[Défense de l’homme, n° 5, février 1949, pp. 6-8]
La génération qui florissait
entre 1880 et 1910 était tout entière tournée vers l’avenir. Du moins, elle
nous apparaît telle, à travers la littérature sociale de cette époque. Ce fut
une génération dominée par l’idée de la certitude scientifique — de
l’accumulation automatique des connaissances et des richesses — du progrès
constant des techniques et du progrès non moins constant des structures
sociales ; une génération sûre de l’avènement prochain du socialisme et de la
paix, et confiante dans la force des travailleurs pour assurer le règne de la
justice dans le monde. Heureuse époque ! Époque féconde de la pensée ouvrière
que celle des Pelloutier et des Parsons, des Most et des Malatesta, des Lorenzo
et des Landauer ! Les moissons s’annonçaient si belles, quand tomba l’orage
d’août 1914 ! Faisons le bilan d’un siècle perdu.
La pensée socialiste, sous la Sainte Alliance
et le système Metternich, passe par l’étape des systèmes critico-utopiques de
Godwin, Owen, Fourier, etc. Au lendemain des sanglantes défaites de 1848, cette
même pensée prend l’aspect tragique et polémique qu’exige la barricade : son
mythe central est alors une guerre de classe où la revanche à prendre l’emporte
en urgence sur la justice à fonder ; Blanqui éclipse Proudhon. Celui-ci
reparaîtra avec les débuts de la grande internationale des travailleurs, les
sociétés de résistance, les fédérations, la grève générale (1), l’élaboration
par les sections d’une éthique ouvrière et socialiste. Mais l’enthousiasme des pionniers
est bientôt assombri par la guerre de 70-71 ; la Commune, écrasée ;
l’Association ouvrière déchirée en deux tendances. Tant de sang et de fiel ne
sont pas pour encourager beaucoup l’optimisme des hors-la-loi qui survivent aux
années terribles et aux années funestes ; mais le temps est un guérisseur
patient des « grandes espérances » éternellement blessées, éternellement
enracinées dans le cœur des peuples. De 1871 à 1886, quinze années suffiront
pour la promotion des jeunes, sur un sol trempé du sang des martyrs.
***
Après les amnisties
indispensables ; lorsque le retour de la prospérité et de la paix eut cicatrisé
les plaies ; lorsque l’organisation ouvrière eut obtenu droit de cité dans la
plupart des pays du monde et que l’on vit se multiplier, comme jamais
auparavant, syndicats, coopératives, universités populaires, groupes d’études,
maisons du peuple, salles de réunions et bibliothèques — il apparut enfin que
les temps étaient mûrs et que les jours du capitalisme étaient comptés. Comme
on ne prévoyait guère — même dans les rangs anarchistes — que la déchéance de
l’argent pût donner lieu à un rétablissement des formes directes de domination
de l’homme sur l’homme ; comme tout paraissait exclure, aux yeux des
sociologues, le remplacement antiéconomique du patron par le scribe, et du
travail mercenaire par le travail forcé ; comme on n’entrevoyait guère, dans un
monde encore largement ouvert sur l’espace libre, la hiérarchisation
impitoyable des victimes sur les victimes, qui est le propre de tout univers
concentrationnaire ; comme, bien au contraire, la vie politique quotidienne
montrait le recul apparent de l’autorité — du militarisme, de l’étatisme, de
l’oppression et de l’exploitation sous toutes leurs formes — en faveur des
forces les plus neuves et les plus libres de la « société moderne », il
devenait de jour en jour plus évident pour tous que la « vieille société »
portait déjà « dans sa coquille » un monde de bonheur et de justice, dont
l’éclosion était proche.
***
Ce monde, les marxistes en général
se contentaient de le prévoir en termes vagues, et d’assurer qu’il serait le
prolongement « dialectique » du monde actuel ; ils subordonnaient en cela toute
vision de l’avenir aux efforts et aux nécessités tactiques immédiates (2). Mais
la vision n’en était pas moins « dans l’air » — ou plutôt, elle était présente
et sensible au cœur de chaque militant ouvrier. Elle répondait à « l’idée
générale » de la révolution et à la « justice selon la révolution » (semence
proudhonienne qui était alors, à peu de chose près, partout vivante et commune
à toutes les écoles). Elle existait à l’état diffus dans les masses
universelles — étrangères à toute idée de doctrine et de fraction. Elle était
le germe d’une éthique de producteurs, d’une morale du travail, d’un style de
vie de l’homme qui crée et qui souffre et c’est à cette réalité intérieure,
seule base solide du mouvement socialiste, que faisaient allusion, jusque dans
leurs calculs tactiques de révolutionnaires à la Machiavel, les politiques
spéculant sur le « prolétariat », sur « l’ouvrier honnête », sur la «
conscience », la « solidarité », la « spontanéité » des masses travailleuses.
La vision socialiste était la réalité première que nul ne pouvait se vanter
d’avoir créée, et que chacun pouvait interpréter à sa guise.
