans le bâtiment de la zone urbaine de Fortaleza. Il est frappant de constater
que ces paysans ont assimilé beaucoup des aspects d'une culture urbaine de
masse, telles les habitudes de consommation, bien sûr toujours limitées par
leurs conditions absolument misérables d'existence.
3) Les valeurs traditionnelles
de la paysannerie sont détruites et sa dignité spoliée par le capital. Les
médias imposent la dictature d’images aliénantes y compris dans les lieux les
plus reculés. La jeunesse est la principale victime de cette violence.
Spectatrice des merveilles du marché global tout en croupissant dans la misère
absolue, elle finit par trouver refuge dans la drogue et la prostitution. Elle
est forcée de se soumettre à des relations de travail semi-esclavagistes, vendant
sa force de travail pour quelques sous ou en échange de nourriture.
La présence massive de
l'alcoolisme est un trait commun à la région d'Acarape, autres régions du
Nordeste brésilien comme au Chiapas avant l'apparition de l’EZLN. Un
pourcentage significatif de la population exploitée (jeunes, adultes, vieux)
d'Acarape est alcoolique.
Ceci a des conséquences sur
les formes d'exploitation. Jeunes, hommes et femmes, qui travaillent dans les
usines de « cachaça », ou qui vivent à proximité, sont fortement incités à
boire. Dans les usines, par exemple, les travailleurs ont droit à une quantité
gratuite de boisson. Les capitalistes, de façon scientifiquement planifiée,
garantissent la paix sociale au prix d'une décadence physique et psychique, de
l'autodestruction de la dignité et du respect des familles prolétaires.
[À
Acarape, l'Église catholique ne suit pas la ligne de la Théologie de la
libération. C'est à peine si elle appuie des projets syndicalistes. Peu à peu,
elle perd du terrain face aux sectes évangéliques réactionnaires. Le STR
(Syndicat des travailleurs ruraux), est ici affilié à la CUT. Dans cette
région, le STR n'est pas seulement une force réformiste. Dirigé par un caïd
autoritaire et populiste son action prend une connotation nettement fasciste.]
Le « assentamento4 » regroupe
20 familles occupantes et 12 familles « agrégées ». Ces dernières sont
parrainées par les familles occupantes dont elles sont totalement dépendantes.
Les familles « agrégées » vivent dans les terrains attribués par l'Institut de
la réforme agraire à leurs « parrains » occupants, elles ont moins de droits et
plus de devoirs que ceux-ci. Pour en avoir une idée, il suffit de préciser que
les familles « agrégées » n'ont pas le droit au vote dans les assemblées et ne
bénéficient directement pas des crédits des projets d'État. En pratique, elles
se transforment en serfs des familles occupantes, leurs « parrains », qui sont,
elles, reconnues officiellement.
Le mythe d'un MST
révolutionnaire, empêche de voir ce qui se passe réellement à l'intérieur des «
assentamentos » et des « campamentos ». Y compris chez les libertaires, on
propage l'idée « roman[1]tique
» selon laquelle tous les travailleurs sont unis et décidés à lutter contre la
bourgeoisie et le capital ; que le MST et autres mouvements dans les campagnes
ont une pratique révolutionnaire.
Ce que nous décrivons ici à
propos de l’« assentamento » de Boqueirao montre combien cette version est
néfaste à la lutte révolutionnaire. La vie réelle est bien différente.
Aujourd'hui, l’« assentamento
» Boqueirao est divisé en deux groupes politiquement opposés : le groupe dit «
autonome », minoritaire, et le groupe lié à la CUT, majoritaire. Entre les
deux, les différences sont très marquées. Le premier a une position
anticapitaliste, il considère la Réforme agraire comme une politique bourgeoise
intégrée dans le marché et choisit le chemin des initiatives productives et des
mobilisations indépendantes hors de l'appareil d'État.
Le groupe lié à la CUT, au
contraire, cherche l'insertion dans l'économie de marché, voit la Réforme
agraire comme une solution. Il se conforme au monde bourgeois des propriétaires
privés, du productivisme et de la production de valeurs d'échange.
