lundi 2 août 2021

Capitalisme et Djihadisme: Une guerre de religion Décembre 2015 Partie 7 et fin Par Michel Surya

 





·       On connaissait les deux régimes de la contradiction, principale et secondaire (ou subordonnée). L’aurait-on oublié que ce qu’on a entendu après les attentats de janvier 2015 se serait employé à nous le rappeler. Ceux qui, parmi les anticapitalistes, se sont montrés enclins à la mansuétude pour l’islam politique radical (ils n’ont pas manqué) prétendaient plus ou moins ouvertement que celui-ci était une invention du capitalisme, pour continuer de se sauver. A ceux-ci convient d’objecter que le capitalisme continuera de se sauver seul tant que sa contestation ne viendra pas majoritairement de son sein, quelques ennemis extérieurs qu’il s’invente, ou qu’on l’imagine s’inventer –et tant que cette contestation ne sera pas réellement révolutionnaire. Or on ne voit pas depuis les années 1970 rien qui le menace réellement ni majoritairement. (Si l’exigence révolutionnaire y perdure, c’est à l’état résiduel, nostalgique, incantatoire et archi-minoritaire.)

·       Le capitalisme a depuis toujours ce problème, qu’on l’a vu avoir contre le fascisme et le communisme, qu’on le voit avoir contre l’islamisme politique radical : à se constituer comme religieux par surcroit (la contre-révolution néo-conservatrice l’a bien essayé en usant ad nauséam d’un vocabulaire religieux : «croisade », « axe du bien et du mal », « guerre des civilisations », etc. , lequel vocabulaire ne cherchait pas à beaucoup plus que justifier des menées militaires intéressées et désastreuses au Moyen-Orient). Le fascisme et le communisme naguère, l’islamisme politique radical aujourd’hui ont seuls été et sont seuls capables de se représenter comme totalités. Comme totalités au sens où le tout (totos) est appelé à – ou promis de – s’accomplir ; et au sens où le même (tautos) ne l’a pas été ni ne le serait pas moins. Du tout, le capitalisme est certes capable, qui y tend par nature. Mais du même, il ne l’a jamais été, qui n’y tend d’ailleurs pas. Il tient que le tout peut se dispenser du même, ou qu’il s’impose à lui (c’est sa surenchère archi-religieuse). De là que le capitalisme n’ait jamais été ni ne soit jamais capable de plus que d’un totalitarisme (ce qu’il est tendanciellement), quand c’est à un « tautalitarisme » qu’il lui faudrait atteindre, à quoi vise et tend l’islam politique radical.

·       Georges Bataille, parlant en 1933 de ce « tout » et mesurant les fascismes d’alors à l’islam politique radical historique, autorise à rebours qu’on mesure l’islam politique radical d’aujourd’hui au fascisme d’alors :[…] Le fascisme a sous nos yeux, repris et reconstitué de la base au sommet – partant pour ainsi dire du vide – le processus de fondation du pouvoir […] Jusqu’à nos jours, il n’existait qu’un seul exemple historique de brusque formation d’un pouvoir total, à la fois militaire et religieux […], s’appuyant sur rien d’établi avant lui, celui du Khalifat islamique. »

·       Ceci est possible aussi : qu’il entre dans cette mansuétude inattendue de l’anticapitalisme un étonnement, qui sait une envie : plus personne ne montre en effet, ici, assez de pensée ou assez de passion pour mourir pour la révolution. La révolution se cherche des martyrs, quand la religion n’en manque pas.

·       On lit que l’anti-islamisme (ce qu’on appelle en France : l’islamophobie) serait providentiel sinon pour le capitalisme du moins pour l’état. Suivant sans doute un dualisme persistant qui voudrait qu’on puisse ne se connaitre qu’un adversaire à la fois. Ou suivant un sophisme qui écarterait de fait l’idée que l’islamisme politique radical et le capitalisme seraient deux faces inconscientes d’une même adversité. Il ne fut tout de même pas impossible, sinon facile, tout le temps que dura la guerre froide, de n’être ni pro-soviétique ni pro-américain (ni stalinien ni capitaliste). L’anarchie fut l’un des noms de cette exception.

·       Le terrorisme serait deux fois providentiel, qui permet à l’état de donner à ses réflexes antiterroristes l’étendue dont il rêve, et à l’anti-terrorisme une politique d’opposition à l’état, faute d’aucune autre politique réelle (à fortiori anticapitaliste). Par quoi l’anti-terrorisme se laisse abuser ou s’abuse lui-même (confusion involontaire ou entretenue entre l’état et la domination, laquelle confusion mésestime que le premier ne dispose d’à peu près plus aucun moyen et la seconde de presque tous). En effet, la question n’est plus qu’en second lieu de la surveillance et de ses procédures, qu’on n’étant pas à ce point, et depuis longtemps déjà, sans le consentement de ceux sur qui elle va s’exercer. Lesquels n’y consentent pas seulement ; à la vérité, qui y aspirent.

