[Titre original : « Spontaneity and Organisation » / Publié dans Left, août 1949, n° 152, pp. 121-138. Texte français extrait de Intégration capitaliste et rupture ouvrière, E.D.I., 1972, 269 p., trad. Serge Bricianer]
1.
La question de l’organisation
et de la spontanéité a toujours été posée au sein du mouvement ouvrier comme un
problème de conscience de classe, lié aux rapports de la minorité des
révolutionnaires avec la grande masse d’un prolétariat imbu d’idéologie
capitaliste. Tout portait à croire, disait-on, que la conscience
révolutionnaire fût le propre seulement d’une minorité, laquelle, en
s’organisant, l’entretiendrait et la traduirait en actes. Quant aux masses
ouvrières, ce n’est que contraintes et forcées qu’elles passeraient à l’action
révolutionnaire. Lénine envisageait cette situation avec optimisme. D’autres, à
l’instar de Rosa Luxemburg, étaient d’un avis tout différent. Le premier visant
à instaurer une dictature de parti, accordait une primauté absolue aux
questions d’organisation. A l’inverse, Rosa Luxemburg, voulant parer au danger
d’une nouvelle dictature sur les travailleurs, mettait l’accent sur la
spontanéité. Ils étaient toutefois persuadés l’un comme l’autre que si dans
certaines conditions, la bourgeoisie déterminait les idées et le comportement
des masses laborieuses, dans d’autres conditions, une minorité révolutionnaire
pourrait en faire autant. Mais, à l’époque même où Lénine considérait cela
comme un facteur on ne peut plus favorable à la réalisation du socialisme, Rosa
Luxemburg ne cachait pas ses craintes de voir une minorité quelconque, ayant
accédé à la position de classe dominante, penser et agir à la manière exacte de
la bourgeoisie d’hier.
A là base de cette attitude se
trouvait, dans les deux cas, la conviction que le développement économique du
capitaliste obligerait les masses à se dresser contre le système. Lénine, tout
en tablant dessus, craignait les révolutions d’origine spontanée. Aussi, pour justifier
la nécessité d’une intervention consciente dans des mouvements de ce type, il
invoquait le degré d’arriération des masses prolétariennes qui faisait de la
spontanéité un élément sans doute important, mais destructif et non point
constructif. Plus le mouvement spontané se révélait puissant, plus donc il
était indispensable de l’encadrer et de le diriger, cette mission incombant,
selon Lénine, à un parti hiérarchisé et agissant en fonction d’un plan
d’ensemble. Il fallait en quelque sorte défendre les ouvriers contre leurs
propres impulsions, faute de quoi, en raison de leur ignorance, ils courraient
à la défaite et, consumant en vain leurs forces, fraieraient la voie à la
contre-révolution.
Rosa Luxemburg soutenait une
conception opposée, certaine comme elle l’était que la contre[1]révolution
habitait déjà les organisations et les instances traditionnelles et risquait
fort de se propager au sein du mouvement révolutionnaire lui-même. Elle
espérait que les mouvements spontanés viendraient mettre un terme à l’influence
de ces organisations qui n’aspiraient qu’à une chose : centraliser le pouvoir
dans leurs mains. Bien qu’aux yeux de Luxemburg comme à ceux de Lénine,
l’accumulation du capital fût par excellence un processus générateur de crises,
la première tenait les crises pour un phénomène infiniment plus catastrophique
que le second ne le croyait. Pour elle, plus une crise aurait des effets
dévastateurs, plus amples et plus vigoureuses seraient les actions spontanées ;
moindre aussi serait la nécessité d’une orientation consciente des luttes et de
leur direction centralisée, le prolétariat ayant dans un tel cas des
possibilités plus grandes d’apprendre à penser et à agir conformément à ses
besoins historiques. Selon Rosa Luxemburg, les organisations devaient se borner
à déclencher l’essor des forces créatrices inhérentes aux actions de masse pour
se fondre ensuite dans les tentatives indépendantes du prolétariat cherchant à
jeter les bases d’une société nouvelle. Cette conception présupposait non une
conscience révolutionnaire, à la fois tranchée et omnisciente, mais une classe
ouvrière hautement développée, capable de mettre au service de la société
socialiste et l’appareil productif et ses aptitudes propres.
Les petites organisations
ouvrières insistaient volontiers sur le rôle du facteur de la spontanéité.
Ainsi des syndicalistes révolutionnaires français, et du théoricien Georges
Sorel, qui voyaient dans la grève spontanée et sa systématisation le grand
moyen d’apprentissage de la révolution sociale. Mais. par là, ces organisations
ne faisaient que rationaliser leur faiblesse. Ne sachant comment transformer la
société, elles laissaient à l’avenir le soin de résoudre le problème. Telle
perspective n’était pas sans fondement, eu égard au développement de facteurs
comme les progrès rapides de la technologie, la concentration et la
centralisation du capital allant de pair avec l’essor de la production, la
fréquence accrue des conflits sociaux, etc. Mais, en vérité, c’était là un
simple espoir, destiné surtout à compenser la faiblesse de ces organisations et
l’incapacité où elles se trouvaient d’agir efficacement. En invoquant la
spontanéité, on cherchait à donner un tant soit peu de « réalité » à une
mission qu’elles étaient bien en peine de remplir, à excuser leur inactivité
forcée, à justifier leur intransigeance.
Quant aux grandes
organisations, elles avaient tendance à faire fi de la spontanéité. Trouvant
dans leurs succès des raisons de se montrer optimistes, elles ne songeaient
guère au concours que des mouvements spontanés seraient susceptibles de leur
apporter à une date peut-être lointaine encore. Leurs dirigeants soutenaient ou
bien que seule la force organisée est capable de vaincre la force organisée, ou
bien que la voie de l’action quotidienne, sous la direction du parti et des
syndicats, amènerait un nombre d’ouvriers toujours plus grand à prendre
conscience de la nécessité inéluctable de changer les rapports sociaux
existants. Pour eux, croissance régulière des organisations et développement de
la conscience de classe étaient une seule et même chose et, à certains moments,
ils caressaient l’idée de voir un jour ces organisations englober la classe
ouvrière dans son ensemble.
Cependant, toutes les
organisations ouvrières doivent s’insérer dans les structures sociales. Loin de
jouir d’une « indépendance » absolue, elles sont déterminées par la société et
la détermine à leur tour. Au sein du capitalisme, aucune organisation ne peut
durablement faire preuve d’un anticapitalisme intransigeant. L’ « intransigeance
» est le fait d’une activité idéologique limitée et l’apanage de sectes et
d’individus isolés. Lorsqu’elles veulent acquérir une importance au niveau de
la société globale, les organisations doivent se rallier à l’opportunisme tant
pour affecter le processus de la vie sociale que pour atteindre leurs objectifs
propres.
Opportunisme et « réalisme »
sont apparemment une seule et même chose. Le premier ne saurait être vaincu par
des groupes radicaux, dont l’idéologie attaque de front les rapports sociaux existants
sous tous leurs aspects. Il est impossible de rassembler petit à petit les
forces révolutionnaires dans le cadre d’organisations puissantes, prêtes à
passer à l’action le moment venu. Toutes les tentatives esquissées en ce sens
ont échoué. Seules ont pu prendre une importance quelconque les organisations
qui ne gênaient pas la bonne marche de l’ordre établi. Chaque fois qu’elles ont
pris pour point de départ un corps d’idées révolutionnaires, leur croissance a
engendré par la suite une antinomie grandissante entre l’idéologie et la
fonction pratique. Opposées au capitalisme, mais aussi organisées en son sein,
elles n’ont pu éviter de soutenir leurs adversaires. Après avoir résisté
victorieusement aux assauts de leurs rivaux politiques, elles ont fini, en
raison de leurs propres succès, par succomber aux forces du capitalisme.