Ses membres se soumettent
totalement aux règles établies par l'Institut de la réforme agraire, ses
conseillers et autres entités officielles. Aujourd'hui, les deux groupes du «
assentamento » ne se réunissent même plus en assemblée. De part et d'autre on
se bat désormais dans le seul but de légaliser la séparation existante dans
l'occupation.
Comme dans les autres terres
occupées, à Boqueirao la production est soumise aux lois du marché et à la
logique productiviste du capitalisme. Dans le Sertao, cette soumission
s'accompagne de la préservation d'un archaïsme : la monoculture de légumes
traditionnels (haricots, maïs, fève), laquelle implique le recours aux «
queimadas » (brûlis).
Le résultat est la dégradation
de la nature et, à terme, l'accroissement de la misère pour toute l'humanité,
par l'épuisement des ressources naturelles, la destruction de la fertilité de
la terre.
[Le
paysan a ainsi l'illusion qu'il peut produire un petit nombre de marchandises
lui assurant la satisfaction de ses besoins fondamentaux et un niveau « digne »
de consommation. C'est un cycle vicieux. Faim et pénurie d'un côté, attachement
idéologique à la propriété privée et au système, de l'autre côté. À l'intérieur
du « assentamento », ceux que des membres du Collectif appellent « les nouveaux
patrons du travailleur rural qui occupe des terres dans les zones de la réforme
agraire » ont reproduit les attitudes hiérarchiques de soumission aux chefs. La
possession même de la terre occupée devient un leurre.]
Lors de l'expropriation,
l'État paye au propriétaire un prix surévalué, basé sur les plus-values qui avaient
souvent été financées par le même État. Il annule aussi toutes les dettes du
propriétaire. L'ancien propriétaire reçoit des TDA (Titres de la Dette
Agraire), lesquels peuvent être renégociés ou convertis en actions dans les
bourses de valeurs ou même en argent comptant. De leur côté, les occupants
reçoivent la terre avec des crédits d’alimentation, développement et
habitation, mais ils ne reçoivent les investissements qu'après 2 ou 3 ans de
présence sur les terres. Les financements annuels sont destinées à « garantir »
la production et sont distribuées par l'intermédiaire d'une institution
officielle. L'État soutient seulement la production individuelle (familiale),
alors qu'auparavant, il soutenait aussi la production collective. Une date
limite est donnée aux « assentados », date à partir de laquelle ils doivent
rembourser à l'État la somme versée à l'ancien propriétaire. C'est avant tout
dans le but d'accomplir ce « devoir » que les « assentados » se plient aux
obligations imposées par l'État. Ceci montre bien comment la lutte pour la
terre est utilisée pour dévier l'attention des travailleurs ruraux des
véritables causes de leurs problèmes.
À Boqueirao, comme dans tous
les autres « assentamentos », le travail social est soumis à l'aliénation
capitaliste. Privés de technologie pouvant rendre le processus productif plus
humain et moins pénible, le producteur se tue à la tâche pour produire très peu
et finit par détruire l'écosystème, tout en se conformant aux exigences de
l'État. Les multinationales ont trouvé une excellente façon de reprendre le
contrôle sur le travailleur rural en lutte. Pas besoin de le menacer. Même
affamé et misérable, il suffit de renforcer chez lui le sentiment de propriété
et d'« utilité sociale » dans la société productrice de marchandises. Rien de
tel qu'une réforme agraire dans des terres de mauvaise qualité ou épuisées.
Occupé presque tout son temps à un travail social inutile, rendu esclave pour
assurer sa survie, voilà le but étroit de l'existence du travailleur rural. Et
c'est ainsi que la lutte pour la terre devient une fin en soi et que le
travailleur rural se soumet à sa lourde tâche quotidienne, alors que la grande
propriété capitaliste reste épargnée. Le MST et consorts connaissent la chanson
: ils sont les meilleurs administrateurs de la réforme agraire, un processus
étatique et marginal qui ne menace en rien le capitalisme.
