[Titre original : « Workers Control » / Publié dans Priscilla Long ed., The New Left. A Collection of Essays, Boston, 1969, pp. 376-398 / Traduction de l’anglais par Serge Bricanier dans Paul Mattick, Intégration Capitaliste et Rupture Ouvrière, EDI, 1972, pp. 211-236]
I.
Selon la théorie socialiste,
le développement du capitalisme provoque la polarisation de la société en une
petite minorité de détenteurs du capital et une grande majorité de salariés,
et, par suite, la disparition graduelle des classes moyennes – artisans
indépendants, petits paysans et boutiquiers, tous propriétaires. Dans le cadre
de la société industrielle moderne, cette concentration croissante de la
propriété des moyens de production et de la richesse sociale se présente comme
une sorte de réincarnation du système féodal. Du fait qu’ils possèdent et
gèrent les ressources productives et, par ce biais, ont la direction des
affaires, un petit nombre d’hommes disposent souverainement du sort de la
société. Certes, les décisions qu’ils prennent sont, à leur tour, dictées par
le pouvoir impersonnel du marché et par les exigences impérieuses de
l’accumulation du capital, mais il n’en reste pas moins que le privilège de faire
face à ces réactions irrépressibles de l’économie leur appartient à eux et à
eux seuls.
Sur la base des rapports
capital-travail, qui caractérisent l’ordre établi, les producteurs sont privés
de toute autorité directe sur la production et les produits de leur travail.
Sans doute, les luttes qu’ils mènent en vue d’améliorer leur situation, en
modifiant le rapport salaires-profit et, par là, le cours et le rythme de
l’expansion du capital, peuvent permettre d’exercer à certains moments un
pouvoir indirect. Mais, en règle générale, c’est le capitaliste qui détermine
les conditions de production et les travailleurs doivent s’incliner pour
assurer leur subsistance, puisqu’ils n’ont pas d’autre moyen d’existence que la
vente de leur force de travail. L’ouvrier certes est « libre » de ne pas
consentir à sa propre exploitation, mais voilà qui signifie en vérité être
libre de mourir de faim, un point c’est tout. Et cela on le savait déjà bien
avant la naissance du mouvement socialiste. Dès 1767, Simon Linguet ne constatait-il
pas que le travail salarié n’était qu’une forme d’esclavage, et même pis encore
? « C’est l’impossibilité de vivre autrement, écrivait-il, qui force nos
journaliers à remuer la terre dont ils ne mangeront pas les fruits, et nos
maçons à élever des édifices où ils ne logeront pas. C’est la misère qui les
traîne sur ces marchés, où ils attendent des maîtres qui veulent bien leur
faire la grâce de les acheter. C’est elle qui les réduit à se mettre aux genoux
du riche pour obtenir de lui la permission de l’enrichir » [S. Linguet, Théorie
des loix civiles, ou principes fondamentaux de la société, Londres, 1767, I, p.
274]. Parlant du « manouvrier », Linguet s’exclamait : « Quel est le gain
effectif qui lui a procuré la suppression de l’esclavage ? (…) Il est libre
dites-vous ! Eh ! Voilà son malheur ! L’esclave était précieux à son maître en
raison de l’argent qu’il lui avait coûté. Mais le manouvrier ne coûte rien au
riche voluptueux qui l’occupe » [id., II, pp. 464-467]. Et de conclure,
toujours à propos des manouvriers : « Ceux[1]ci, dit-on, n’ont point de maître. Mais c’est
encore un pur abus de mots. Qu’est-ce à dire ? Ils n’ont point de maître: ils
en ont un et le plus impérieux des maîtres : c’est le besoin. Celui-là les
asservit à la plus cruelle dépendance » [id. II, p. 470].
Deux siècles après que ces
lignes furent écrites, rien d’essentiel n’a changé. Si les travailleurs des
pays avancés sont forcés de subir les lois du capital et de faire la volonté
des capitalistes, ce n’est sans doute plus par dénuement ; mais, en raison de
leur condition salariée, du fait qu’ils ne disposent pas des moyens de
production, ils continuent de former une classe dirigée, incapable de forger
elle-même son destin.
De tout temps, les socialistes
se sont fixés comme but l’abolition du salariat, donc la fin du capitalisme.
Cette transformation sociale, le mouvement ouvrier né au cours de la seconde
moitié du siècle dernier se donna la tâche de la réaliser au moyen de la
socialisation des moyens de production. Il s’agissait de remplacer un mode de
production fondé sur la recherche du profit par un autre, qui tendrait à
satisfaire les besoins et les aspirations des producteurs associés. A
l’économie de marché succèderait ainsi une économie planifiée. Dès lors,
l’existence des hommes et le développement de la société seraient régis non
plus par l’expansion et la contradiction du capital, élevé au rang de fétiche,
mais par les décisions collectives que les producteurs prendraient en toute
connaissance de cause dans le cadre d’une société sans classes.
Produit de la société
bourgeoise, le mouvement ouvrier se trouve immanquablement soumis aux
vicissitudes du développement capitaliste. Ses traits distinctifs varient par
conséquent en fonction de la conjoncture et de ses fluctuations. Lorsque dans
une région et à une époque donnée cette conjoncture ne se prête pas à
l’apparition d’une conscience de classe, il voit son essor stoppé, ou même
disparaît complètement. En temps de prospérité, il tend à se transformer et
finit par passer des positions révolutionnaires au réformisme. En temps de
crise sociale, il risque d’être annihilé par la répression que les classes
dirigeantes lancent contre lui.
Les organisations ouvrières
constituent des parties intégrantes de la structure générale de la société ; il
leur est donc impossible d’être anticapitalistes d’une manière systématique et
intransigeante, sauf sur le plan idéologique. Elles ne peuvent acquérir un
poids réel au sein du système capitaliste qu’en se montrant opportunistes,
c’est-à-dire en mettant à profit certains processus sociaux pour réaliser leurs
objectifs propres mais jusqu’à présent limités. La formation nécessairement
lente d’organisations puissantes, qui rassembleraient les éléments
révolutionnaires en vue d’intervenir au moment propice, paraît exclue. Seules
en effet des organisations qui ne cherchent nullement à transformer les
rapports fondamentaux ont la possibilité de croître et de prospérer. Si jamais
elles se sont appuyées au départ sur une idéologie révolutionnaire, leur
développement provoque entre cette idéologie et la fonction qu’elles
remplissent effectivement un écart toujours accru. Opposés au statu quo mais
aussi organisées dans le cadre de ce dernier, ces formations sont en fin de
compte vouées à se laisser intégrer au système capitaliste à proportion même de
leur succès.
A la fin du siècle, les
organisations traditionnelles – partis et syndicats ouvriers – avaient cessé
d’être révolutionnaires. Seul un petit courant de gauche restait en leur sein
attaché à des positions radicales. Lénine et Rosa Luxemburg se lancèrent dans
un combat doctrinal contre l’évolutionnisme réformiste et opportuniste,
désormais inhérent aux organisations en place, et pour un retour à la pratique
révolutionnaire. Tandis que le premier prétendait y arriver grâce à un parti de
type nouveau, étroitement soumis à un Comité central, la seconde mettait
l’accent sur l’autodétermination du prolétariat, tant en général qu’à
l’intérieur des organisations socialistes, et lui assignait pour condition première
l’élimination de la bureaucratie et l’intervention directe de la base.
Les partis en place ayant fait
du marxisme leur idéologie, certaines des tendances qui se dressaient contre
leur politique prirent également position contre les versions réformistes et
révisionnistes des théories de Marx. Georges Sorel [cf. G. Sorel, Réflexions
sur la violence, 1906] et les syndicalistes révolutionnaires, pour leur part,
se disaient convaincus non seulement que le prolétariat était capable de
s’émanciper sans le concours de l’intelligentsia, mais aussi qu’il devait se
débarrasser des éléments petits-bourgeois qui d’habitude dirigeaient les
organisations politiques ouvrières. Les syndicalistes révolutionnaires
s’opposaient au parlementarisme et, selon Georges Sorel, l’entrée des
socialistes au gouvernement ne changerait rien à la condition des travailleurs.