Voici donc le dilemme que les
groupements d’inspiration radicale affrontent inévitablement : pour avoir un
écho suffisant au niveau de la société globale, les actions doivent être
organisées ; mais les actions organisées se transforment en moyens
d’intégration au capitalisme. Désormais, tout se passe comme si pour pouvoir
faire quelque chose, il fallait faire le contraire de ce qu’on voulait, et
comme si pour ne pas faire de faux pas, il fallait ne rien faire du tout.
Est-il sort plus lamentable que celui du militant aux idées radicales qui se
sait utopiste et va d’échec en échec? Aussi, par un réflexe d’autodéfense, le
radical, sauf s’il est un mystique, place toujours la spontanéité au premier
plan, tout en restant plus ou moins convaincu en son for intérieur que c’est un
non-sens que cela. Mais son obstination semble indiquer qu’il ne cesse jamais
de percevoir quelque sens caché dans ce non-sens.
Le fait de se réfugier ainsi
dans l’idée de spontanéité dénote une inaptitude réelle ou imaginaire à
constituer des organisations efficaces et un refus de s’opposer de manière «
réaliste » aux organisations en place. En effet, pour combattre avec succès ces
dernières, il faudrait créer des contre-organisations dont l’existence, en soi,
irait à l’encontre de leur raison d’être. Opter pour la « spontanéité », c’est
donc une façon négative d’aborder le problème de la transformation sociale ;
toutefois, mais seulement dans un sens idéologique, cette attitude a des
aspects positifs, étant donné qu’elle implique un divorce mental d’avec le type
d’activités qui tendent à renforcer l’ordre établi. Aiguisant la faculté de
critique, elle mène à se désintéresser d’entreprises futiles et d’organisations
dont on ne peut plus rien attendre. Elle permet de distinguer l’apparence
d’avec la réalité ; bref, elle est liée à l’orientation révolutionnaire.
Puisque d’évidence certaines forces, organisations et rapports sociaux sont
voués à disparaître et que d’autres tendent à les remplacer, ceux qui tablent
sur l’avenir, sur les forces en gestation, mettent l’accent sur la spontanéité
; en revanche, ceux qui se rattachent étroitement aux forces du vieux monde
insistent sur la nécessité de l’organisation.
2.
Il apparaît à l’examen, même
superficiel, que toute organisation importante, quelle que soit son idéologie,
contribue à maintenir le statu quo ou, dans le meilleur des cas, à promouvoir
un développement des plus limités, dans le cadre des conditions générales
caractérisant une société déterminée à une époque donnée. Le terme de statu quo
permet assez bien de tirer au clair le concept d’immobilisme dans le
changement. Il est possible de l’utiliser en faisant totalement abstraction de
ses implications philosophiques, à la manière de n’importe quel autre
instrument d’analyse. Si transformées quelles puissent être en effet, les
conditions précapitalistes sont intégrées aux conditions capitalistes et, de la
même façon, les conditions postcapitalistes se manifestent sous une forme ou
sous une autre au sein du capitalisme. C’est là chose évidente mais concernant
l’évolution sociale en général ; or l’activité pratique des hommes sépare
continuellement le général d’avec le spécifique, bien que l’un et l’autre
soient en fin de compte indissociables.
Quand on parle ici de statu
quo, c’est par rapport à la société capitaliste, et donc par rapport à une
période historique au cours de laquelle les ouvriers, dans le cadre d’une
interdépendance sociale complexe, se trouvent séparés des moyens de production
et, par voie de conséquence, asservis à une classe dominante. Les traits
distinctifs du pouvoir politique sont fonction des traits distinctifs du
pouvoir économique. Tant que la vie sociale reste déterminée par la relation capital-travail,
la société demeure, inchangée, sur le plan fondamental, quand bien même elle se
montrerait changée sur d’autres. Le capitalisme du laissez-faire, celui des
monopoles, ou encore le capitalisme d’Etat, sont autant de stades évolutifs au
sein du statu quo. Sans contester l’existence de différences entre ces stades,
il est nécessaire de faire ressortir leur identité de base et, en s’opposant à
leurs caractéristiques communes, de s’opposer non seulement à l’un ou à
l’autre, mais aussi à tous simultanément.
Du point de vue des classes
dominées, conditionné par l’époque, le développement ou le progrès élémentaire
dans le cadre du statu quo peut paraître « bon » ou « mauvais ». On donnera
comme exemple de « bon » développement, la lutte victorieuse des ouvriers pour
des conditions de vie meilleures et des libertés politiques accrues, et comme
exemple de « mauvais », la perte des unes et des autres par suite de
l’avènement du fascisme - indépendamment de la question de savoir si le premier
fut ou ne fut pas la cause du second. L’adhésion active à des organisations,
cherchant à promouvoir le développement dans le cadre du statu quo, est souvent
une nécessité inéluctable. Il est donc parfaitement vain de vouloir s’opposer à
de telles organisations sur la base d’un programme réalisable uniquement en
dehors de ce cadre. Néanmoins, avant de décider d’entrer dans une organisation
« réaliste » ou d’y rester, il faut se demander dans quel sens vont les
changements survenant au sein du statu quo et dans quelle mesure ils sont
susceptibles d’affecter la population laborieuse.
Les syndicats et les partis
ouvriers ont depuis longtemps cessé d’agir en conformité avec les intentions
radicales qui furent leurs à l’origine. Les « questions immédiates » ont fini
par les métamorphoser et par entraîner la disparition de toute organisation
ouvrière « réelle », malgré la foule de pseudo-organisations qui subsistent.
L’aile socialiste du mouvement elle-même considère les réformes sociales non
plus comme une voie de passage au socialisme, mais comme un moyen d’améliorer
le capitalisme, de le rendre plus agréable à vivre, et cela bien que ses
porte-parole continuent souvent d’utiliser une phraséologie socialiste.
La lutte pour des conditions
de vie meilleures dans le cadre de l’économie de marché, c’est-à[1]dire
pour vendre au meilleur prix la marchandise force de travail, a transformé
l’ancien mouvement ouvrier en un mouvement capitaliste des travailleurs. Plus
la pression du prolétariat était énergique, plus les capitalistes se voyaient
contraints d’élever la productivité du travail tant grâce à la technologie et à
la rationalisation que grâce à l’essor des échanges nationaux et
internationaux. De même que la concurrence en général, la lutte prolétarienne
elle aussi a servi d’instrument pour accélérer le rythme de l’accumulation du
capital. Et, à mesure que l’expansion progressait ainsi, le mouvement ouvrier –
non seulement ses cadres dirigeants mais aussi ses militants de base renonçait
à ses aspirations révolutionnaires d’autrefois. Bien que les salaires eussent
diminué en valeur relative par rapport à la production, ils s’étaient accrus en
valeur absolue, le niveau de vie des ouvriers d’industrie augmentant du même
coup dans les principaux pays capitalistes. En outre, le commerce extérieur et
l’exploitation des colonies avaient pour effet d’accroître les profits et
d’accélérer la formation du capital. Ceci n’alla pas sans créer des conditions
favorables à l’apparition d’une « aristocratie ouvrière ». De temps à autre,
des crises et des dépressions venaient interrompre cette évolution et, bien
qu’échappant à toute espèce de contrôle, servaient de facteurs coordonnant le
processus de restructuration du capital. A la longue cependant, l’appui que
l’expansion capitaliste, fondée sur le jeu de la concurrence, trouvait dans les
rangs de la classe laborieuse aboutit à une complète fusion d’intérêts entre
les organisations ouvrières et les détenteurs du capital.
Certes, il y eut des
organisations qui se dressèrent contre l’intégration du mouvement ouvrier à la
structure capitaliste. Voyant dans les réformes une étape en direction de la
révolution, elles essayèrent de poursuivre des activités revendicatives sur le
terrain du système, tout en conservant leurs objectifs révolutionnaires. La
fusion du capital et de l’ancien mouvement ouvrier constituait à leurs yeux un
phénomène provisoire dont il fallait s’accommoder ou tirer parti tant qu’il
durait. Leur peu d’empressement à collaborer avec le capital les empêchait
toutefois d’acquérir une importance en tant qu’organisation et cela, à son
tour, les poussait à exalter la spontanéité. Les socialistes de gauche et les
syndicalistes révolutionnaires rentrent dans cette catégorie [On notera à ce
propos que la revue anglaise, où parut cet article (Left, n° 152, août 1949),
servait de tribune à des socialistes de gauche de diverses tendances
(N.d.T.).].
