mercredi 18 août 2021

L’OUVRIER COMMUNISTE : FAUT-IL CONQUÉRIR LES SYNDICATS OU LES DÉTRUIRE ? (1929)

[L’Ouvrier Communiste, février, octobre et novembre 1929]

Dans le siècle passé, au début du mouvement de la classe ouvrière, Karl Marx fut porté à considérer dans les organismes syndicaux, les formes par lesquelles la lutte de classe avait abouti à une lutte politique et révolutionnaire. Les expériences du chartisme en particulier contribuèrent à étayer historiquement l’opinion de Marx suivant laquelle les syndicats, école du socialisme, seraient l’arène de la Révolution. Ce jugement ne peut pas être condamné si l’on considère la période historique, où il fut formulé. Mais si l’on se reporte à l’époque actuelle, il faut constater que les syndicalistes ont indignement spéculé sur l’ancienne opinion de Karl Marx, pour attribuer aux formes syndicales l’exclusivité du rôle révolutionnaire. C’est un fait généralement ignoré en France et en Italie, que Marx, en observateur scrupuleux du développement de la lutte des classes, et en adversaire inlassable de toute conclusion dogmatique n’a nullement manqué de réviser son point de vue à la lumière de l’expérience historique. Il se rendit compte que les syndicats enlisés dans les sables de la résistance économique n’étaient plus les organes naturels de la lutte de classe, comme l’affirment encore les épigones de l’école léniniste, (Trotskistes, Bordiguistes, Brandleristes, etc.) mais que leur fonction se limitait à résister à la tendance des capitalistes de réduire au minimum possible les frais d’existence du capitalisme.

Il est avéré que cette résistance des syndicats ne saurait amener aucune amélioration réelle et générale dans la situation ouvrière. La lutte économique dans les limites de la société capitaliste ne permettrait à l’ouvrier que de perpétuer sa vie d’esclavage lors même que les crises de chômage ne viendraient pas enlever à de larges masses leurs moyens d’existence. D’autre part Marx remarqua que les syndicats manquaient au rôle d’éducateurs révolutionnaires du prolétariat. Et c’était là, pour lui, l’élément essentiel de développement de la lutte de classe vers la victoire du socialisme. Il va de soi qu’aucun révolutionnaire ne saurait perdre de vue le point de vue fondamental qui contient en soi la libération du prolétariat et de la société toute entière. Ce que Marx ne pouvait encore voir, c’est la fin des organisations syndicales dans le marais de la collaboration de classe. C’est ce que nous avons vu pendant et après la guerre.

Après la guerre mondiale et la révolution russe, deux tendances se trouvèrent en face dans le mouvement communiste, deux tendances qui donnaient au problème syndical des solutions complètement différentes. Les uns, les Léninistes, préconisaient la nécessité de conquérir les syndicats, c’est-à-dire de remplacer les chefs réformistes par des chefs communistes, ou bien de révolutionner les syndicats réformistes. Les autres, extrémistes d’Allemagne, tribunistes de Hollande, préconisaient la destruction des syndicats. Aux syndicats, comme instruments de lutte directe de la classe prolétarienne, étaient opposés les conseils révolutionnaires surgis spontanément en Allemagne au cours des mouvements insurrectionnels de 1918-1919.