·       Si l’on s’en tenait à cette dichotomie, il suffirait que soient abrogées toutes les mesures antiterroristes pour que les libertés nous soient rendues (vieilles brisées auxquelles le gauchisme se raccroche pour maintenir l’illusion d’une adversité invariable). Mais tout  a changé, et depuis longtemps. Et les libertés n’existeraient pas davantage quand bien même personne n’y attenterait plus (quand bien même personne n’attenterait plus même à leur « formalisme »). On pourrait presque en faire l’hypothèse ironique : les mesures antiterroristes sont tout au plus faites pour maintenir l’illusion que des libertés existeraient encore. Exemple de cette confusion : « Quant à l’antiterrorisme, il faut vivre les yeux fermés pour ne pas voir l’instrument politique de gouvernement qu’il constitue depuis quinze ans, et plus notablement en France depuis les attentats de janvier […] Comment en finir avec l’antiterrorisme comme mode de gouvernement ? Et comment s’organiser afin de renverser l’ordre existant ? » (Salon du livre politique, Paris, 2015, Présentation.) C’est sans doute là parler fort et pour le plus grand nombre, mais c’est ne rien dire quant à ce qu’il en est réellement. Car l’accent porté sur l’antiterrorisme n’est pertinent qu’en partie, qui cherche à établir que l’état a encore besoin de la terreur pour dominer. Ce qui ne constitue pas qu’une méprise, mais une tromperie quant à la capacité de la domination à asservir sans pour autant avoir besoin de terroriser. C’est le contraire même qui se passe, où l’on voit que la domination est maintenant de force à « terroriser » les états eux-mêmes. La Grèce vient d’en faire l’inévitable et amère expérience, à qui les marchés ont rappelé qu’il n’y a que le capital qui permette qu’on jouisse, mais qu’on n’en jouit qu’à ses conditions.

·       L’anti-terrorisme tient si peu lieu de politique qu’il est incapable de lui opposer plus qu’une pauvre incantation insurrectionnelle. Sans cependant jamais dire laquelle ni à quelles conditions. Sans surtout prendre en considération que l’insurrectionnalité est vide aujourd’hui de toute substance politique, seulement susceptible de se remplir de toutes – régressives aussi bien qu’émancipatrice ou révolutionnaires. Immaturité, selon Boyan Manchev : « Il est grand temps de dépasser l’état immature du romantisme révolutionnaire et d’opposer la tendance à concevoir l’insurrection en tant que structure vide de l’évènement (messianique, eschatologique). Il n’y a pas de politique sans substance, et la substance historique est toujours complexe, elle relève d’un champ de forces où la dynamique des partages et des déchirures excède toute hypostase de la logique de la négativité, et de sa figure majeure – l’évènement de la Sortie. »

·       L’éventualité que le vide de la structure événementielle (insurrectionnelle ou révolutionnaire) se remplisse de représentations et d’actualisations régressives et fascisantes est en effet la plus grande aujourd’hui en Europe et en France. Lesquelles ne sont pas moins que les représentations et actualisations de l’islam politique radical susceptibles de produire un romantisme aussi, explicitement contre-révolutionnaire, d’un pouvoir d’attraction-répulsion analogue, sinon aussi efficace.

·       En réalité, la servitude que la domination est parvenue à imposer n’est qu’accessoirement de nature policière ou de contrôle. Le contrôle qui tend à s’exercer, sans reste en effet, est essentiellement de nature marchande, et c’est celui-là même que les « masses »plébiscitent, convaincues qu’elles sont que c’est de lui que dépend la part qu’elles prendront à une prospérité promise à tous, mais il n’y a qu’elles à coupablement parfois ne pas atteindre.

·       C’est surtout ne pas vouloir tenir compte de ce que le problème des libertés est déjà pour l’essentiel réglé, et qu’il s’est réglé d’un commun accord entre, d’un côté, une volonté de surveillance certes pour partie policière mais pour l’essentiel marchande et, de l’autre, un désir narcissique irrassasiable d’attester de soi en se montrant en tout et partout (via la pandémie des réseaux). Une chose est en effet que les états produisent (ou le semblent) les procédures les plus sophistiquées pour que tout est partout leur soit « visible » ; une autre est que tout le monde, en toute occasion, conspire dans ce sens et veuille se rendre visible à la domination ; que chacun même mesure à sa visibilité la part qu’il prend à la jouissance d’appartenir à la vision qu’elle offre et promeut. Les écrans ont fait de cette vision-visibilité infinie leur propre infinité, la seule qui échoie à cette époque et la mesure infiniment. C’est là que l’identité narcissique se constitue et (dé)montre, ne jouissant pas moins de la domination qui le lui permet que d’elle-même qui y existe. En quoi, une fois encore, l’identité ascétique n’est pas sans lui ressembler fort. Laquelle ne se met pas moins en scène, quitte à le faire, par un tour itératif et atroce du narcissisme, masqué.

Pour une jouissance plus grande encore ?

Qui sait ?

Au bénéfice bien sûr du capitalisme, puisqu’il n’y a de bénéfice pour finir que de lui.*

 

Octobre 2015

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