5. Du
côté du groupe « autonome ».
5.1
Reconquête de la dignité et du respect mutuel
L'expérience politique du
groupe « autonome » de Boqueirao se réduit pour l'essentiel à la reconquête de
la dignité et le respect mutuel de compagnons et de compagnes qui sont toujours
restés en marge des décisions et des actions prises par la majorité des «
assentados ». Ne faisant pas de concessions aux valeurs et aux pratiques
propres à la société bourgeoise, leur lutte s'est développée autour de quelques
orientations précises :
1) Les femmes restèrent
cantonnées à la condition d'êtres soumis aux maris et n'ont jamais eu un réel
pouvoir de décision dans les assemblées et autres structures du « campamento ».
Les femmes du groupe autonome ont mené une bagarre contre les valeurs du
patriarcat afin de conquérir le droit à la parole. Les autres femmes continuent
à être soumises à un contrôle serré de « leurs » hommes ; elles ne votent que
lorsque c'est dans l'intérêt des chefs de famille.
2) La jeunesse, n'a aucune
possibilité de participation à la vie politique du « assentamento », elle n'a
pas accès aux loisirs et souffre du même processus de massification que la
jeunesse des périphéries urbaines. Plus précisément, les jeunes des campements
sont forcés de vendre leur force de travail dès leur plus jeune âge ou de
travailler dans les terres de leurs familles. A travers les discussions et les
activités culturelles, le groupe autonome s'est efforcé de réveiller les jeunes
à la lutte contre l'oppression quotidienne.
3) À l'intérieur du groupe
autonome, on a soutenu les « familles agrégées » afin qu'elles aient les mêmes
droits et mêmes devoirs que les « assentados ». On a ainsi créé un potager
collectif, organisé des réunions avec large participation et décision de tous
les présents. Des activités furent organisées sur des thèmes permettant aux
occupants d'élargir leur horizons de lutte (soutien à Mumia Abu Jamal, contre
les 500 ans de la « découverte » du Brésil, etc.).
4) Compte tenu du processus de
destruction de la nature par la culture intensive capitaliste, la question
écologique est centrale. Un chiffre terrible suffit pour prendre la mesure de
l'ampleur du problème. Tous les ans, dans ce seul «assentamento», on brûle 30 à
40 hectares de terre.
Dans la lutte menée par le
groupe autonome contre la culture intensive, il y eut trois moments importants
:
— L'opposition aux brûlis au
bord du plan d'eau, lesquels provoquent progressivement l'érosion et
l'effondrement des terrains. Le débat sur la question des brûlis fut difficile,
y compris au sein du groupe autonome. Depuis des générations, les paysans ne
connaissent que ce moyen traditionnel, et ne savent produire que les légumes
traditionnels. C'est pourquoi il faudra tenter une expérience productive
alternative, montrant concrètement et dans la pratique qu'il existe d'autres
manières d'utiliser la terre.
— La lutte contre la
contamination du plan d'eau par le dépôt d'ordures de la ville d'Acarape, qui
se trouvait sur une des rives. Ce fut une dure et longue bataille menée contre
la Préfecture, avec des campagnes de presse, d'agitation et d'information
auprès des habitants et des institutions officielles de l'État du Ceara. On est
allé jusqu'à bloquer les bennes à ordures. À la suite de ces mobilisations, le
dépôt d'ordures fut déplacé, mais l'eau de la réserve reste contaminée…
— La lutte contre le pompage
de l'eau de la réserve par l'entreprise YAMACON, qui avait même construit un
système de tuyauteries entre l'usine et le plan d'eau. Cela fait à peine
quelques mois qu'on a réussi à suspendre le pompage des eaux, lequel se
poursuivait selon un ancien accord entre les « chefs » du « assentamento » et
YAMACON. L'entreprise avait accès à l'eau en échange de la distribution de
paniers d’alimentation et quelques heures de travail de tracteurs sur les
terres occupées. La direction du groupe majoritaire, liée à la CUT, menace
toujours de renouer cet accord.