***
Entre collectivistes de
diverses tendances, on se disputait ferme sur la question des moyens, sur
l’usage de la violence individuelle, sur celui du bulletin de vote, sur
l’indépendance ou la subordination des syndicats, mais on était à peu près
d’accord sur le style de vie qui convenaità un camarade dans l’organisation
ouvrière, sur l’essence de la mentalité socialiste, et sur les traits
fondamentaux de la « cité future ». Ce que devait engendrer la « révolution
sociale », au terme d’une transformation immédiate ou d’une transition plus
nuancée, c’était un monde sans privilèges ni misères, sans frontières ni
armées, sans égoïsme et sans violences individuels ou collectifs. Ce monde
était conçu comme une fédération de producteurs ; il devait réunir paysans et
ouvriers, intellectuels et manuels en une seule fraternité, par l’intégration
générale du travail productif, de l’éducation et des loisirs. Enfin, l’on ne
devait maintenir aucun vestige ni rétablir aucun germe des funestes
distinctions de rang social, de caste, de race, de nationalité, de religion, de
magistrature ou de sacerdoce, qui avaient fait le malheur du vieux monde. Telle
était « l’utopie » socialiste. Utopie nécessaire, trésor aujourd’hui perdu !
C’est à partir de cette « utopie » socialiste, de ce tableau implicite des «
valeurs » socialistes, de cette idée plus ou moins cohérente — des « structures
» socialistes, que chaque ouvrier européen se disposait à juger de ce qui lui
serait proposé par le programme et par la pratique des diverses écoles ; les «
critères » du socialisme existaient alors dans les têtes du peuple, sinon dans
les textes ou dans les faits. Et c’est à ces critères que devait se soumettre,
au moins en apparence, quiconque voudrait passer pour socialiste — fut-il Lénine,
Noske ou Mussolini ! C’est à cette échelle que seraient mesurées (ou imaginées)
sur place ou à distance, les « réalisations » socialistes en n’importe quelles
circonstances, et dans n’importe quel pays. Grâce à l’existence de ce mythe «
la cité future », grâce à la sensibilité morale qu’il impliquait de la part du
plus simple des militants, le mot « socialiste » avait un sens. Qui le lui
avait donné ? Tout le monde et personne. Les rêveurs d’avant 48, les
combattants des barricades de classe, les expérimentateurs de « collectivités »
avant la lettre, les organisateurs de sociétés de résistance, les «
Internationaux », les « Communards », les « Nihilistes » russes, les «
Anarchistes » espagnols et italiens, les coopérateurs, les syndicalistes, les «
propagandistes par le fait ? Toujours est-il que ce sens idéal existait. Absent
de tous les dictionnaires. Présent dans quelques documents-clés, dans quelques
livres-miroirs, — et par-dessus tout DANS L’ŒUVRE DE KROPOTKINE. Car c’est là
le grand mérite du vieux libertaire russe. Non pas d’avoir « découvert » que le
monde moderne, la philosophie moderne, la science moderne, et même la technique
industrielle moderne, voguaient à pleines voiles vers l’Anarchie. Mais d’avoir
exprimé mieux que personne (plus simplement, concrètement et « utopiquement »
que personne) ce que tout le monde, consciemment ou non, entendait et devait
entendre par socialisme. D’avoir rédigé (avec quelque excès de minutie ou,
quelque excès d’optimiste négligence, peu importe) les cahiers de
revendications morales, civiques, économiques, culturelles et techniques du
Socialisme.
***
Aujourd’hui le socialisme
c’est n’importe quoi (un barrage géant, un plan financier, une statistique ou
une police, un portrait de chef, un défilé, un tracteur à chenilles, une
porcherie modèle, une matraque perfectionnée). Ah ! l’on peut bien sourire de
ces hommes naïfs de la génération 1880-1910, qui voulurent que le socialisme
fut quelque chose d’humain, de populairement concevable, de simplement destiné
à ce que l’homme a de meilleur ! Mais si l’on veut rendre un sens à ce qui
s’est usé entre les mains de Lénine, Noske, Mussolini, Staline, Péron, Bénès,
Salazar, Attlee, Blum, Bidault, Gaspari, Tito, Dimitroff, Kemal Pacha, etc. —
au point de n’avoir plus ni métal ni effigie — il faut RELIRE KROPOTKINE, et «
retrouver la drachme perdue » !Chamfort a dit quelque part (et c’était en plein
XVIIIe siècle) : « La société est à recommencer comme Bacon recommença la
science. » C’est là une bonne formule du socialisme : le besoin et la volonté
de recommencer la société. Mais aujourd’hui, le Socialisme lui-même s’est perdu
; le Socialisme lui-même est à recommencer. (1) La grève générale en cas de
guerre fut votée par un congrès de l’Internationale, sur proposition de Charles
Longuet, et malgré l’opposition des marxistes. (2) Le seul ouvrage d’un «
marxiste » décrivant la société future est, à notre connaissance, le gros livre
de Bebel intitulé « La Femme et le Socialisme » – anticipation qui n’a au fond,
rien de marxiste.
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