Certains pays bénéficient de
niveaux de vie supérieurs à ceux des autres, et la haute paie versée à
certaines couches de travailleurs a pour effet de diminuer le salaire des
autres. Mais les tendances à la péréquation des taux de productivité, de profit
et de salaires, inhérentes au capitalisme de la concurrence, ne manquent pas de
jouer et de menacer les intérêts particuliers et les privilèges spéciaux. De même
que les capitalistes s’efforcent d’échapper à ce processus niveleur au moyen de
la monopolisation de l’économie, de même les ouvriers privilégiés tentent de
sauvegarder leur situation aux dépens du prolétariat dans son ensemble. On
finit ainsi par confondre intérêt particulier et intérêt « national ». En
appuyant leurs organisations politiques, syndicales et autres, pour conserver
les avantages socio-économiques dont ils jouissent, les ouvriers défendent non
seulement ce stade particulier du capitalisme auquel ils doivent leur situation
privilégiée, mais aussi la politique impérialiste de leur pays.
3.
Les rapports sociaux de base
sont constamment organisés et réorganisés de façon plus « efficace », à dessein
de maintenir le statu quo. Ce genre de réorganisation tend maintenant, au sein
de la société structurée en classes, à prendre un caractère totalitaire.
L’idéologie, à la fois condition préalable et produit de cette réorganisation,
se fait elle aussi totalitaire. Et, en vue de survivre, les organisations
jusqu’alors exemptes de ce trait suivent à leur tour le courant. Dans les pays
totalitaires, les organisations dites ouvrières sont directement au service de
la classe dirigeante. Il en est de même dans les pays « démocratiques », mais
sous une forme plus voilée sans doute et sur la base d’une idéologie en partie
différente. Visiblement, il n’existe plus le moindre moyen qui permette de
remplacer ces organisations par d’autres, d’un caractère révolutionnaire
indiscutable – situation sans issue pour ceux qui voudraient organiser la
société nouvelle dans le sein de l’ancienne comme pour ceux qui continuent de
préconiser ces « améliorations » dans le cadre du statu quo, étant donné qu’il
est désormais impossible de réaliser des réformes autrement que par le biais de
méthodes totalitaires. La démocratie bourgeoise liée au « laissez-faire » –
c’est-à-dire les conditions sociales propices à la formation et à l’essor des
organisations ouvrières de type traditionnel – ou bien n’existe plus ou bien
est en voie de disparition. Le vieux débat, organisation ou spontanéité, qui
passionna tellement l’ancien mouvement ouvrier, a perdu toute espèce de sens.
Les deux sortes d’organisation, celles qui prenaient la spontanéité pour base
et celles qui cherchaient à l’ordonner, n’ont-elles pas volé en éclats l’une et
l’autre ? Inviter à créer des organisations nouvelles, c’est nourrir un pieux
espoir, celui de les voir apparaître spontanément un jour, rien de plus. Aussi
bien, face à la réalité totalitaire en voie d’émergence, les tenants de
l’organisation sont des « utopistes », ni plus ni moins que les fervents de la
spontanéité.
Aux yeux de certains
toutefois, l’existence de la Russie bolcheviste paraît infirmer et la thèse de
la disparition totale de l’ancien mouvement ouvrier, et l’idée selon laquelle
la dégradation des conditions sociales rend désormais futile toute discussion
sur la valeur respective de l’organisation et de la spontanéité. Car, en fin de
compte, les champions du principe d’organisation l’ont emporté en Russie et
continuent d’exercer le pouvoir au nom du socialisme. Rien ne les empêche donc
de considérer leur succès comme une vérification de leur théorie et de même en
ce qui concerne les organisations réformistes devenues des partis de
gouvernement, tel le parti travailliste anglais. Et rien ne les empêche non
plus de voir dans leur situation actuelle non la résultante d’une
transformation du système capitaliste dans un sens totalitaire, mais au
contraire une étape en direction de sa socialisation.
Pourtant, le gouvernement
travailliste anglais et les organisations qui le soutiennent ne font que
démontrer à quel point leur triomphe a mis fin à l’ancien mouvement ouvrier.
N’est-il pas avéré en effet que les travaillistes au pouvoir n’ont d’autre
souci que de maintenir le statu quo? Certes, ils cherchent à remodeler la
structure politique et administrative du pays, mais du même coup défendre le
capitalisme équivaut pour eux à défendre leur existence propre. Et défendre le
capitalisme, cela signifie poursuivre et accélérer la concentration et la
centralisation de l’économie et du pouvoir politique, camouflées sous
l’étiquette de « nationalisation » des industries clés. Ce processus implique
des changements sociaux, lesquels tout à la fois accroissent la capacité de manipulation
et de direction autoritaire du Capital et de l’État, et intègrent le mouvement
ouvrier au réseau en expansion des organisations totalitaires uniquement
dévouées à la cause de la classe dirigeante.
Si les organisations
ouvrières, du type prédominant en Angleterre, acquièrent un poids politique
aussi considérable sans le mettre au service de leurs fins révolutionnaires, ce
n’est nullement parce que leur « idéologie démocratique » leur interdit de
prendre en main le pouvoir réel, en tant qu’il diffère du pouvoir
gouvernemental, par des moyens qui ne seraient pas ceux de la majorité
Parlementaire. Elles n’ont en effet de démocratique que le nom, rigoureusement
soumises comme elles le sont à une bureaucratie mettant en oeuvre des rouages
calqués sur ceux du capitalisme et qui, pour « démocratiques » qu’ils soient,
présupposent la domination absolue des maîtres du capital. Elles n’ont pas non
plus à craindre ce qui peut rester de force à leurs adversaires capitalistes au
conservatisme révolu, propre au stade prétotalitaire du développement
capitaliste. L’évolution de ces organisations dans un sens totalitaire
reproduit en petit la transformation de la société libérale en société
autoritaire. Il s’agit là d’un processus lent et contradictoire, impliquant à
la fois une lutte à l’échelle internationale et une lutte entre groupements
politiques au niveau national. Ce processus se déroule en un moment où le
caractère international que la concentration du capital prend toujours
davantage, métamorphose les intérêts monopolistes en intérêts nationaux, où
l’économie mondiale se trouve monopolisée par quelques Etats ou blocs de
puissances et où le contrôle direct de la production et du marché par les
monopoles, qui existe dans chaque pays avancé, s’étend de plus en plus au monde
entier. Dans ces conditions, le mouvement ouvrier perd la possibilité, qu’il
avait eue jusqu’alors, de contribuer à l’expansion du capital par le seul fait
qu’il défendait ses intérêts de groupe social spécifique. Il lui faut passer au
nationalisme et participer à la réorganisation de l’économie en fonction de
rapports de forces changés. Ce n’est pas sans mal toutefois que le mouvement
ouvrier, lié tout autant par ses traditions que par la nécessité de sauvegarder
les avantages acquis, parvient à se transformer et, de nationaliste bon enfant
qu’il était hier, à devenir aujourd’hui un pilier de l’impérialisme. De
nouvelles tendances politiques font alors leur apparition en vue d’exploiter ce
manque de souplesse et, si ce dernier persiste, les organisations
traditionnelles doivent céder la place à un mouvement de type
national-socialiste.