[D'autres
difficultés existent : d'une part les désaccords politiques entres les membres
du groupe autonome et les membres extérieurs du Collectif, d'autre part
l'hostilité des chefs du groupe majoritaire envers les membres du groupe
autonome. L'alcoolisme, très répandu parmi la population rurale, fait des
ravages chez les copains du groupe autonome du « assentamento ». Enfin, des
maigres moyens financiers empêchent les contacts avec d'autres groupes, rendent
difficile la circulation de l'information et renforcent l'isolement du groupe autonome,
son sentiment d'impuissance et de dépendance.]
5.2
Résister à la vague réformiste
Peut-être,
ne pouvons nous pas prétendre assumer certaines tâches qui ne sont pas encore
mûries par les conditions historiques. Les décennies de 80 et 90 ont vu l'affirmation,
dans les campagnes brésiliennes, d'un projet politique réformiste, dépassant la
ligne du parti communiste qui plaçait, jusqu'aux années 70, le mouvement paysan
à la traîne d'une soi disant bourgeoisie progressiste ou démocratique.
L'apparition et le développement du MST a, avant tout, signifié l'émergence des
travailleurs ruraux comme sujet historique indépendant et capable de se
constituer en force politique et sociale importante dans le cadre de la lutte
de classes dans le pays. Certes, l'affirmation de cette force (comme tout autre
mouvement autre que celui des travailleurs ruraux !) fut marquée par la théorie
et la pratique des courants dominantes dans le siècle, par le nationalisme et
l'« internationalisme étatique », dans toutes ses variantes social-démocrate,
staliniennes et trotskistes.
Dans les années 80 et 90,
toute critique du MST trouvait ses limites et insuffisances dans le fait
qu'elle était encore marquée par les conceptions et les pratiques qu'elle
cherchait à dépasser. La suprématie du MST relevait non seulement de la force
de son appareil mais surtout de la sympathie des exploités et opprimés
vis-à-vis de son projet. Tant sur le plan national qu’international, cela était
suffisant pour isoler et déformer la critique révolutionnaire.
[L'expérience
du Collectif peut servir d'exemple. Sa survie a toujours dépendu de facteurs
autres que le volontarisme, des facteurs non contrôlables liés à la situation
sociale générale. Le mérite du Collectif fut de résister à la vague réformiste.
Au départ, sa critique était encore très marquée par le poids de l'idéologie
marxiste-léniniste. Elle a évolué. Aujourd'hui il est clair pour le Collectif
que, si le prolétariat rural est une force majoritaire dans les campagnes, la
pratique du MST reste dominée par la logique du marché. D'où les difficultés
pour qu'un mouvement révolutionnaire s'affirme dans les campagnes.]
La politique du MST, du
réformisme et de l'activisme de l'extrême-gauche, sont condamnées à échouer. Si
entre-temps une alternative révolutionnaire ne s'affirme pas, elles peuvent
même participer à la création de conditions nécessaire à l’avènement d'un
nouveau fascisme, qui se présente dès aujourd'hui sous un masque libéral. Car
ces forces ne réussissent pas à développer des réponses concrètes aux défis de
la mondialisation du capitalisme. Elles restent dans le champ étroit des
idéologies et des luttes de l'État national. Sans en être conscientes, elles
portent en elles un cadavre… Le dépassement du MST ne peut se faire que par la
constitution autonome, comme mouvement social, d'un nouveau bloc de forces au
niveau international, regroupant des millions de personnes conscientes et
organisées. Des expériences comme celles du Collectif du Ceara peuvent aider à
ouvrir le chemin. Si le travail politique dans les campagnes ne doit pas être
la tâche exclusive d'un groupe, le fait est qu'on ne peut pas avancer sur la
question globale sans une telle expérience. Pour commencer, les libertaires,
autonomes et autres, doivent cesser de propager des illusions sur le MST.
Seulement à partir de là nous pourrons contribuer à la création de conditions
historiques où pourra s'affirmer un mouvement autonome, dans les campagnes et
ailleurs.
Ceara,
Brésil, mai 2000
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