Ceux-ci ne pourraient conquérir leur liberté qu’en agissant par et pour
eux-mêmes. L’industrie capitaliste, soutenait Sorel, avait déjà organisé le
prolétariat dans son ensemble ; tout ce qu’il lui restait à faire, c’était
d’abolir l’Etat et la propriété privée. Et, pour cela, il lui fallait posséder
la certitude en quelque sorte intuitive que la révolution et le socialisme
seraient le terme inévitable des luttes, beaucoup plus qu’une connaissance
prétendument scientifique des lois inéluctables du mouvement social. Dans cette
optique, la grève apparaissait comme le grand moyen d’apprendre. Et les grèves
augmentant en nombre, en ampleur et en durée, la possibilité s’ouvrait dès lors
d’une grève générale, c’est-à-dire d’une révolution sociale imminente.
A bien des égards, le
syndicalisme révolutionnaire français, et les tendances qui en procédaient
comme le socialisme de guild en Angleterre et les Industrial Workers of the
World aux États-Unis, constituaient des réactions à la bureaucratisation
toujours accentuée du mouvement socialiste ainsi qu’à sa politique de
collaboration de classes. Les syndicats, eux aussi, se voyaient attaqués en
raison de leur structure centraliste et de la priorité qu’ils accordaient aux
revendications corporatives au détriment des intérêts de classe du prolétariat.
Mais toutes les organisations – réformistes ou révolutionnaires, centralistes
ou fédéralistes – tendaient à considérer leur développement régulier et leurs
activités au joui le jour comme le facteur essentiel de la transformation
sociale, Quant à la social-démocratie, elle voyait la réalisation progressive
du socialisme dans la croissance des effectifs et de l’appareil du parti, dans
ses progrès électoraux et dans sa participation accrue à la vie publique. De
leur côté, les I.W.W. professaient que l’essor de leur organisation et son
passage au stade du «grand syndical unique» (One Big Union) signifiaient ipso
facto «la formation la société nouvelle dans le sein de l’ancienne » [Preamble
of the Industrial Workers of the World, Chicago, 1905].
Toutefois, lors de la première
révolution du XXe siècle, ce fut la masse inorganisée des travailleurs qui
détermina le caractère du mouvement et engendra sa forme d’organisation propre
: les conseils ouvriers. Les conseils russes, ou soviets, de la révolution de
1905 surgirent dans le cadre d’une vague de grèves spontanées, alors que la
nécessité s’imposait de constituer des comités chargés de coordonner l’action
et de représenter les grévistes auprès du patronat et des autorités tsaristes.
Il s’agissait de grèves spontanées en ce sens que, loin d’avoir éclatées sur
l’ordre de formations politiques ou de syndicats, elles furent déclenchées par
les ouvriers inorganisés qui n’avaient d’autre base d’organisation possible que
leur lieu de travail. En ce temps-là, les partis politiques n’exerçaient en
effet aucune influence digne de ce nom sur la masse des travailleurs russes et
les syndicats n’existaient encore qu’à l’état embryonnaire.
Trotsky a laissé cette
excellente définition du Soviet de 1905 : « Le Conseil des Députés Ouvriers a
été créé pour répondre à un besoin objectif, suscité par les conjonctures
d’alors : il fallait avoir une organisation jouissant d’une autorité
indiscutable, libre de toute tradition, qui grouperait du premier coup les
multitudes disséminées et dépourvues de liaison ; cette organisation devait
être un confluent pour tous les courants révolutionnaires à l’intérieur du
prolétariat; elle devait être capable d’initiative et se contrôler elle-même
d’une manière automatique ; – l’essentiel enfin, c’était de pouvoir la faire
sortir de terre dans les vingt-quatre heures » [Trotsky, 1905, trad.
Parijanine, Paris, 1923, p. 94]. Et Trotsky établissait plus loin cette
distinction : tandis que les partis révolutionnaires sont « des formations à
l’intérieur du prolétariat », le « Soviet devient immédiatement l’organisation
même du prolétariat » [id., p. 212].
Assurément, la révolution de
1905 fut dans son essence une révolution bourgeoise; elle eut l’appui des
classes moyennes libérales qui cherchaient à renverser l’absolutisme tsariste
et comptaient sur une Assemblée constituante pour faire évoluer la Russie en
direction de leur idéal: les conditions prédominant dans les pays plus
développés. Dans la mesure où les ouvriers en grève se souciaient de politique,
ils adoptaient en très grande partie le programme de la bourgeoisie libérale.
Tel était également le cas de toutes les organisations socialistes qui
admettaient la nécessité d’une révolution bourgeoise comme préalable obligé à
la formation d’un mouvement ouvrier vigoureux et à une révolution prolétarienne
qui se produirait plus tard, quand la situation serait mûre.
L’écrasement de la révolution
russe provoqua du même coup la liquidation du système des soviets, mais
celui-ci devait reparaître, plus puissant que jamais, lors de la révolution de
1917. Des organismes analogues aux soviets russes et s’inspirant de leur
exemple, surgirent « spontanément » au moment de la révolution allemande de
1918 et aussi – mais avec une bien moindre ampleur – pendant les grandes
convulsions sociales qui secouèrent alors l’Angleterre, la France, l’Italie et
la Hongrie. On vit ainsi apparaître une forme d’organisation capable de diriger
et de coordonner l’action autonome des masses, se donnant soit des objectifs
restreints, soit des buts révolutionnaires. En fonction de ces options, les
nouveaux organismes agissaient en dehors, aux côtés ou encore contre les formations
traditionnelles. Ce qu’il faut retenir, c’est que le système des conseils
démontra que les activités spontanées des masses ne sont pas vouées
nécessairement à sombrer dans l’incohérence, mais peuvent le cas échéant
aboutir à un type d’organisation structurée et rien moins que provisoire.
La révolution russe de 1905
communiqua une vigueur nouvelle aux oppositions de gauche qui se manifestaient
au sein des partis socialistes d’Occident, lesquelles devaient cependant mettre
l’accent bien plus sur le caractère spontané des grèves de masse que sur la
forme d’organisation qu’elles avaient revêtues. L’attraction qu’exerçait le
réformisme subit un coup d’arrêt, la révolution apparaissant derechef comme une
possibilité réelle. En ce qui concerne l’Occident, la Gauche soutenait que la
révolution désormais à l’ordre du jour serait purement prolétarienne, et non
plus démocratique bourgeoise. Même dans cette optique toutefois, on n’alla pas
jusqu’à conclure de l’expérience russe et de ses enseignements positifs à la
nécessité de renoncer aux méthodes parlementaires, chères aux partis
réformistes rassemblés dans la Deuxième Internationale.
II.
La perspective d’une
renaissance de la pratique révolutions en Occident ne devait pas tarder
cependant de se révéler Les « révisionnistes » n’étaient pas seuls à professer,
selon la formule de leur chef de file Édouard Bernstein, que « le mouve est
tout, le but n’est rien»; les marxistes soi-disant orthodoxe eux aussi
jugeaient que la révolution sociale n’était ni souhaitable ni nécessaire. S’ils
disaient rester fidèles au vieil idéal – l’abolition du salariat —, ils
entendaient le réaliser petit à petit en mettant à profit les moyens légaux que
les institutions démocratiques leur offraient. A la fin des fins, quand la
masse des électeurs se serait prononcée en faveur d’un gouvernement socialiste,
il suffirait de quelques décrets pris en haut pour instaurer la société
nouvelle. En attendant, l’action syndicale et la législation sociale
permettraient aux ouvriers de voir leur condition s’améliorer et de recevoir
des fruits du progrès la part qui leur revenait.
Les souffrances et les misères
inhérentes au capitalisme du laissez-faire ne provoquèrent pas seulement la
création d’un mouvement socialiste, elles poussèrent aussi les travailleurs à
tenter d’amender leur sort par des moyens apolitiques. Au nombre de ces
derniers figuraient, outre les diverses formations syndicales, ces coopératives
ouvrières par le biais desquelles on espérait – mais en vain – échapper tant à
la condition salariée qu’au principe de la concurrence généralisée qui régit la
société bourgeoise. Ce mouvement tira son origine de petites collectivités
communistes, qui virent le jour en France, en Angleterre et en Amérique, et qui
puisaient leur inspiration dans les idées des socialistes utopistes, Owen et
Fourier notamment.