A coup sûr, le
national-socialisme n’est « national » que pour mener une politique
impérialiste. L’« internationalisme bourgeois », c’est-à-dire le marché « libre
» mondial, ne fut jamais qu’une fiction. « Libre », ce marché ne l’était en
effet que dans la mesure où la concurrence entre les principaux pays
industriels et entre les monopoles internationaux n’atteignait pas encore une
sévérité excessive. Or l’expansion du capital a pour effet simultané de
restreindre et de stimuler la concurrence. Les vieilles positions de monopole
sont liquidées au profit de groupements monopolistes nouveaux. En intervenant
sur le marché « libre » mondial, les monopoles freinent l’expansion du capital
mais, du même coup, ils ouvrent à de nouveaux pays la voie du développement ;
les intérêts privés qui, dès lors, peuvent prendre leur essor, instaurent leurs
propres systèmes de restrictions monopolistes à la concurrence afin de se tailler
une place au soleil.
La lutte pour prendre pied sur
le marché mondial (et la lutte pour repousser les intrus qui va de pair avec
elle) devait donc accélérer le développement général du capitalisme au prix de
disproportions toujours accrues au sein de l’économie mondiale. Entre l’essor
continu des forces sociales de production, d’une part et l’organisation à base
privée et nationale de la production et du commerce mondiaux, d’autre part,
apparut une contradiction qui ne fit que s’aggraver au fur et à mesure des
progrès du capitalisme. Les réorganisations de l’économie mondiale, rendues
nécessaires par les changements survenus dans la répartition de la puissance
économique, ne suffirent plus à arrêter la croissance des forces productives,
due à une concurrence qui continuait de battre son plein ; dès lors, cette
fonction de blocage revint aux crises et aux guerres. Voilà qui provoqua à son
tour une nouvelle flambée de nationalisme, bien que toutes les questions
politiques et économiques découlent de la nature capitaliste de l’économie
mondiale. Le nationalisme est essentiellement un instrument pour la concurrence
à grande échelle, le seul « internationalisme » dont la société capitaliste
soit capable.
L’internationalisme
prolétarien, quant à lui, était fondé sur l’idée (fausse) selon laquelle le
principe bourgeois du « libre échange » correspondait à la réalité. On voyait
dans le développement international une simple extension quantitative d’un
phénomène que le développement national avait rendu familier. De même que
l’entreprise capitaliste avait fini par ne plus connaître de frontières
nationales, de même, pensait-on, le mouvement ouvrier allait acquérir une base
internationale sans changer de forme ni de type d’activités. Le grand
changement qualitatif, que cette évolution quantitative ne manquerait pas
d’engendrer, ce serait la révolution prolétarienne, et cela en raison de la
polarisation croissante de la société en deux classes fondamentales, un nombre
toujours plus réduit de dirigeants devant faire face à la masse toujours plus
grande des dirigés. En bonne logique, ce processus ne pouvait aboutir qu’à
l’alternative : ou bien l’absurdité totale, ou bien l’expropriation sociale des
expropriateurs individuels.
Ancré de la sorte dans la
conviction que la lutte pour vendre la force de travail au meilleur prix
entraînerait le développement graduel de la conscience de classe du prolétariat
et la création d’une base objective pour le socialisme, on voyait également un
phénomène salutaire dans le processus de concentration du capital, considéré
comme un préalable obligé à l’évolution en direction de la société nouvelle.
L’apparition du Grand Capital, la cartellisation, la multiplication des trusts
et des prises de contrôle financier, les interventions de l’État, l’essor du
nationalisme, voire même celui de l’impérialisme, tout cela constituait autant
d’indices d’une « maturation » de la société capitaliste, au terme de laquelle
surgirait la révolution sociale. Pour les réformistes, cet état de choses
confirmait leur théorie : la transformation de la société avait pour condition
nécessaire et suffisante leur arrivée au pouvoir par des moyens légaux. Mais
les révolutionnaires étaient amenés de leur côté à croire que, même dans des
conditions de « maturité » moins grande, il leur suffirait de s’emparer du
pouvoir d’État pour réaliser le socialisme. Socialistes et bolcheviks se
heurtaient à propos de questions d’ordre tactique, mais ces querelles ne
concernaient nullement le postulat fondamental qui leur restait commun : le
pouvoir d’État était l’instrument qui permettrait de passer du « stade suprême
» du capitalisme à la société nouvelle. Si les socialistes inclinaient à
laisser le progrès suivre son cours, persuadés qu’ils étaient que toutes les
fonctions gouvernementales finiraient ainsi par tomber sous leur coupe, les
bolcheviks entendaient, quant à eux, mettre la main à la pâte et accélérer
l’évolution sociale.
En 1917, la défaite des armées
tsaristes vint rendre plus impérieuse que jamais la nécessité, déjà- très largement
ressentie en Russie, de « moderniser » le pays afin de raffermir sa chancelante
indépendance nationale. Après qu’une révolution eut balayé le régime, le
gouvernement échut aux « éléments progressistes ». Et l’aile marchante du
mouvement socialiste ne tarda guère à concentrer tous les pouvoirs dans ses
mains. Voulant hâter le processus de socialisation, les bolcheviks forcèrent la
population à exécuter point par point leur programme politique. De leur point
de vue, peu importait que les décisions du gouvernement fussent encore
empreintes d’un caractère capitaliste du moment qu’elles restaient dans le
droit fil d’une évolution qui poussait au capitalisme d’Etat et qu’elles
avaient pour effet d’augmenter la production et de conserver le pouvoir au
parti dirigeant. Car seul un gouvernement bolchevique était en mesure,
pensait-on, d’implanter le socialisme par en haut, à grand renfort de décrets,
et cela malgré les fautes et les compromis inévitables, malgré toutes les
concessions à faire aux principes capitalistes et aux puissances impérialistes.
La grande question, c’était en effet d’avoir un gouvernement qui ne risquerait
pas de dévier de la ligne révolutionnaire, un gouvernement maître d’un appareil
d’Etat qui garderait son caractère révolutionnaire du fait que ses membres se
verraient inculquer systématiquement une idéologie aux fondements rigides. En
favorisant le développement d’un fanatisme à toute épreuve, les bolcheviks
cherchaient à doter les organes politiques et administratifs du pays d’une cohésion
et, par là, d’une puissance supérieure à celles de leurs ennemis propres. Ainsi
la dictature du gouvernement, appuyée sur un parti dirigé par des méthodes
dictatoriales et sur un système de privilèges hautement hiérarchisé,
apparaissait-elle comme une première étape qu’il fallait nécessairement
franchir avant d’arriver au socialisme. Dès cette époque, une tendance à la
gestion totalitaire, allant de pair avec l’essor des monopoles, les
interventions de l’Etat dans l’économie et les exigences de l’impérialisme
moderne en ce qui concerne la structuration du monde, était à l’oeuvre dans
tous les pays, plus particulièrement dans ceux qui se trouvaient en état de
crise plus ou moins « permanente ». De même que l’économie, les crises du
capitalisme sont internationales, mais il ne s’ensuit nullement qu’elles
frappent tous les pays avec une égale vigueur et d’une manière identique.
Certaines régions sont « riches » et d’autres « pauvres » en matières
premières, en main-d’œuvre et en capital. Les crises et les guerres provoquent
un remaniement des rapports entre puissances et ouvrent des voies nouvelles au
développement politique et économique du monde. Elles peuvent avoir pour effet
d’instaurer un nouvel équilibre des forces ou d’y contribuer. Dans un cas comme
dans l’autre, le monde capitaliste subit des changements décisifs et se
retrouve ensuite organisé sur des bases différentes. Sous l’impact de la
concurrence, ces transformations structurelles se généralisent, mais en
revêtant des aspects qui sont très loin d’être partout les mêmes. Dans certains
pays, les nouvelles formes de domination sociale, consécutives à l’apparition
d’un degré élevé de concentration du capital, peuvent prendre un caractère
avant tout économique ; dans d’autres, elles auront des dehors plus politiques.
