Lignes N°64: Tombeau pour Pierre Guyotat
La sensation de l’immémorial Donatien Grau
« Son histoire n’excluait
pas les puissants, les rois, les reines, les ministres, les guerriers, saintes
et saints, ils y avaient droit de cité. Il aimait suivre la Seine et situer,
ici, Mazarin ouvrant ses bras à Anne d’Autriche, là la Tour de Nesle, Philippe
Le Bel et ses brus, ici le corps de Chénier. Il habitait à Nation, à côté du
cimetière de Picpus, entre la guillotine et la fosse commune. Il y avait place,
dans la pensée historique de Pierre Guyotat, pour la grande Histoire, celle des
batailles et des traités, pour les mouvements des peuples et les sublimes
folies de Michelet. Cependant, ce ne pouvait être tout, et cette histoire
traditionnelle ne pouvait plus suffire : la sienne devait être celle des
petits, des humbles, des oubliés, des non-nommés, des exploités, des écrasés,
de tous ces anonymes qui eurent un jour un nom et, dont l’histoire, celle des
institutions et de ces mêmes puissants, a pu nier l’existence, ou auxquels, en
tout cas, elle n’a pas laissé place et qui ont, par là même, disparu des
mémoires. »
« On connait des débats,
qui se sont développés depuis les années 1970, sur les relations entre mémoire
et histoire : mémoire personnelle, identitaire, histoire commune,
partagée. On sait aussi ce que ces catégories peuvent avoir de contestable :
après tout, l’histoire est-elle rien d’autre que la mémoire de ceux qui ont
gagné la bataille militaire ou en tout cas symbolique, et qui ont imposé leur
mémoire à toutes et tous. Pierre Guyotat a fait exploser ces catégories, et il
a inscrit dans une histoire non hégémonique comme l’était son épopée la
pluralité des récits, leur coexistence dans l’unité de l’histoire. L’histoire,
c’est l’intégralité du passé potentiellement retraçable : humain d’abord,
parce que c’est le plus proche, alors dans toutes les formes de l’humanité mais
aussi animale, biologique, moléculaire ; tout cela tenant par l’art,
lui-même humain, manifestation d’un génie autant collectif qu’individuel, qui
cherchait à assumer la totalité du temps et de l’espace. Car avec Pierre
Guyotat tout se consumait toujours dans le collectif. Toute mémoire a droit de
cité dans l’histoire, et c’est, de façon traditionnellement aristotélicienne,
la mission de la fiction que d’accomplir la mission de l’histoire quand
celle-ci n’est pas capable de le faire. »
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