Il va de soi que ces deux tendances ne se manifestaient pas sans degrés intermédiaires. Il y avait encore des éléments soit communistes, soit syndicalistes qui préconisaient la sortie des syndicats réformistes, pour former des syndicats révolutionnaires. Il faut remarquer que le léninisme avait déjà rendu compte, surtout pendant la guerre, de la nature contre[1]révolutionnaire des syndicats et de la nature bourgeoise de leur bureaucratisme. Il est bien étrange que cette étude ne l’ait pas poussé sur des positions radicales. C’est qu’en 1920 l’école léniniste a senti le besoin de capter la sympathie des masses et c’est ainsi qu’elle a amené le mouvement révolutionnaire dans le cercle vicieux de la conquête des syndicats. En fait, la théorie d’après laquelle les syndicats seraient les organes naturels du prolétariat n’avait aucune justification historique. Si même ces organes avaient été tels dans leur origine, ils avaient donné déjà la preuve de leur dégénérescence pendant et après la guerre. Ils n’étaient plus seulement des organes non-révolutionnaires, ainsi que Marx les avaient définis, ils étaient aussi des organes qui avaient mené à la collaboration de classe, à la victoire des forces contre-révolutionnaires. Et ce n’est pas sans déplaisir que nous lisons dans le discours de Bordiga au 2ème congrès du Komintern sur la question parlementaire que « le syndicat même quand il est corrompu reste toujours un centre ouvrier ! ». Cette affirmation est si enfantine, que n’importe qui peut en saisir 1’évidente inconséquence. Bordiga, qui veut légitimer la théorie de la conquête léniniste, légitime la possibilité de cette conquête même par les organes syndicaux réactionnaires, même par les corporations fascistes. Cette manière d’envisager le problème syndical est d’ailleurs abstraite et anti-historique. Si les syndicats sont corrompus, ce n’est pas certes à cause de l’existence du réformisme. Le réformisme est au contraire un produit de l’évolution des syndicats dans le sens contre-révolutionnaire. Le révisionnisme en Allemagne se développe dans la social-démocratie et la domine, mais il a ses racines, sa force dans les syndicats. La théorie de la conquête, qui admet la régénérescence syndicale, part évidemment du point de vue que des forces extérieures ont corrompu les organismes de la résistance prolétarienne et qu’il faut les chasser pour mettre à leur place des forces révolutionnaires. Si on part de ce point de vue, que la corruption syndicale comme phénomène historique trouve sa raison d’être dans la nature du syndicat, il ne peut être question de vouloir concilier les nouvelles formes révolutionnaires avec les vieilles formes surannées corrompues de la lutte de classe. Cependant les élites politiques révolutionnaires, dont l’embryon se trouvait déjà dans la social-démocratie internationale avant et pendant la guerre et qui se manifestèrent dans les noyaux et partis communistes de l’immédiat après[1]guerre sont, d’après la théorie de la conquête, les organes surgis pour révolutionner les masses dans le vieil organisme syndical. Mais on va plus loin ! Les conseils d’usines, qui ne sont pas le produit d’une action de conquête des masses, les conseils d’usine qui se formèrent surtout en Allemagne après la guerre et qui entrent dans leur forme et activité révolutionnaire en conflit avec les syndicats n’ont aucune importance pour les théoriciens de la théorie de la conquête. En effet la théorie de la conquête, en s’aveuglant sur le conflit entre les syndicats et les conseils, a ravalé ces derniers au niveau d’organes légalisés, subordonnés à la ligne contre[1]révolutionnaire de la CGT allemande. Ainsi la nature anti-dialectique de la conquête se dégage de l’expérience historique du mouvement allemand. Elle nie le conflit entre les conseils révolutionnaires et les syndicats, c’est-à-dire entre les forces prolétariennes à l’usine et la bureaucratie syndicale. Elle prétend d’employer les nouvelles forces politiques pour régénérer les syndicats ; mais toute l’activité des conquérants n’empêche pas ces formes à régénérer de se corrompre de plus en plus. Elle n’empêche pas l’application de l’arbitrage obligatoire: bien mieux les forces de la conquête sont obligées de manœuvrer dans le milieu de la collaboration de classe. Le léninisme qui s’est flatté toujours d’être surtout sur le terrain de la destruction de l’Etat n’a pas compris que les organes corrompus étaient aussi à détruire. Vis-à-vis des syndicats il s’est manifesté totalement réformiste, sinon réactionnaire. L’activité révolutionnaire des élites politiques du prolétariat ne devrait jamais les mettre en travers du processus historique, ne devrait jamais consister à cacher les conflits et à prétendre les résoudre par un système de stratégie à rebours. La faillite de cette stratégie léninienne nous paraît aujourd’hui incontestable. Personne ne saurait le nier si on considère les résultats que nous venons de souligner. Et c’est le comble de l’inconséquence, lorsque les conquérants s’accrochent encore comme à une planche de sauvetage à cette théorie que l’expérience historique a définitivement condamnée. On ne conquiert pas les organisations corrompues, on les détruit. L’extrémisme infantile, contre qui le léninisme, enhardi par ces succès temporaires, dirige en 1920 les traits de son ironie, ne se laissa pas ébranler dans sa théorie de la destruction par la vague d’enthousiasme qui, à ce moment-là, aveugla l’esprit de bien des révolutionnaires. Ce n’était pas là une théorie abstraite et anti-dialectique, qui voulait appliquer à l’histoire des systèmes anodins. Le léninisme, à travers la grande diffusion de ses théories, de ses conceptions, a réussi à répandre une caricature de l’extrémisme. Et Bordiga lui- même contribue à défigurer l’extrémisme, lorsque dans son discours au IIème congrès du Komintern il l’assimile au syndicalisme. Or la théorie « destructive » de l’extrémisme est justement antisyndicaliste. Le syndicalisme idéalise les formes syndicales, il voit en elles éternellement le renouvellement des forces révolutionnaires. Dans le syndicat le socialisme atteint son but, ses formes parfaites.