Les coopératives de production
étaient des associations fondées sur le principe de l’adhésion volontaire et de
la gestion autonome. Certaines d’entre elles se constituèrent en dehors du
mouvement ouvrier, d’autres en liaison avec lui. Après avoir mis leurs
ressources en commun, leurs membres seraient à même – pensait-on – de
s’installer à leur compte et de produire sans intervention des capitalistes.
Mais c’était là faire abstraction des conditions générales et des tendances
évolutives de la société capitaliste, lesquelles devaient d’emblée les réduire
à un rôle purement marginal. En effet, le développement capitaliste a pour base
la concentration et la centralisation du capital sous le fouet de la
concurrence : les capitaux les plus importants dévorent les plus restreints.
Les sociétés coopératives ne purent donc se constituer que dans de petites
industries ne nécessitant que de faibles apports en capital. Et, l’emprise du
capitalisme s’accentuant sans cesse dans toutes les branches d’industrie, ces
coopératives perdirent bientôt toute capacité de faire face à la concurrence et
disparurent du circuit de la production.
Les coopératives de
consommation eurent plus de succès et quelques-unes d’entre elles absorbèrent
même des coopératives de production en vue de s’y approvisionner. Mais on ne
saurait guère les considérer comme des essais de gestion ouvrière, quand bien
même leur création eût été le couronnement d’aspirations de la classe
laborieuse. Au mieux, elles peuvent permettre d’influer un tant soit peu sur la
manière de disposer des salaires – car les travailleurs risquent toujours
d’être volés deux fois : sur le lieu do production et sur le marché. Les coûts
de circulation des marchandises représentent des faux-frais inévitables de la
production et sont à l’origine de la division des capitalistes en marchands et
en entrepreneurs. Les uns et les autres cherchant à réaliser un maximum de
profit dans leur sphère propre, il y a opposition d’intérêt entre les deux
groupes. Les entrepreneurs ne voient donc, quant à eux, aucun inconvénient à
l’existence de coopératives de consommateurs. D’ordinaire, ils s’efforcent de
leur côté de mettre fin à la séparation du capital productif et du capital
marchand en combinant les fonctions respectives du premier et du second au sein
de sociétés menant de front les opérations de production et de vente.
Aisément absorbé par le
système, le mouvement coopératif constitua dans une large mesure un élément du
développement capitaliste. Les économistes bourgeois eux-mêmes y voyaient un
facteur de conservation sociale, étant donné qu’il encourageait la propension à
épargner des catégories les plus pauvres de la population, stimulait l’activité
par la création d’établissements de crédit mutuel, améliorait les rendements
agricoles grâce à la production coopérative et à l’organisation des ventes, et
poussait la classe ouvrière ; s’intéresser à la sphère de consommation, au
détriment de la sphère de production. En leur qualité d’institutions
fonctionnant selon des normes capitalistes, les coopératives ouvrières
connurent un vif essor et finirent par devenir une forme d’entreprise comme les
autres, reposant sur l’exploitation de la main-d’œuvre et se posant face aux
travailleurs quand ceux-ci se mettaient en grève en vue d’obtenir des
améliorations de salaires et des conditions de travail. Contrairement au
scepticisme, voire même à l’opposition catégorique, dont il avait fait preuve
tout d’abord vis-à-vis des coopératives de consommation, le mouvement ouvrier
réformiste leur accorda par la suite un appui résolu qui n’était qu’une
manifestation supplémentaire de son caractère toujours plus « capitaliste ». En
Russie cependant, le réseau très répandu de ces coopératives devait fournir aux
bolcheviks un système de distribution tout fait qu’ils ne tardèrent pas à
convertir en une administration étatique.
D’une certaine façon, la
division du mouvement « collectiviste » en coopératives de consommation et en
coopératives de production reflétait l’antagonisme du syndicalisme
révolutionnaire et des partis socialistes. Les premières réunissaient des
membres de toutes les classes sociales et visaient tous les genres de
clientèle. Elles n’hésitaient pas à se prononcer pour une centralisation à
l’échelon national, et même international. En revanche, les secondes avaient un
marché aussi restreint que leur production et ne pouvaient fusionner, pour
constituer des unités plus importantes, sans perdre cette possibilité de se
gérer elles-mêmes qui était leur raison d’être.
Syndicalistes révolutionnaires
et socialistes différaient avant tout par l’idée qu’ils se formaient
respectivement du contrôle exercé par les ouvriers sur la production et sur le
produit de leur travail. Dans la mesure où les socialistes se souciaient encore
de ce problème, ils le résolvaient à leur manière en mettant en avant le
concept de nationalisation, selon lequel l’État, promu gérant des ressources
productives, serait chargé d’organiser la vie économique dans son ensemble, sur
le plan de la production comme sur celui de la distribution. C’est seulement à
un stade de développement plus avancé que ce système céderait la place au
dépérissement de l’État et à l’association libre des producteurs socialisés.
Les syndicalistes
révolutionnaires, quant à eux, craignaient que l’Etat, ayant ainsi la haute
main sur le cours des choses, ne fasse que se perpétuer et ne mette obstacle à
la libre disposition des travailleurs. Voilà pourquoi ils envisageaient une
société dans laquelle chaque branche d’industrie serait gérée par ceux qui y
travaillaient. Toutes ces associations de production s’uniraient pour former
des fédérations nationales dont les instances, loin d’être dotées de
prérogatives gouvernementales, rempliraient uniquement des fonctions statistiques
et administratives; sur cette base, un système de production et de distribution
authentiquement collectiviste pourrait enfin prendre son essor. Le syndicalisme
révolutionnaire acquit la prépondérance en Espagne, en Italie et en France; il
était également à l’œuvre dans tous les pays capitalistes, où il revêtait
parfois une forme modifiée, comme nous l’avons déjà noté à propos des I.W.W. et
du Guild Socialism. Il se séparait du socialisme parlementariste et du
syndicalisme traditionnel en ce qui concernait non seulement le but final, mais
aussi la lutte de classe quotidienne, du fait qu’il mettait l’accent sur
l’action directe et sur une activité résolument militante.
Bien que la question du but
final n’eût pas un intérêt immédiat, elle n’en retentissait pas moins sur le
comportement des parties en cause. La bureaucratisation rapide des partis
socialistes et des syndicats, centralisés les uns et les autres, devait priver
toujours davantage les ouvriers de leur capacité d’initiative propre et les assujettir
à des dirigeants qui bénéficiaient de conditions de vie et de travail toutes
différentes. En même temps que les syndicats rompaient leurs liens d’autrefois
avec le mouvement socialiste, ils dégénéraient en business unionism, en «
syndicalisme de marchandage », ayant désormais pour seule fin la négociation de
conventions collectives et, si possible, la création d’un monopole de
l’embauche. Quant au syndicalisme révolutionnaire, s’il se bureaucratisa
infiniment moins, ce fut non seulement parce qu’il était plus faible
numériquement des deux courants qui constituaient I mouvement ouvrier, mais
aussi parce que le principe de l’auto gestion ouvrière n’était pas sans influer
également sur ses méthodes de lutte quotidienne.
Étant donné qu’en système
capitaliste les travailleurs sont par définition privés de tout pouvoir
effectif au sein de la société parler de gestion ouvrière dans un tel cadre ne
peut signifia qu’une chose, à savoir : que les organisations ouvrières soient
dirigées par les travailleurs eux[1]mêmes.
Or il s’ensuit de l’intégration au système de ces organisations, devenues la «
propriété » d’une bureaucratie et le grand moyen de son existence et de sa
reproduction, que la seule forme concevable de gestion ouvrière directe
disparaît. Certes, cela n’empêche pas que les ouvriers continuent de se battre
pour les augmentations de salaires, la réduction de la durée du travail et
l’amélioration des conditions de travail, mais ces luttes ne changent rien au
fait qu’ils n’ont pas la moindre possibilité de diriger eux-mêmes leurs
organisations. Il est donc abusif de présenter ces luttes comme une forme de
gestion ouvrière, attendu qu’elles tendent non pas à l’autodétermination de la
classe laborieuse, mais à l’aménagement de sa condition dans le cadre du capitalisme.
Et cet aménagement a pour préalable obligé une élévation de la productivité du
travail, laquelle doit être plus rapide que le rythme d’augmentation des
niveaux de vie ouvriers.
