mardi 17 août 2021

Lignes : collection dirigée par Michel Surya

 Lignes N°64: Tombeau pour Pierre Guyotat






La sensation de l’immémorial    Donatien Grau

 

« Son histoire n’excluait pas les puissants, les rois, les reines, les ministres, les guerriers, saintes et saints, ils y avaient droit de cité. Il aimait suivre la Seine et situer, ici, Mazarin ouvrant ses bras à Anne d’Autriche, là la Tour de Nesle, Philippe Le Bel et ses brus, ici le corps de Chénier. Il habitait à Nation, à côté du cimetière de Picpus, entre la guillotine et la fosse commune. Il y avait place, dans la pensée historique de Pierre Guyotat, pour la grande Histoire, celle des batailles et des traités, pour les mouvements des peuples et les sublimes folies de Michelet. Cependant, ce ne pouvait être tout, et cette histoire traditionnelle ne pouvait plus suffire : la sienne devait être celle des petits, des humbles, des oubliés, des non-nommés, des exploités, des écrasés, de tous ces anonymes qui eurent un jour un nom et, dont l’histoire, celle des institutions et de ces mêmes puissants, a pu nier l’existence, ou auxquels, en tout cas, elle n’a pas laissé place et qui ont, par là même, disparu des mémoires. »

 

« On connait des débats, qui se sont développés depuis les années 1970, sur les relations entre mémoire et histoire : mémoire personnelle, identitaire, histoire commune, partagée. On sait aussi ce que ces catégories peuvent avoir de contestable : après tout, l’histoire est-elle rien d’autre que la mémoire de ceux qui ont gagné la bataille militaire ou en tout cas symbolique, et qui ont imposé leur mémoire à toutes et tous. Pierre Guyotat a fait exploser ces catégories, et il a inscrit dans une histoire non hégémonique comme l’était son épopée la pluralité des récits, leur coexistence dans l’unité de l’histoire. L’histoire, c’est l’intégralité du passé potentiellement retraçable : humain d’abord, parce que c’est le plus proche, alors dans toutes les formes de l’humanité mais aussi animale, biologique, moléculaire ; tout cela tenant par l’art, lui-même humain, manifestation d’un génie autant collectif qu’individuel, qui cherchait à assumer la totalité du temps et de l’espace. Car avec Pierre Guyotat tout se consumait toujours dans le collectif. Toute mémoire a droit de cité dans l’histoire, et c’est, de façon traditionnellement aristotélicienne, la mission de la fiction que d’accomplir la mission de l’histoire quand celle-ci n’est pas capable de le faire. »

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