De fait, les organes de direction centralisée ont toutes chances d’être plus
perfectionnés dans le premier cas que dans le second. Dès lors cependant, les
pays les moins bien pourvus sur ce plan se voient contraints d’accroître les
pouvoirs de l’appareil d’Etat. Un régime fasciste est le produit de luttes
sociales engendrées par des difficultés d’ordre intérieur autant que par la
nécessité de compenser, au moyen de l’organisation de l’économie, des
faiblesses structurelles qu’ignorent les pays les plus forts du point de vue
capitaliste. Le régime autoritaire a pour mission de remédier à l’absence d’un
système de prise de décision centralisé et résultant d’un « libre » cours des
choses.
Si le totalitarisme découle de
changements survenus au sein de l’économie mondiale, il est aussi à l’origine
d’une nouvelle et universelle tendance à parfaire la puissance économique par
des moyens politiques. En d’autres termes, l’essor du totalitarisme n’est
compréhensible qu’en fonction de la situation mondiale du capitalisme. Le
bolchevisme, le fascisme et le nazisme ne se sont pas formés de manière
autonome, dans le cadre de l’évolution d’un pays donné. Ils ont constitué en
réalité autant de réactions de type national à la transformation des conditions
de la concurrence internationale, exactement comme les tendances des nations «
démocratiques » au totalitarisme représentent une réaction à des pressions en
sens opposés, pour et contre les menées impérialistes. Seules les grandes
puissances capitalistes sont en mesure de rivaliser de façon indépendante pour
la maîtrise du monde, cela va de soi. Quant à la plupart des petites nations,
déjà hors de course, elles ne font que s’adapter à la structure sociale des
puissances hégémoniques. Pourtant les structures totalitaires modernes sont
apparues pour la première fois dans les pays capitalistes les plus faibles et
non, comme tout portait à le croire, dans ceux où le pouvoir économique se
trouvait concentré à l’extrême. Les bolcheviks, formés à l’école de l’Occident,
voyaient dans le capitalisme d’Etat le stade ultime du développement
capitaliste, une voie de passage au socialisme. Pour emprunter cette voie, il
fallait selon eux, recourir à des moyens purement politiques, à la dictature en
l’occurrence, et pour que cette dictature fût efficace, il fallait recourir au
totalitarisme. Les régimes fascistes d’Allemagne, d’Italie et du Japon ont
incarné des tentatives de suppléer par l’organisation à tout ce qui manquait
d’éléments de force capitaliste traditionnelle à leurs pays respectifs et de
court-circuiter la concurrence à grande échelle, le développement économique
général les empêchant de se tailler désormais une place plus grande sur le
marché mondial, voire de la conserver.
Vu sous cet angle, l’évolution
globale du capitalisme n’a cessé de tendre au totalitarisme. Cette tendance
devint sensible dès le début de notre siècle. Elle a pris corps au travers des
crises, des guerres et des révolutions. Loin de n’intéresser que des classes
spécifiques et des nations particulières, elle affecte le monde entier. Et,
dans cette perspective, on peut ajouter qu’un capitalisme « intégralement
développé » serait ni plus ni moins qu’un capitalisme mondial géré de façon
centralisée sur un mode totalitaire. S’il était réalisable, il correspondrait
au but que socialistes et bolcheviks s’assignaient : la création d’un
gouvernement mondial planifiant la vie sociale dans son ensemble. Il
correspondrait aussi à l’ « internationalisme » restreint des capitalistes, des
fascistes, des socialistes et des bolcheviks, et à leurs projets d’organisation
partielle – citons pèle-mêle : le paneuropéannisme ; le panslavisme ; la
latinité ; les Internationales II, IIIe et autres ; le Commonwealth ; la
doctrine de Monroe ; la Charte de l’Atlantique ; les Nations Unies et ainsi de
suite – tous conçus comme autant de préalables à l’établissement d’un
gouvernement mondial.
Lorsqu’on l’examine à la
lumière de l’histoire contemporaine, le capitalisme du siècle dernier apparaît
comme un capitalisme sortant tout juste de l’enfance, n’ayant pas encore réussi
à s’émanciper complètement de son passé féodal. Le capitalisme, qui ne mettait
pas en question l’exploitation en général, mais seulement le règne exclusif
d’une forme particulière d’exploitation, peut vraiment se développer « dans le
sein » de l’ancienne société. A cette époque l’action révolutionnaire visait la
prise du pouvoir dans le seul but d’éliminer les pratiques restrictives propres
au monde féodal et de défendre la « liberté d’entreprise ». Elargir le marché
mondial, stimuler le développement du prolétariat et de l’industrie, accélérer
Il accumulation du capital, telle était alors la grande affaire des
capitalistes et, certes, ils avaient sur ce plan toutes raisons d’être
satisfaits. La « liberté économique », tel était leur leitmotiv et, pour autant
que l’Etat les laissait poursuivre en paix l’exploitation des travailleurs, ils
ne se souciaient ni de sa composition ni de son autonomie.
Toutefois, loin d’être l’une
des caractéristiques essentielles du capitalisme, l’indépendance relative de
l’Etat était liée à la croissance du système dans des conditions de maturité
encore très imparfaites. Plus ces conditions mûrissaient, plus l’Etat prenait
un caractère capitaliste. Ce qu’il perdait en « autonomie », il le regagnait en
puissance ; ce que les capitalistes se voyaient contraints d’abandonner, ils le
retrouvaient sur un autre plan, grâce au perfectionnement des mécanismes de
gestion de la vie sociale. A la longue, les intérêts de l’Etat et du Capital
finirent par se confondre aux yeux de tous, fait dénotant que le mode de
production capitaliste et son système de concurrence jouissaient du
consentement général. Appuyé sur l’Etat et organisé à l’échelon national, le
capitalisme marquait plus nettement que jamais qu’il avait subjugué toute
opposition, que la société dans son ensemble, y compris le mouvement ouvrier -
et pas seulement le patronat -, était devenue capitaliste. Cette intégration du
mouvement ouvrier au système se manifestait entre autres dans l’intérêt
grandissant qu’il portait à l’Etat conçu comme un instrument d’émancipation.
Etre « révolutionnaire », voilà qui signifiait désormais rompre avec la «
conscience trade-unioniste » bornée propre à l’ère du « libre-échange » et
lutter pour la conquête de l’Etat tout en cherchant constamment à augmenter les
prérogatives de celui-ci. La fusion du Capital et de l’Etat s’accompagnait
ainsi d’une fusion de l’un et de l’autre avec le Travail, c’est-à-dire l’ancien
mouvement ouvrier organisé.
La Russie bolcheviste est le
premier en date des systèmes ou la fusion du Capital, du Travail et de l’Etat
fut réalisée sous la direction de l’aile radicale de l’ancien mouvement
ouvrier. Depuis longtemps, Lénine était convaincu que la bourgeoisie se
trouvait dorénavant dans l’incapacité absolue de révolutionner la société.
L’époque de la révolution capitaliste au sens traditionnel était terminée. Au
stade du capitalisme impérialiste, les pays arriérés, voulant échapper à la
colonisation, étaient en effet obligés de prendre pour point de départ de leur
évolution l’état de choses considéré jusqu’alors, dans le cadre du
laissez-faire, comme le point d’aboutissement possible du processus de la
concurrence. Dès lors, il était vain d’attendre l’émancipation d’un
développement s’effectuant par les voies traditionnelles ; seules des luttes
politiques, du type mis en avant par les bolcheviks, pouvaient créer les
conditions nécessaires au développement capitaliste, base même de
l’indépendance nationale. S’attaquant non pas au système d’exploitation
capitaliste en général, mais seulement à sa forme restreinte, à l’exploitation
pratiquée par des groupes particuliers d’industriels et de financiers, le parti
bolchevik s’empara de l’Etat et du même coup prit en main la gestion des moyens
de production. Point n’était besoin de se plier au schéma historique - faire du
profit et accumuler des capitaux - pour s’approprier les leviers de commande.