Les capitalistes continuent
d’exercer une autorité sans partage tant sur les conditions de travail que sur
la partie de la production génératrice de plus-value. Une diminution de la
journée de travail, quand les ouvriers réussissent à l’obtenir, ne réduit
nullement II quantité de surtravail accaparée par les capitalistes. Ceux-d
disposent en effet de deux méthodes pour extraire du surtravail: soit allonger
la durée du travail, soit raccourcir, grâce à des innovations en matière de
technique ou d’organisation du travail, le temps de travail exigé pour produire
l’équivalent de la masse salariale. Comme il faut que le capital donne un taux
de profit déterminé, les capitalistes arrêteront la production dès que ce taux
menacera de baisser. Étroitement soumis à la nécessité d’accumuler du capital,
ils se voient du même coup contraints de faire en sorte que leurs ouvriers
produisent la somme de surtravail indispensable pour alimenter le processus de
l’accumulation. Le capitaliste tâche d’obtenir le maximum de profit mais risque
d’en obtenir le minimum pour diverses raisons, dont l’une peut être la
résistance des travailleurs à l’exploitation que suscite la recherche d’un
profit maximal. Mais, tant qu’elle se situe sur le terrain du capitalisme, la
résistance ouvrière ne peut espérer de meilleur résultat que celui-là.
III.
Si les ouvriers finirent par
perdre toute autorité au sein de leurs organisations, la cause en fut, il va de
soi, leur acquiescement au système capitaliste. Organisés ou non, les
travailleurs prirent leur parti de l’économie de marché, qui s’était révélée
capable d’améliorer leur condition et promettait de l’améliorer encore au fur
et à mesure de ses progrès. Dans une situation non révolutonnaire de ce genre,
les partis socialistes réformistes et les syndicats à structure centralisée
constituaient le type même de l’organisation efficace. Et, de son côté, la
bourgeoisie lucide voyait dans le business unionism le moyen idéal de faire
régner la paix sociale grâce à la conclusion de conventions collectives.
Cessant de faire face directement aux ouvriers, les capitalistes avaient
désormais affaire à leurs représentants, dont l’existence était liée à celle
des rapports capital-travail, c’est-à-dire à la perpétuation de l’ordre
capitaliste. Les travailleurs, en approuvant leurs organisations, montraient
par là qu’ils ne se souciaient plus de transformer la société. Du même coup,
l’idéologie socialiste ne traduisait plus les aspirations réelles des masses
laborieuses. Cet état de choses fut mis en lumière, d’une façon dramatique, par
l’accès de chauvinisme dont la classe ouvrière de tous les pays capitalistes
fut saisie lors du déclenchement de la première guerre mondiale.
A la base des conceptions que
professait le courant de gauche du mouvement ouvrier, il y avait ce que ses
adversaires réformistes se plaisaient à qualifier de « politique de la
catastrophe ». Les révolutionnaires s’attendaient non seulement à une
dégradation du niveau de vie ouvrier, mais aussi à des crises économiques si
dévastatrices qu’elles ne manqueraient pas de provoquer des convulsions
sociales, lesquelles aboutiraient en fin de compte à la révo[1]lution.
A défaut de cette nécessité objective, la révolution – disaient-ils – était
parfaitement inconcevable. Et, de fait, les révolutions, qui suivirent la
première guerre mondiale, furent engendrées par la situation catastrophique
dans laquelle les puissances impérialistes les plus faibles se trouvaient
plongées. Pour la première fois dans l’histoire, elles devaient poser la
question de la gestion ouvrière et faire de la réalisation pratique du
socialisme une possibilité réelle.
La révolution russe de 1917
fut la conséquence de mouvements de révolte spontanés contre les conditions de
vie toujours plus intolérables que la guerre et la défaite imposaient à la
population Une longue série de grèves et de manifestations de rue entraîna un
soulèvement général, qui bénéficia du soutien de certaines unités de l’armée et
provoqua l’effondrement du régime tsariste. Toute fois, les membres du premier
gouvernement provisoire étaient tous originaires de la bourgeoisie dont une bonne
partie avait appuyé la révolution. Ni les partis socialistes ni les syndicats
n’avaient eu l’initiative du mouvement ; ils y jouèrent néanmoins un rôle bien
plus important que celui qui leur était revenu douze ans plus tôt. En 1917
comme en 1905, les soviets ne songèrent nullement tout d’abord à se substituer
au gouvernement. Mais, à mesure que le processus révolutionnaire gagnait du
terrain, ils assumaient des responsabilités de plus en plus grandes; en
pratique, il y avait dualité de pouvoir entre les soviets et le gouvernement La
situation continuant de se dégrader et le mouvement de se radicaliser, alors
que les partis bourgeois et socialistes ne savaient que tergiverser, les
bolcheviks acquirent bientôt la majorité dans les soviets-clés. Et ce fut le coup
d’Etat d’octobre qui mit fin à la phase démocratique bourgeoise de la
révolution.
C’est parce qu’ils avaient
fait leurs, inconditionnellement, les buts des masses révoltées – c’est-à-dire
la fin de la guerre et l’expropriation de la propriété foncière, assortie de la
distribution des terres aux paysans –, que les bolcheviks purent exerce ainsi
une emprise croissante sur le mouvement révolutionnaire. Dès son retour en
Russie, en avril 1917, Lénine fit clairement comprendre qu’à ses yeux le
pouvoir des soviets était appelé à rem placer le régime démocratique bourgeois.
Cependant, lorsqu’il invita ses partisans à préparer le coup d’Etat, il parla
de remettre le pouvoir non aux soviets mais bel et bien aux bolcheviks. La
majorité des députés des soviets étant ou des bolcheviks ou des sympathisants,
il allait de soi, pour lui, que le gouvernement formé par les soviets serait
aux mains de son parti. Et tel fut le cas, on le sait, malgré la présence au
gouvernement de quelques socialistes révolutionnaires et mencheviks de gauche.
Mais pour que les bolcheviks pussent continuer de diriger le pays, il fallait
qu’ouvriers, et paysans continuent de les élire aux soviets. Or, c’était là
chose des plus incertaines. Les bolcheviks n’étaient-ils pas menacés d’un sort
analogue à celui des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires qui, après
avoir recueilli la majorité des suffrages, s’étaient tout à coup retrouvés
minoritaires ? Aussi le seul moyen de conserver définitivement le pouvoir
consistait à s’assurer le monopole du gouvernement; les bolcheviks n’hésitèrent
pas.
Cependant, de même que Lénine
avait établi un rapport d’identité entre pouvoir des Soviets et pouvoir du
Parti, il ne vit, dans le monopole des fonctions gouvernementales par ce
dernier, rien d’autre que la mise en place d’un régime soviétique. Somme toute,
il n’y avait que cette seule alternative : ou l’État parlementaire de style
bourgeois et le capitalisme, ou un gouvernement ouvrier et paysan capable
d’empêcher tout retour au règne de la bourgeoisie. Se considérant comme
l’avant-garde du prolétariat et regardant ce dernier comme l’avant[1]garde
de la « révolution populaire », les bolcheviks voulaient réaliser au profit des
ouvriers et des paysans ce que ceux-ci risquaient de ne pouvoir faire
eux-mêmes. Manquant de discernement, les soviets ne se laisseraient-ils pas
séduire par les promesses de la bourgeoisie libérale et de ses alliés, les
social-réformistes, et dessaisir ainsi de leurs pouvoirs ? La révolution ne
garderait donc son caractère « socialiste » que si les soviets restaient aux
mains des bolcheviks et, pour cela, il fallait en finir avec tous les éléments
d’opposition au sein et en dehors des soviets. En peu de temps, le régime
soviétique se transforma en dictature de parti. Les soviets, ainsi vidés de
substance, ne furent maintenus que sur un plan formel pour camoufler la
réalité.