Cessant d’être liée aux pratiques du laissez-faire et de la concurrence,
l’exploitation reposait désormais sur le pouvoir de gestion des moyens de
production. Elle promettait même d’être plus rentable et plus sûre avec un
système de gestion unifiée et centralisée qu’elle ne l’avait été dans le passé
par le biais du contrôle indirect du marché et des interventions sporadiques de
l’Etat.
Si en Russie l’initiative
totalitaire fut prise par le mouvement ouvrier extrémiste, ce fut en raison de
la proximité de l’Europe occidentale où des processus analogues étaient à
l’oeuvre, quoique dans un cadre réformiste, non révolutionnaire. Au Japon,
l’initiative vint de l’Etat et le processus suivit un cours différent, les
anciennes classes dirigeantes s’étant métamorphosées en organes d’exécution de
la politique de l’Etat. En Europe de l’Ouest, l’intégration de l’ancien mouvement
ouvrier - et ses conséquences quant à la conduite de l’Etat - atteint un degré
tel, surtout pendant la guerre, que ce mouvement perdit complètement
l’initiative en matière de changement social. Il ne pouvait venir à bout de la
stagnation sociale (causée en partie par sa propre existence et accentuée par
les séquelles du conflit mondial) sans se transformer d’abord radicalement
lui-même. Mais les essais de bolchevisation échouèrent. En effet, la
bourgeoisie ouest-européenne, contrairement à la bourgeoisie russe,
bénéficiait, grâce à ses institutions démocratiques « progressistes », d’une
grande liberté de manoeuvre et d’une base sociale très large et intégrée. Ce
fut en Allemagne, la plus puissante, du point de vue capitaliste, de toutes les
nations vaincues et privées de part de butin, qu’en désespoir de cause se
produisit l’essor du nazisme. La révolution russe avait montré au monde comment
un parti peut s’assurer une emprise totalitaire sur un pays ; le régime
bolcheviste avait mis en évidence la possibilité d’un capitalisme de parti. De
nouvelles formations politiques, mi-bourgeoises mi-plébéiennes, aux idéologies
nationalistes et impérialistes et aux programmes plus ou moins capitalistes
d’Etat, vinrent se poser en forces « révolutionnaires » face aux anciennes
organisations. Moins respectueux de la légalité et des modes d’intervention
traditionnels, ces partis, dotés d’une base de masse qu’une crise insoluble
alimentait en permanence, et appuyés par tous les éléments qui poussaient à
résoudre la crise par des méthodes impérialistes, réussirent à l’emporter,
d’abord en Italie, puis en Allemagne. Même aux Etats-Unis, la plus grande
puissance capitaliste, on s’efforça pendant la Grande crise de raffermir
l’autorité accrue, dont l’Etat jouissait depuis peu de temps, en faisant tout
pour gagner les masses à la politique du gouvernement, axée sur la
collaboration des classes.
L’effondrement des pays
fascistes à l’issue de la deuxième guerre mondiale n’a pas modifié la tendance
au totalitarisme. Si les vaincus ont perdu leur indépendance, ils ont gardé
cependant leur structure autoritaire. Seuls n’ont pas survécu, qu’ils aient été
détruits ou subordonnés aux exigences des vainqueurs, les aspects de leur
régime totalitaire liés au maintien d’un potentiel de guerre propre. Malgré le
changement du rapport des forces et la mise en œuvre de méthodes nouvelles,
l’autoritarisme est plus grand dans le monde d’aujourd’hui qu’il ne le fut
avant et pendant la dernière guerre. Qui plus est, des pays « victorieux », comme
la France et l’Angleterre, se trouvent présentement dans la situation même que
les pays vaincus traversèrent à la fin de la première guerre mondiale. Et tout
semble indiquer que l’évolution que l’Europe centrale connut entre les deux
guerres va s’y répéter.
Cependant, le totalitarisme a
cessé d’être l’apanage exclusif d’organisations nouvelles ; on le voit prôné
maintenant par toutes les forces politiques actives. Pour faire face sur le
plan intérieur à la concurrence des formations fascistes ou bolchevistes, les
organisations en place ont dû s’adapter à leurs méthodes. En outre, toutes les
luttes internes reflétant des rivalités d’ordre impérialiste, la préparation à
la guerre a pour effet de pousser plus encore la société dans la voie du
totalitarisme. Etant donné que l’Etat prend en charge des secteurs de plus en
plus étendus de la vie sociale et économique, le capital privé et monopoliste
doit, pour se défendre, suivre plus que jamais ses propres penchants au
centralisme. Bref, les forces sociales dont les deux guerres ont accouchées, et
qui visent à trouver des solutions dans le cadre du statu quo, tendent toutes à
appuyer et à accélérer les progrès du capitalisme totalitaire.
Dans ces conditions, une
résurrection du mouvement ouvrier, tel qu’il fut autrefois, et tel qu’il
subsiste encore çà et là sous une forme rabougrie, est purement et simplement
hors de question. Tous les mouvements ayant le vent en poupe cherchent – quelle
que soit leur étiquette – à se conformer aux principes autoritaires. La domination
sociale peut prendre des formes extrêmement diverses, allant de la combinaison
Etat-monopoles au fascisme et au capitalisme de parti, mais, en tout état de
cause, les détenteurs du pouvoir disposent désormais de moyens tels que cela
signifie la fin du laissez-faire et l’extension du capitalisme autoritaire.
Certes, il est hors de doute
que le capitalisme ne parviendra jamais au stade du totalitarisme absolu, pas
plus qu’il ne fut jamais un système de laissez-faire au plein sens du terme.
Tout ce que ces vocables désignent, ce sont les pratiques dominantes dans le
cadre d’une multiplicité de pratiques et de différenciations en matière
d’organisation, conformes cependant les unes et les autres à la pratique
maîtresse. Il n’en demeure pas moins que les nouveaux pouvoirs de l’Etat, le
capitalisme extrêmement concentré, la technologie moderne, la monopolisation de
l’économie mondiale, l’ère des guerres impérialistes et tout ce qui s’ensuit,
rendent indispensable au maintien du statu quo capitaliste une organisation
sociale sans opposition, un contrôle centralisé et systématique des activités
humaines ayant des effets sociaux.
4.
Si la fin de l’ancien
mouvement ouvrier a privé de fondement la question de l’organisation et de la
spontanéité, telle du moins qu’elle fut conçue et débattue au sein de ce
mouvement, la question peut pourtant conserver son intérêt dans un sens plus
large, abstraction faite des problèmes spécifiques aux organisations ouvrières
du passé. De même que les explosions révolutionnaires, il faut voir dans les
crises et les guerres des événements eux aussi spontanés. Mais, s’agissant de
ces dernières, on a bien plus d’informations, accumulé bien plus d’expériences,
qu’en ce qui concerne la révolution.
En système capitaliste, le
soin de déterminer les exigences fondamentales de la société qui devront être
satisfaites en priorité par l’appareil de production et les besoins sociaux en
fonction desquels il faudra moduler la masse du travail social, revient pour la
plus grande part aux automatismes du marché. Ces mécanismes, l’intervention des
monopoles en trouble le fonctionnement mais, même en l’absence de pareilles
interférences, ce type de pratiques socio-économiques ne peut servir que les
besoins « sociaux » spécifiques du système. Les automatismes du marché
établissent entre l’offre et la demande un genre de rapport indirect qui a pour
référent et pour déterminant le profit et les nécessités de l’accumulation du
capital. Si les monopoles, par leur intervention consciente, mettent un tant
soit peu d’ « ordre » dans ce chaos, ils le font en fonction de leurs seuls
intérêts particuliers et, par conséquent, accroissent l’irrationnalité du
système pris comme un tout. Et la planification capitaliste d’Etat elle-même a
pour objet avant toute autre chose de satisfaire les besoins et de garantir la
sécurité des groupes sociaux dirigeants et privilégiés, non de couvrir les
besoins réels de la société. Etant donné que le comportement des capitalistes
est dicté par la nécessité de faire du profit et par des intérêts particuliers,
non par des intérêts sociaux, il arrive que les conséquences effectives de
leurs décisions diffèrent de leurs intentions premières ; les résultats sociaux
d’une foule de décisions, prises à l’échelon individuel, sont ainsi susceptibles
de perturber la stabilité de la société et de déjouer les projets de leurs
auteurs. Seuls certains résultats de ces décisions sont prévisibles, mais pas
tous. Il y a en effet incompatibilité entre les intérêts privés et un type
d’organisation sociale permettant autant que faire se peut des prévisions en ce
domaine. D’où des frictions et des disproportions de plus en plus fréquentes,
et l’ajournement perpétuel de remises en ordre pourtant indispensables, qui
finissent par provoquer de violents affrontements entre intérêts anciens et
nouveaux, des crises et des dépressions qui semblent surgir spontanément, faute
d’un type d’organisation donnant la possibilité de gérer la société sur une
base sociale, et non sur une base de classe.
Toute organisation des activités
sociales en fonction des intérêts de la société globale est par définition
exclue dans le cadre du statu quo. La mise en place de formes nouvelles
d’organisation ne fait que sanctionner les changements survenus dans la
situation respective de chaque classe et laisse intacts les rapports sociaux
fondamentaux. De nouvelles minorités dirigeantes succèdent aux anciennes, la
classe prolétarienne se morcèle en catégories de condition différente, et,
tandis que certaines couches de la petite bourgeoisie disparaissent, d’autres
voient leur influence grandir. Toute activité pratique, concrète, n’étant
sociale, dans la mesure où elle peut l’être, que par ses effets, et non en
fonction d’intentions arrêtées – par « accident » en quelque sorte –, il
n’existe au sein de la société aucune force dont la croissance continue serait
de nature à restreindre l’« anarchie » sociale et à provoquer une prise de
conscience plus nette des besoins de tous et des moyens de les satisfaire,
premier pas vers la libre disposition des hommes et vers une société conçue par
et pour les hommes. En un sens, donc, c’est la multiplicité et la variété des
organisations en système capitaliste qui interdisent d’organiser la société. Il
s’ensuit non seulement que toutes les activités non coordonnées et
contradictoires aboutissent en fin de compte à des crises attendues ou
imprévues, mais aussi que chacun, du fait de ses activités, est plus ou moins «
responsable » de ces explosions spontanées qui prennent la forme de la crise ou
de la guerre.
Toutefois, il est impossible
de donner du processus, qui a débouché sur la crise ou la guerre, un tableau
précis, retenant tous ses aspects essentiels, et d’expliquer ainsi, après coup,
les concours de circonstances qui, dans le cadre de processus évolutifs, ont
engendré la catastrophe. La solution de facilité (très suffisante du point de
vue capitaliste) consiste à choisir arbitrairement un point de départ – par
exemple, que la guerre a entraîné la crise et la crise la guerre – ou, plus
niaisement, à invoquer l’état mental d’Hitler ou la soif d’immortalité de
Roosevelt. La guerre apparaît tout à la fois comme une éruption spontanée et
comme une entreprise organisée. On accuse tels ou tels pays, gouvernements,
groupes de pressions, monopoles et autres de l’avoir déclenchée, chacun en
particulier. Mais faire d’organisations et de politiques spécifiques les seuls
fauteurs de crises et de guerres, c’est passer à côté du problème réel et se
révéler incapable de le traiter. Incriminer des facteurs institutionnels de ce
genre, en oubliant que dans le contexte général d’« anarchie », inhérent à la
société capitaliste, leur influence est forcément limitée, c’est croire et
faire croire que d’ »autres organisations » et d’ »autres politiques » auraient
pu prévenir de telles catastrophes sociales sans même sortir du statu quo,
c’est propager une illusion. Car le statu quo est en définitive synonyme de
crise et de guerre.
L’observation du système
capitaliste permet d’y déceler à coup sûr l’existence d’un certain type d’«
ordre » et d’une tendance évolutive fondée sur cet « ordre » qui tire son
origine de la productivité croissante du travail. Démarrant dans une ou
plusieurs sphères de production la productivité accrue a radicalement
métamorphosé le potentiel social de production et provoqué des modifications
correspondantes de toutes les relations socio-économiques. Cette évolution
devait transformer, à leur tour, les rapports politiques et avoir pour effet de
changer la relation, plus ou moins contradictoire, entre la structure de classe
et les forces productives de la société.
Qu’est-ce que les forces de
production? Manifestement, il s’agit du travail, de la technologie et de
l’organisation ; moins directement, des affrontements de classes et donc des
idéologies. En d’autres termes, on désigne par forces productives des actions
humaines, et non des facteurs distincts de ces actions et les déterminant. Par
conséquent, une ligne de développement suivie jusqu’à un certain seuil n’est
pas forcément suivie une fois ce seuil franchi. Une évolution sociale peut
s’arrêter, ou des conditions nouvelles peuvent s’établir, avec pour conséquence
la destruction de ce qui avait été précédemment édifié. Mais si le « but social
» était l’extension et la continuation d’une tendance évolutive déjà à l’œuvre,
l’Histoire pourrait bien être celle du « progrès social » tel qu’il résulte du
déploiement des capacités productives de la société.
Que le capitalisme ait fait
son apparition, voilà qui supposait acquis un certain essor des forces sociales
productives et l’existence d’une masse de surtravail permettant notamment
d’entretenir une classe de non-producteurs en voie d’augmentation. Considérer
la « croissance des forces productives » comme le facteur déterminant le
développement global de la société était chose particulièrement judicieuse à
l’ère du laissez-faire, soumis au fétichisme de la marchandise. En effet, vu
l’individualisme économique qui régnait alors en maître, tout portait à croire
que les « forces productives » s’épanouissaient indépendamment des voeux des
capitalistes et des besoins du système. Les exigences insatiables de
l’accumulation avaient pour effet l’expansion vigoureuse et rapide de ces
forces, laquelle permettait de procéder en permanence à des réorganisations de
la structure socio-économique, réorganisations qui, à leur tour, servaient de
base à un nouvel essor de la productivité sociale. On disait qu’historiquement
parlant le capitalisme se trouvait justifié parce qu’il était la cause
efficiente du développement des forces productives dont le moderne prolétariat
d’industrie était considéré com me la plus grande.
Quand bien même il crèverait
les yeux que le déploiement total des capacités productives rendrait possible
la formation et le bon fonctionnement d’une société sans classes, il est on ne
peut plus évident que les classes directement privilégiées ne renonceront
jamais au pouvoir pour cette seule et unique raison. En tout cas, sur ce
chapitre, les propriétaires et les gestionnaires des moyens de production ne
sauraient agir « en tant que classe » ; l’idée d’une « révolution par
consentement » est tout bonnement absurde. L’accumulation pour l’accumulation
se poursuit et continue de pousser à la concentration du capital et du pouvoir,
c’est-à-dire à la destruction du capital, aux crises, aux dépressions et aux
guerres. Car le capitalisme accélère et freine en même temps l’essor des forces
productives et élargit le fossé séparant la production effective de la
production virtuelle. La contradiction entre la structure de classe et les
forces productives exclut tout à la fois le « gel » de la production au niveau
qu’elle a présentement atteint, et son expansion en direction d’une abondance
réelle.
Tout semble donc indiquer qu’à
la façon du passé immédiat le proche avenir sera caractérisé par la croissance
des forces productives, ne serait-ce qu’en raison de la force des habitudes.
Voilà qui implique un redoublement de la concurrence, malgré la monopolisation
intégrale ou partielle de la production. Bien que les grandes unités
capitalistes aient absorbé une foule d’entreprises plus petites – le pouvoir
des monopoles étant ainsi provisoirement assis dans les divers secteurs et
combinaison de secteurs industriels –, ce processus ne fait qu’intensifier la
concurrence internationale et la lutte entre les entreprises non monopolisées
qui survivent encore. Dans le cadre du capitalisme d’Etat, la concurrence prend
une forme différente, bien plus intégrée en raison de l’atomisation complète de
la masse de la population, que l’appareil bureaucratique d’Etat réalise au
moyen de la terreur, et au sein de la bureaucratie elle-même, à cause de sa
structure hiérarchisée.