Bien que le principal mot
d’ordre des bolcheviks eût été « Tout le pouvoir aux soviets ! », le nouveau
gouvernement le réduisit aux dimensions d’un simple « contrôle ouvrier » [On
sait que le terme anglais workers’ control ne fait pas comme le français la
différence entre « gestion ouvrière » et « contrôle ouvrier », la seconde de
ces notions couvrant un champ notablement plus restreint que la première. Nous
avons recouru à l’une ou à l’autre de ces formules en fonction du contexte
(N.d.T.).]. Il se mit à appliquer avec circonspection son programme de
socialisation lequel, loin de confier aux travailleurs des pouvoirs de gestion
effectifs, leur reconnaissait simplement un droit de regard sur la conduite des
entreprises industrielles, encore aux mains des capitalistes à ce moment. Un
premier décret institua « le contrôle ouvrier de la production, de la
conservation, de la vente et de l’achat de tous les produits et de toutes les
matières brutes ainsi que des finances de l’entreprise. Il est exercé par tous
les ouvriers par l’intermédiaire de leurs organismes élus, tels que les soviets
locaux de députés et les comités d’usine et de fabrique (…). Les employés de
bureau et les techniciens eux aussi doivent être représentés dans ces comités
(…). Les organes du contrôle ouvrier ont le droit de surveiller la production
(…). Le secret commercial est aboli. Les propriétaires devront soumettre aux
organes du contrôle ouvrier tous leurs livres et documents pour l’année en
cours et pour les années précédentes » [cité par J. Bunyan et H. Fischer, The
Bolchevik Revolution, Stanford, 1934, p. 308].
Toutefois, production
capitaliste et gestion ouvrière s’excluent réciproquement. Aussi la politique
d’expédient, par laquelle les bolcheviks cherchaient à satisfaire dans une
certaine mesure les aspirations des ouvriers, qui voulaient prendre possession
des usines comme les paysans l’avaient fait de la terre, ne pouvait être que
provisoire. Un an après la promulgation du décret précité, Lénine s’exprimait
en ces termes : « Nous n’avons pas décrété le socialisme d’emblée dans toute
notre industrie parce qu’il ne peut s’établir et se consolider que le jour où
la classe ouvrière aura appris à diriger (…). C’est pourquoi nous avons
institué le contrôle ouvrier sachant que c’était une mesure contradictoire,
imparfaite (…). Le plus important et le plus précieux à nos yeux, c’est que les
ouvriers eux-mêmes aient pris en main cette gestion, et que le contrôle ouvrier
qui devait rester chaotique, morcelé, artisanal, incomplet dans les branches
clés de l’industrie ait cédé la place à la gestion ouvrière à l’échelle du pays
tout entier » [« Discours sur l’anniversaire de la révolution, 6 novembre 1918
», in Lénine, Œuvres, 28, pp. 139-140].
Mais le passage du « contrôle
» à la « gestion » devait signifier en fait la suppression de l’un et de
l’autre. Sans doute, de même que les soviets ne furent pas vidés de leur
substance du jour au lendemain, l’influence des ouvriers au sein des
entreprises ne fut éliminée que petit à petit, par la remise aux syndicats des
pouvoirs gestionnaires des soviets, puis par la transformation des syndicats en
organes étatiques appelés à diriger les travailleurs au lieu d’être dirigés par
eux. L’effondrement économique, la guerre civile, l’opposition des paysans à
toute collectivisation de l’agriculture, l’agitation sociale dans l’industrie,
et le retour partiel à l’économie de marché, aboutirent à la mise en œuvre de
politiques contradictoires – de la « militarisation du travail » à la
revivification des entreprises privées –, mais toutes conçues dans le seul
dessein de maintenir à n’importe quel prix les bolcheviks au pouvoir. Ainsi
donc le gouvernement dictatorial dut tenir tête non seulement aux capitalistes
et à ses autres ennemis politiques, mais aussi aux ouvriers. Étant donné
l’impérieuse nécessité de relever la production, et les discours ne suffisant
certes pas à décider les travailleurs à consentir d’eux[1]mêmes à une exploitation au moins égale à
celle qu’ils avaient subie sous l’ancien régime, les membres du nouvel appareil
d’État assumèrent les fonctions d’une classe dirigeante visant à reconstruire
l’industrie et à accumuler du capital.
L’idée que, dans le contexte
de la première guerre mondiale, Lénine se formait de la révolution russe était
celle d’un processus ininterrompu menant de la révolution bourgeoise à la
révolution socialiste. Il craignait que la bourgeoisie ne préférât quant à elle
un compromis avec le tsarisme au risque de voir une révolution démocratique
aller jusqu’au bout de ses tâches. Dès lors, il incombait aux ouvriers et aux
paysans pauvres de prendre la direction de la révolution imminente, conception
que le fondateur du bolchevisme partageait d’ailleurs avec des théoriciens
aussi avertis des réalités russes que Trotsky et Rosa Luxemburg. C’est du point
de vue international que Lénine abordait alors les problèmes de la révolution :
il escomptait qu’elle gagnerait l’Occident et frapperait ainsi la bourgeoisie
russe à la base même de son hégémonie. C’est pourquoi aussi il jugea nécessaire
de s’accrocher au pouvoir, sans se soucier des compromis et des violations de
principes qu’il faudrait consentir à cette fin, jusqu’au jour où la révolution
à l’Ouest viendrait donner la main à la révolution russe et où la coopération
internationale permettrait de remédier autant que faire se pouvait à
l’immaturité des conditions objectives du socialisme en Russie. Mais, la
révolution russe demeurant isolée, cette perspective perdit bientôt toute
espèce de fondement. Et, dans la situation de fait qui s’ensuivit, rester au
pouvoir signifiait reprendre à son compte le rôle historique de la bourgeoisie,
quoique sous le couvert d’institutions sociales et d’une idéologie différentes.
En se cramponnant de la sorte
à la direction des affaires, les bolcheviks cherchaient sans doute à sauver
leur peau car, si jamais leur pouvoir était renversé, ils allaient au devant
d’une mort certaine. Mais en outre Lénine avait la ferme conviction que le
développement du capital en Russie revêtait un caractère plus « progressiste »
sous les auspices de l’État que sous ceux de la bourgeoisie libérale, que la
première option était par conséquent préférable à la seconde et que le parti
bolchevique serait parfaitement capable de la traduire dans les faits. La
Russie, faisait-il valoir, « a longtemps été gouvernée par 150.000
propriétaires fonciers. Pourquoi 240.000 bolcheviks ne pourraient-ils pas en
faire autant ? » Et c’est ce qu’ils firent : tout en répétant sans cesse que le
contrôle étatique de l’économie était synonyme de contrôle ouvrier, ils
édifièrent un État autoritaire et hiérarchisé, apte à régir en maître souverain
l’économie entière. C’est dans cet esprit que Lénine déclarait un jour que la création
du socialisme « exige une unité de volonté rigoureuse, absolue, réglant le
travail commun de centaines, de milliers et de dizaines de milliers d’hommes
(…). Mais comment une rigoureuse unité de volonté peut-elle être assurée ? Par
la soumission de la volonté de milliers de gens à celle d’une seule personne.
Cette soumission rappellera plutôt la direction délicate d’un chef d’orchestre,
si ceux qui participent au travail commun sont parfaitement conscients et
disciplinés. Elle peut revêtir des formes tranchées, dictatoriales, si la
parfaite discipline et la conscience font défaut. Mais, de toute façon, la
soumission sans réserve à une volonté unique est absolument indispensable au
succès d’un travail organisé sur le modèle de la grande industrie mécanique »
[« Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets », in Lénine, Œuvres, 27, p.
279]. S’il fallait prendre ces propos au pied de la lettre, force serait de
conclure que la conscience de classe devait être totalement absente en Russie,
puisque la gestion de la production et de la vie sociale en général y a pris
des formes dictatoriales surpassant tout ce que les pays capitalistes ont connu
sur ce plan et excluant jusqu’à présent tout ce qui pourrait ressembler, si peu
que ce soit, à la gestion ouvrière.
Voilà cependant qui ne change
rien au fait que ce furent les soviets et eux seuls qui terrassèrent à la fois
le tsarisme et la bourgeoisie. Il n’est pas interdit de penser que, dans un
contexte national et international différent, les soviets auraient pu conserver
le pouvoir et couper court à l’essor d’un capitalisme d’Etat totalitaire. Cela
dit, il convient de rappeler que le contenu effectif de la révolution ne
correspondit pas à sa forme non seulement en Russie mais aussi en Allemagne.
Toutefois, si dans le premier cas la raison essentielle de l’échec du mouvement
des conseils fut l’immaturité générale objective du pays, par rapport aux
exigences d’une transformation socialiste, dans le second, cette raison fut le
refus subjectif d’instaurer le socialisme par des moyens révolutionnaires.
En Allemagne, l’opposition à
la guerre prit la forme de grèves dans l’industrie lesquelles, à cause de
l’attitude patriotique de la social-démocratie et des syndicats, devaient être
organisées clandestinement sur le lieu de travail, tâche accomplie par des
comités d’action inter-entreprises. Puis, en 1918, des conseils d’ouvriers et
de soldats surgirent dans tout le pays et mirent à bas le régime. Les
organisations ouvrières, attachées à la collaboration de classes, se virent
forcées de donner leur aval au mouvement et d’y participer, quand ce n’eût été
que pour diluer les aspirations révolutionnaires. Biles y parvinrent d’autant
plus aisément que les conseils comprenaient non seulement des communistes, mais
aussi des socialistes, des syndicalistes, des apolitiques et même des adhérents
de partis bourgeois. Ainsi donc, du point de vue révolutionnaire, le mot
d’ordre « Tout le pouvoir aux conseils ouvriers ! » ne pouvait mener qu’à
l’impasse, sauf bien entendu si le caractère et la composition des nouveaux
organes venaient à changer du tout au tout.
Toutefois, la grande masse des
travailleurs prit la révolution politique pour une révolution sociale.
L’idéologie et la puissance organisationnelle de la social-démocratie l’avait
profondément marquée : les travailleurs considéraient la socialisation de la
production non comme leur affaire propre, mais comme celle du gouvernement.
Certes ils étaient en révolte, mais cette révolte ne sortait pas du vieux cadre
réformiste. « Tout le pouvoir aux conseils ouvriers ! », cela signifiait ni
plus ni moins que la dictature du prolétariat, c’est-à-dire un régime ne
laissant aucune possibilité de représentation politique aux non-travailleurs.
Or les ouvriers, dans leur grande masse, se prononçaient pour la démocratie
fondée sur le suffrage universel : pour le système des conseils et pour le
système parlementaire, l’Assemblée nationale. Ils obtinrent l’un et l’autre :
des conseils ouvriers sans contenu, dont l’existence fut consacrée en droit par
la Constitution de Weimar, mais cette consécration légale devait s’accompagner
d’une contre-révolution laquelle aboutit en définitive à la dictature nazie.
Il en fut de même dans
d’autres pays – en Italie, en Hongrie, en Espagne, par exemple, où les aspirations
révolutionnaires des masses laborieuses prirent corps dans la formation de
conseils ouvriers. Dès lors, il tombe sous le sens que l’auto-organisation des
travailleurs ne garantit en rien le prolétariat contre des politiques et des
actions opposées à ses intérêts de classe et que, le cas échéant, les conseils
ouvriers sont supplantés par les autorités d’hier ou par de nouvelles, qui
reprennent eh main la classe ouvrière en se servant de méthodes traditionnelles
ou inédites. Si des mouvements spontanés, qui revêtent des formes
d’organisation permettant la libre disposition des travailleurs, ne se décident
pas à usurper carrément le pouvoir et à gérer la société, ils sont voués à
disparaître comme ils sont venus et à se fondre dans l’anonymat de la virtualité
pure.
IV.
Tout ce qui précède intéresse
uniquement le passé et paraît sans pertinence aucune tant pour le présent que
pour le proche avenir. En ce qui concerne l’Occident, la deuxième guerre
mondiale n’a nulle-ment donné naissance à une vague révolutionnaire comparable
à celle que déclenchèrent la guerre de 1914-1918 et la révolution russe, si
faible pourtant que cette vague eût été. Bien loin de là, la bourgeoisie a pu,
après quelques difficultés, asseoir son pouvoir mieux que jamais. Elle se
targue d’une économie de plein emploi, fait état d’une croissance économique et
d’une stabilité sociale excluant à la fois la nécessité et la volonté
collective de transformer la société. On admet sans doute qu’il s’agit là d’un
tableau très approximatif, que déparent encore certaines ombres, telles
l’existence dans tous les pays capitalistes de groupes sociaux paupérisés. Mais
à la longue, dit-on, ces problèmes finiront par trouver une solution.
Rien d’étonnant dès lors si la
stabilisation et les progrès avérés du capitalisme occidental, après la
deuxième guerre mondiale, ont eu pour effet non seulement la disparition
complète d’un authentique mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière, mais
aussi la transformation de l’idéologie et de la pratique propres à la social-démocratie
réformiste en une idéologie et une pratique liées à l’économie mixte et à
l’Etat-Providence. On glorifie (et parfois l’on condamne) dans cette évolution
la fusion du Travail et du Capital, et l’émergence d’un système
socio-économique nouveau, exempt de crises, et unissant les aspects positifs
tant du capitalisme que du socialisme, mais dépouillé de leurs côtés négatifs.
Tel est ce qu’on présente souvent comme un système post-capitaliste dans lequel
l’antagonisme Capital[1]Travail
aurait perdu sa réalité d’autrefois. Bien des changements sont encore
concevables au sein de ce système, mais on a cessé de tenir la révolution
sociale pour une perspective ayant le moindre fondement. Tout se passe comme si
l’histoire, en tant qu’histoire des luttes de classes, était arrivée à son
terme.
Ce qui est plutôt fait pour
surprendre, en revanche, ce sont les diverses tentatives, toujours esquissées
çà et là, en vue de concilier l’idée du socialisme et ce nouvel état de choses.
On continue de professer que le socialisme peut se réaliser, malgré l’existence
de conditions qui rendent superflue sa mise en place. Le mouvement d’opposition
au capitalisme, ayant perdu la base matérielle qu’il avait autrefois dans les
rapports d’exploitation, en trouve une nouvelle dans la sphère de l’éthique et
de la philosophie, où il n’est question que de la dignité de l’homme et de la
noblesse du travail. La misère, affirme-t-on [Cf., par exemple, André Gorz,
Stratégie ouvrière et néo-capitalisme, 1964], n’a jamais constitué ni ne peut
constituer un facteur révolutionnaire. D’ailleurs, même si tel avait jamais été
le cas, cela ne serait plus exact, parce que la misère est devenue un problème
tout à fait secondaire, le capitalisme se trouvant désormais en état, somme
toute, de satisfaire les exigences de la population laborieuse en matière de
consommation. Et l’on ajoute que, s’il se peut que des luttes pour des
revendications immédiates aient lieu, ces luttes ne sauraient mettre
radicalement en question l’ordre établi dans son ensemble. Aussi, dans la lutte
pour le socialisme, il convient de mettre l’accent bien plus sur les besoins
qualitatifs des travailleurs que sur leurs besoins quantitatifs. L’impératif de
l’époque, finit-on par conclure, c’est la conquête progressive du pouvoir par
les ouvriers grâce à des « réformes non réformistes ».
Si l’on présente la gestion
ouvrière de la production comme une « réforme non réformiste » de ce genre,
c’est justement parce qu’elle ne peut être établie en système capitaliste.
Mais, dèslors, la lutte pour la gestion ouvrière se confond avec la lutte pour
le renversement du système et la question reste entière : comment réaliser une
chose pareille quand rien ne pousse irrépressiblement à là faire ? A quoi
s’ajoute cette autre question : quelle forme d’organisation faut-il employer
pour arriver à ce résultat ? L’intégration à la structure capitaliste des
organisations ouvrières actuelles a été rendue possible par le fait que le
système s’est révélé capable d’augmenter le niveau de vie de la majorité des
travailleurs et, si cette tendance devait se poursuivre, on ne voit pas
pourquoi la lutte de classe continuerait de représenter un facteur déterminant
du développement social. Dans ce cas – et l’homme étant le produit de ses
conditions d’existence –, les ouvriers ne pourront acquérir une conscience de
classe, ni ne songeront à risquer leur bien-être relatif d’aujourd’hui pour les
incertitudes d’une révolution prolétarienne. Ce ne fut pas sans raison que Marx
donna pour base à sa théorie de la révolution la misère croissante de la classe
ouvrière, quand bien même cette misère ne devait pas se mesurer uniquement aux
fluctuations subies par les salaires sur le marché du travail.