*En même temps que la mise en
oeuvre des forces technologiques nouvelles et des forces productives créées par
la réorganisation du capital exige un renforcement des instances de direction de
la société, la désorganisation du prolétariat marque le début d’un processus
qui aboutit à l’atomisation totale de la population et au monopole d’Etat de
l’organisation. Toute la force organisée est concentrée à un pôle de la
société, tandis qu’à l’autre vit une masse amorphe, incapable de s’unir pour
défendre ses intérêts propres. Dans la mesure où cette masse est organisée,
elle l’est par ses dirigeants ; dans la mesure où elle a voix au chapitre,
c’est la volonté de ses maîtres qu’elle exprime. Dans toutes les organisations,
la masse atomisée se trouve toujours face à un seul et unique ennemi l’Etat
totalitaire.
L’atomisation de la société ne
va pas sans une organisation étatique de caractère tentaculaire. Socialistes et
bolcheviks jugeaient la société insuffisamment organisée sur le plan de la
production et de l’échange, ainsi qu’en d’autres domaines, extra-économiques
ceux-là. A leurs yeux, organiser la société revenait à mettre en place des
instances de contrôle social. Le socialisme, c’était au premier chef
l’organisation rationnelle de la société globale. Et une société organisée
exclut par définition les actions imprévisibles susceptibles de déboucher sur
des séquences d’événements spontanés. Il fallait donc évacuer de la vie sociale
cet élément spontané, par le biais de la planification de la production et
d’une répartition centralisée des biens. Tant que leur pouvoir n’était pas
absolu, les bolcheviks – et aussi les fascistes – parlaient volontiers de
spontanéité. Mais, après s’être assujettis toutes les catégories sociales ils
devaient se transformer en organisateurs minutieux de la société. Et c’est
précisément cette activité organisatrice que, les uns et les autres, ils
appelaient socialisme.
Toutefois, la contradiction
entre la structure de classe et les forces productives subsiste et, par là,
l’inéluctabilité de la crise et de la guerre. Bien que les masses entretenues
dans l’apathie ne puissent plus résister au totalitarisme par les moyens
traditionnels d’organisation, et qu’elles n’aient pas mis au point des méthodes
et des formes d’action appropriées à leurs tâches nouvelles, les contradictions
inhérentes à la structure de classe de la société ne sont pas surmontées pour
autant. Le système autoritaire, fondé sur le règne de la terreur, s’il établit
des conditions de sécurité, toutes provisoires d’ailleurs, n’en reflète pas
moins l’insécurité croissante du capitalisme totalitaire. Du fait qu’elle donne
le jour à des activités incontrôlées ou incontrôlables, la défense du statu quo
conduit à la rupture du statu quo. Et, même si face à toutes ces organisations
il y a désormais une organisation unique, la société capitaliste n’a jamais été
aussi mal organisée qu’aujourd’hui, où elle est complètement organisée.
Rien certes ne garantit que le
cours suivi par le développement général de la société va nécessairement
engendrer le socialisme et, pas plus, rien ne permet de supposer que le monde
va sombrer dans la barbarie totalitaire. L’organisation du statu quo ne peut en
empêcher la désagrégation. Le totalitarisme absolu restant impossible, il
contient en lui-même les germes de sa subversion éventuelle. Certes, si les
faiblesses du système sont d’ores et déjà perceptibles, leur signification
exacte du point de vue social demeure obscure. Bien que concevables
théoriquement, certains facteurs de désagrégation ne sont pas discernables
encore et il n’est possible de les décrire qu’en termes généraux. Pour être
formulée, la théorie moderne de la lutte des classes exigeait comme un
préalable obligé non seulement que le capitalisme eût pris son essor, mais
aussi que des luttes prolétariennes eussent fait leur apparition effective en
son sein ; de même, tout porte à croire qu’il faudra assister à mainte
rébellion de masse contre le totalitarisme avant de pouvoir élaborer des plans
d’action spécifiques, préconiser des formes de résistance efficaces, découvrir
et exploiter les faiblesses du système.
Tout mouvement à ses débuts
paraît dérisoire au regard des objectifs qu’il se donne ; mais si réduit, si
infime qu’il soit, ce n’est pas là une raison de désespérer. Ni le pessimisme
ni l’optimisme ne permettent d’aborder les problèmes réels de l’action sociale.
Ces deux attitudes n’affectent pas d’une manière décisive les actions et les
réactions des individus, déterminées qu’elles sont par des forces sociales que
ces individus ne sauraient maîtriser. L’interdépendance de toutes les activités
sociales, si elle offre un moyen de dominer les hommes, assigne également des
limites à cette domination. Etant donné que, sur le plan de la technologie
comme sur celui de l’organisation, le processus du travail dépend simultanément
de forces anonymes et de décisions d’ordre personnel, il est doué en raison de
sa souplesse d’une autonomie relative, laquelle suffit à rendre malaisée sa manipulation
totalitaire. Les manipulateurs eux-mêmes ne peuvent en effet sortir du cadre
spécifique qui découle de la division du travail, et qui restreint souvent les
pouvoirs des instances de contrôle centralisées. Ils doivent compter avec le
degré atteint par l’industrialisation, faute de quoi leur domination sera mise
en cause. En ce cas, la résistance prendra des formes multiples, tantôt
absurdes ou vouées d’emblée à l’échec, tantôt efficaces. Alors que certaines
formes présentes d’action peuvent n’avoir aucune espèce de portée, des formes
anciennes peuvent ressurgir du fait de certaines affinités entre la structure
totalitaire et les régimes autoritaires du passé. Si la politique des syndicats
ouvriers a cessé de signifier l’action « sur le tas » pour se borner à des
tractations entre autorités constituées, des méthodes de sabotage et de lutte
aussi nouvelles qu’efficaces sont parfaitement susceptibles d’apparaître dans
l’industrie et, dans la production en général. Et si les partis politiques sont
autant d’expressions de la tendance au totalitarisme, il reste possible de
concevoir toute une gamme de formes d’organisation capables de rassembler les
forces anticapitalistes en vue d’actions concertées. Pour que ces actions
soient adaptées aux réalités du système totalitaire et mènent à son
renversement, il faudra mettre au premier plan l’autodétermination, l’entente
mutuelle, la liberté et la solidarité.
Trouver les moyens de mettre
un terme au capitalisme totalitaire ; d’inciter ceux qui ne disposent pas de la
moindre parcelle de pouvoir à agir par et pour eux-mêmes ; d’en finir avec le
règne de la concurrence et avec l’exploitation et les guerres qui lui sont
inhérentes ; de jeter les bases d’un monde rationnel où les individus, loin
d’être amenés à se dresser contre la société, auront conscience de former une
entité effective tant sur le plan de la production que sur celui de la
répartition, d’un monde qui permette à l’humanité de progresser sans
affrontements sociaux, tout cela ne peut se faire que pas à pas et sur la base
d’une réflexion empirique, scientifique. Il semble évident toutefois que
pendant un certain temps encore il faudra qualifier de spontanés tous les types
de résistance et de lutte sociales, quand bien même il s’agisse en vérité
d’action concertée ou d’inactivité volontaire. En ce sens, parler de
spontanéité ne fait que révéler notre inaptitude à traiter de manière
scientifique, empirique, des phénomènes liés au fonctionnement de la société
capitaliste. Les changements sociaux surviennent comme autant d’explosions
couronnant une phase de formation du capital de désorganisation, de concurrence
frénétique et de longue accumulation de revendications qui finissent par
trouver une expression organisée. Leur spontanéité démontre rien de moins que le
caractère foncièrement antisocial de l’organisation sociale capitaliste. Il y
aura antithèse entre l’organisation et la spontanéité tant que se perpétueront
et la société de classes et les tentatives de l’abattre.
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