La gestion ouvrière de la
production présuppose la révolution sociale. Elle ne saurait être mise en place
par le biais d’actions de classe restant sur le terrain du capitalisme. Chaque
fois qu’en guise de réforme un « contrôle ouvrier » a été établi, il n’a pas
tardé à se révéler un moyen supplémentaire de régenter les travailleurs en se
servant pour cela de leurs organisations propres. Par exemple, les comités
d’entreprise légaux, créés en Allemagne à la suite de la révolution de novembre
1918, n’étaient que des prolongements des syndicats et ne sortaient pas du
cadre restreint de l’action syndicale. Si l’on put noter alors certains essais
de substituer les conseils aux syndicats, ces derniers, secondés par le
patronat et par l’Etat, n’eurent pas de mal à assurer leur emprise sur les
comités d’usine. Cette relation de dépendance n’a nullement été modifiée après
la dernière guerre mondiale, lorsque le rétablissement des comités d’entreprise
fut assorti d’une loi instituant une prétendue cogestion, en vertu de laquelle
les travailleurs auraient désormais voix au chapitre en ce qui concerne les
questions de production et d’investissement. Mais on peut aisément saisir
l’esprit de toute cette législation sociale à la lecture de l’article 49 de la
« Constitution du travail » allemande de 1952 : « Dans le cadre des conventions
collectives applicables, l’employeur et le comité d’entreprise doivent
collaborer loyalement, œuvrer de concert avec les syndicats ouvriers et
patronaux représentés dans l’établissement, dans l’intérêt de celui-ci et de
ses salariés, tout en tenant compte du bien public. Employeur et comité
d’entreprise ne doivent rien faire qui puisse nuire à la bonne marche de
l’entreprise. En particulier, ils ne doivent pas prendre de mesures
susceptibles de détériorer la paix sociale. Cela ne vise pas les conflits qui
pourraient surgir entre les parties habilitées à conclure les conventions
collectives » [cité par A. Sturmthal, La Participation ouvrière à l’Est et à
l’Ouest, trad. F. Sellier et I. Obert, Paris, 1967, p. 121].
La cogestion n’a rien changé
au fait que le patron dispose seul de sa propriété, c’est-à-dire l’entreprise
et la production. Elle était censée octroyer aux représentants ouvriers le
droit de faire à la direction de l’entreprise des propositions allant même, en
théorie tout du moins, jusqu’à concerner l’affectation des profits. Mais le
patron n’est nullement obligé de se conformer à ces avis et l’on peut tenir
pour acquis qu’il n’en tient aucun compte dès qu’ils vont à rencontre de ses
intérêts. Pour avoir véritablement un sens, la cogestion devrait se doubler de
copropriété, mais alors ce serait la fin du salariat. En fait, la cogestion a
pour seul effet de faciliter les activités habituelles des organisations
syndicales : la mise au point et l’application des conventions salariales, des
règlements d’entreprise et des procédures d’arbitrage garantissant le maintien
de la paix sociale.
Ce qu’on vient de dire du
contrôle ouvrier en Allemagne vaut également – avec certaines variantes sans
doute, mais d’ordre très secondaire – pour tous les pays capitalistes où les
shopstewards (délégués d’ateliers), les comités d’établissement et autres
formes de représentation ouvrière au sein de l’entreprise jouissent d’un statut
légal. Tout indique en effet que ces mesures législatives ne signifient pas un
essor de la démocratie d’entreprise, mais au contraire servent à sauvegarder
les rapports de production existants et à diminuer les antagonismes qui leur
sont immanents. Loin de viser à une transformation quelconque de la société,
elles tendent à en détourner. Mais aussi bien une révolution sociale ne saurait
aboutir à la gestion ouvrière, dès lors que les travailleurs n’arrivent pas à
assurer leur emprise sur les moyens de production et délèguent au gouvernement
le pouvoir d’organiser à lui seul, souverainement, le processus de transformation
sociale. Tel fut le cas en Russie, cas appelé à servir ensuite de modèle,
quelque peu modifié, aux « Etats socialistes » créés à la suite de la deuxième
guerre mondiale. La Yougoslavie semble faire exception à la règle puisque là ce
fut le gouvernement qui concéda aux conseils ouvriers des fonctions de gestion
et un certain droit de regard sur la production.
Bien qu’en dernier ressort le
gouvernement yougoslave reste aujourd’hui, comme il l’était hier, le détenteur
de tous les pouvoirs, il opta, après avoir rompu avec la Russie, pour une
décentralisation économique, fondée sur le rétablissement des rapports de
marché et, par voie de conséquence, sur l’autonomie des entreprises
particulières désormais placée sous le contrôle de conseils ouvriers. Ces
derniers administrent l’entreprise et veillent à maintenir sa compétitivité
dans le cadre du plan général de développement fixé par l’Etat. Dans certaines
limites, que le gouvernement se charge de tracer, les conseils ouvriers et les
organes de gestion élus par eux décident de la réglementation du travail, des
plans de production, de la grille des salaires, des ventes et achats, du
budget, des emprunts, des investissements, etc. A la tête de chaque entreprise
un directeur, nommé par une commission qui réunit des représentants du conseil
ouvrier et de la commune dont dépend l’établissement, tranche de toutes les
questions de fonctionnement nu jour le jour et a tous pouvoirs disciplinaires;
c’est lui qui embauche, licencie, assigne les postes de travail, etc. Il est
habilité à mettre son veto à toute décision du conseil ouvrier non conforme aux
instructions de l’État.
Les pouvoirs du conseil
ouvrier en matière d’autogestion sont circonscrits par une réglementation
extrêmement compliquée, édictée partie par décrets gouvernementaux, partie par
les autorités communales décidant de concert avec le conseil. Chaque
établissement a le droit de disposer librement, après versement des impôts,
d’une certaine fraction de son revenu global; sur le plan de l’investissement et
des salaires, son degré d’autonomie est donc déterminé par l’importance de la
ponction fiscale. L’Etat prélève ainsi une part des profits pour couvrir ses
dépenses propres et investir dans les entreprises qui dépendent directement de
lui. C’est le gouvernement qui fixe le taux général d’augmentation des revenus
personnels mais, tout en imposant le respect d’un salaire de base minimum, il
autorise le paiement de suppléments de salaire et de primes, liés à l’élévation
de la productivité du travail. Plus de la moitié du revenu ouvrier brut va au
système de sécurité sociale. Investissements et réinvestissements sont décidés
en fonction du principe de la rentabilité et orientés dans le sens voulu par le
pouvoir au moyen de politiques de prix, de salaires et de crédit ad hoc. Bref,
autant que faire se peut dans ces conditions, et malgré une autogestion
restreinte, le sort de l’économie demeure en définitive aux mains de l’État :
les conseils ouvriers ne peuvent enfreindre les décisions du gouvernement,
alors que celui-ci fixe le cadre dans lequel les conseils ont la faculté
d’intervenir.
Toutefois l’impossibilité
objective d’instaurer, sur la base d’une économie de marché, une authentique
gestion ouvrière de la production et de la distribution est chose bien plus
importante que les rapports entre Etat et conseils. En effet, un projet de ce
genre se heurte au dilemme même dont les coopératives ouvrières eurent tant à
souffrir dès leur origine et cela bien que, contrairement à ces dernières, le
contrôle ouvrier peut tenir tête à la concurrence du capital privé, si le
gouvernement en a décidé ainsi. Parlant des coopératives de production, Rosa
Luxemburg notait déjà « la nécessité contradictoire, pour des ouvriers, de se
gouverner avec tout l’absolutisme indispensable et de jouer vis-à-vis
d’eux-mêmes le rôle d’entrepreneurs capitalistes ». Et elle pouvait conclure à
bon droit : « De cette contradiction, la coopérative de production meurt, en ce
sens qu’elle redevient une entreprise capitaliste ou bien qu’elle se dissout,
au cas où les intérêts des ouvriers l’emportent » [Réforme sociale ou
révolution, in R. Luxemburg, Œuvres I, op. cit., pp. 61-62].
Œuvrant au sein d’une économie
de marché, fondée sur la concurrence, les travailleurs yougoslaves doivent
consentir à s’exploiter eux-mêmes autant que s’ils étaient encore exploités par
des capitalistes. Bien que cette situation puisse leur paraître préférable, il
n’empêche qu’ils restent soumis à des processus économiques sur lesquels ils ne
peuvent rien. Produire du profit et accumuler du capital, voilà ce qui continue
de modeler leur comportement et de perpétuer, par voie de conséquence, la
misère et l’insécurité. Les salaires yougoslaves sont parmi les plus bas
d’Europe; ils ne peuvent augmenter qu’à condition que le capital s’accroisse
plus vite qu’eux. Les quelques pouvoirs de gestion dévolus aux conseils
ouvriers ont pour effet d’encourager des attitudes antisociales, car un nombre
d’ouvriers plus petit doit fournir un profit plus grand pour augmenter le
revenu de l’effectif global des travailleurs. Bien des ouvriers se voient
d’ailleurs réduits au chômage parce qu’il ne serait pas rentable de les
employer, c’est-à-dire que leur travail, une fois couvert le coût de sa
reproduction, ne fournirait pas de surplus. Ils errent dans toute l’Europe
capitaliste en quête du travail et des salaires que leur » socialisme de marché
» ne leur permet pas d’obtenir. L’intégration du marché national au marché
capitaliste mondial n’oblige pas seulement la classe ouvrière à s’exploiter elle-même
et à l’être par une nouvelle classe dirigeante; elle l’assujettit également au
capitalisme mondial par le biais des échanges commerciaux et des
investissements étrangers. Dans ces conditions, parler de gestion ou de
contrôle ouvrier, c’est tout simplement se moquer du monde.
Le socialisme ne va pas sans
la gestion ouvrière et réciproquement. Dès lors, quiconque prétend que la
gestion ouvrière a de véritables possibilités de progresser en système
capitaliste fait le jeu de la démagogie dont les classes dirigeantes se servent
pour dissimuler leur règne sans partage : ces réformes bidon décorées de noms
ronflants du genre codirection, participation ou cogestion. La gestion ouvrière
exclut la collaboration de classes; elle a pour préalable l’abolition du mode
de production capitaliste et non la participation à ce système. Nulle part le
socialisme n’est entré dans les faits et pas plus la gestion ouvrière. Que ce
soit dans le cadre du capitalisme d’État ou du socialisme de marché, ou encore
d’un mélange des deux, la classe travailleuse continue d’être une (lasse de
salariés qui ne peut disposer comme elle l’entend du produit de son travail.
Ces salariés ont une position sociale identique à celle des travailleurs des
pays capitalistes d’économie mixte OU non mixte. Partout la lutte pour
l’émancipation ouvrière attend encore de commencer, et elle ne se terminera
qu’avec la socialisation de la production et la disparition des classes
consécutive à l’abolition du salariat.
Toutefois, il serait
passablement absurde d’espérer qu’une classe ouvrière, satisfaite du statu quo
social, se lancera dans une lutte pour le pouvoir de préférence à une lutte
pour des salaires plus élevés, et menée sur le terrain même du système
dominant. Si l’on donne en général de l’amélioration de la condition
prolétarienne dans les pays capitalistes avancés un tableau singulièrement
exagéré, il n’en reste pas moins que cette amélioration a suffi à étouffer
l’esprit révolutionnaire des masses laborieuses. Bien que la force de travail
ne saurait en aucun cas avoir une « valeur » supérieure à celle des produits
qu’elle crée, cette « valeur » de la force de travail peut se rapporter à des
conditions de vie toutes différentes, être liée à une journée de six heures ou
de douze, à un bon logement ou à un taudis, à une consommation élevée ou
réduite. Cependant, à n’importe quel moment, ce sont les salaires et le pouvoir
d’achat qu’ils confèrent qui déterminent la condition de la population
travailleuse et, par là, ses revendications et ses aspiration. On s’habitue
vite à des conditions de vie meilleures et, pour obtenir l’acquiescement des
travailleurs, il faut qu’elles se maintiennent au moins au niveau atteint. Si
jamais elles se dégradaient, l’opposition de la classe ouvrière renaîtrait
exactement comme elle se manifestait autrefois quand ces conditions étaient
moins bonnes. S’il y a maintien du consensus social, c’est donc uniquement
parce qu’on est persuadé que les niveaux de vie actuels resteront ce qu’ils
sont, voire s’amélioreront.
Si elle paraît confirmée par
l’expérience de ces dernières années, cette hypothèse n’est rien moins que
justifiée. Sans doute, lui contester toute validité sur le plan théorique [Cf.
P. Mattick, Marx et Keynes. Les limites de l’économie mixte, trad. S.
Bricianer, Paris, 1972] ne modifiera nullement une pratique sociale fondée sur
l’illusion de progrès permanents. Mais il est permis de penser que le mécanisme
des crises est en train de se remettre en place, malgré les multiples
changements survenus à l’intérieur du système capitaliste. Face à la stagnation
qui persiste aux Etats-Unis et à une expansion qui se met à marquer le pas en
Europe, un certain désenchantement commence à se faire sentir. Du fait que
l’essor de la production induite par l’Etat se heurte à des difficultés
croissantes, le capital a de plus en plus besoin de prendre des mesures visant
à maintenir sa rentabilité, sans tenir compte de l’instabilité sociale qui
risque de s’ensuivre. La mise en œuvre d’innovations technologiques et autres
permet d’ajourner la crise, non d’en éliminer définitivement la menace. Cela
étant, tout semble indiquer que, du jour où la crise latente prendra un
caractère manifeste et aigu, où la pseudo[1]prospérité débouchera sur la dépression
réelle, le consensus social, qui marque l’histoire récente, cédera la place à
une conscience révolutionnaire surgissant de nouveau – et cela d’autant plus
que l’irrationalité du système devient évidente même aux yeux des catégories
sociales qui continuent d’en bénéficier. Outre la situation prérévolutionnaire
existant dans presque tous les pays sous-développés et les guerres à première
vue limitées mais qui se poursuivent sans trêve dans diverses régions du globe,
une agitation généralisée ne cesse de perturber la tranquillité sociale du
monde occidental. De temps à autre, on assiste à une brusque rupture des
conditions établies, ainsi du Mai français. Si de tels événements se produisent
dans le cadre d’une stabilité relative, ils ont toutes chances de se reproduire
dans celui d’une crise générale.
L’intégration des
organisations ouvrières traditionnelles au système capitaliste ne constitue un
atout pour ce dernier que dans la mesure où la collaboration de classes a des
fruits réels ou promet d’en avoir. Mais lorsque ces organisations sont
contraintes, du fait des circonstances, de se changer en instruments de
répression, elles perdent la confiance des travailleurs et, du même coup, leur
valeur aux yeux de la bourgeoisie. Dès lors, quand bien même elles
subsisteraient, il y a des chances que la classe ouvrière, passant outre à leur
opposition, se lance dans l’action autonome. L’histoire enseigne en effet non
seulement que l’absence d’organisations de classe n’empêche pas une révolution
organisée d’avoir lieu – à preuve la Russie –, mais aussi que l’existence d’un
mouvement réformiste à la puissance bien assise peut se trouver battue en
brèche par de nouvelles organisations de classe – à preuve l’Allemagne de 1918
et le mouvement des shop stewards en Angleterre pendant et après la première
guerre mondiale. Même au sein de régimes totalitaires, des mouvements spontanés
sont susceptibles d’aboutir à des actions de classe ayant pour expression la
formation de conseils ouvriers, comme on l’a vu dans la Pologne et la Hongrie
de 1956.
Aussi longtemps que le capitalisme
se prête à des réformes, la classe ouvrière n’a de nature révolutionnaire que
sous une forme lalente. Cessant même d’avoir conscience de sa situation de
classe, elle fera sienne les aspirations de la classe dirigeante. Mais que le
capitalisme soit forcé, en raison de son développement propre, tic recréer des
conditions favorables à l’apparition d’une conscience de classe, et la
revendication révolutionnaire de la gestion ouvrière comme préalable du
socialisme réapparaîtra du même coup. Certes toutes les tentatives qui eurent
lieu en ce sens ont échoué, et de nouvelles risquent elles aussi de subir le
même sort. Pourtant, c’est seulement en faisant l’apprentissage de l’action
autonome, de l’autodétermination – quelques limitées que puissent être tout d’abord
de telles expériences – que la classe ouvrière parviendra à progresser en
direction de son émancipation.
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