En résumé pour cette théorie le syndicat est la seule forme, la forme éternelle, qui rajeunit toujours dans la lutte de classe. Le syndicalisme identifie ainsi la lutte des classes avec le syndicat, Et en cela, il ne serait pas bien loin du léninisme, si la question du parti n’était pas là pour les séparer.

 Le radicalisme ou extrémisme se rendit compte des modifications que le processus historique a apportées aux formes de la lutte de classe. Il voit bien que ce qui est corrompu ne pourra jamais être guéri. Il est le produit des expériences de l’histoire de la lutte des classes en Allemagne ; il est une force vivante qui ressort du développement de la révolution. Ce n’est pas une théorie abstraite, comme le syndicalisme, ce n’est pas un anachronisme dans la révolution prolétarienne de l’Europe occidentale, comme le léninisme. En Allemagne le révisionnisme avait préconisé la collaboration de classe, et ayant ses racines dans les organisations syndicales, avait envahi tous les milieux social-démocrates. La guerre éclatée, le révisionnisme triomphe. La bureaucratie syndicale, l’aristocratie ouvrière avait déjà infecté la social- démocratie et les syndicats. Elles étaient le produit du développement capitaliste et en même temps des formes purement économiques que la lutte de classe avait assumées. Ces formes purement économiques de lutte pour les revendications partielles avaient alimenté au sein de la classe ouvrière le social- chauvinisme, la croyance que les améliorations du prolétariat étaient possibles sous le régime capitaliste. Il va de soi que ce préjugé menait les ouvriers à croire que leur bien-être tenait surtout à la suprématie de leur patrie capitaliste (ce préjugé est encore aujourd’hui très répandu parmi les ouvriers français). Ainsi la lutte pour les moyens d’existence avait dans ses formes syndicales mené sur le seuil de la collaboration de classe. La guerre intégra l’appareil bureaucratique des syndicats dans l’appareil gouvernemental de la bourgeoisie (ce qui arriva même en France pour la CGT). La collaboration de classe fut proclamée officiellement par les organes syndicaux qui nièrent la possibilité de la lutte de classe pendant la guerre, qui poussèrent les ouvriers à la guerre capitaliste, en fidèles valets de l’impérialisme.

La classe ouvrière allemande se trouva ainsi en face d’un phénomène historique qui faisait d’organes originairement classistes, des armes dociles aux mains du capitalisme. Certes les syndicats avaient lutté pour les huit heures, pour les augmentations de salaires, ils avaient su profiter des moments de conjoncture économique pour arracher au capitalisme des concessions qu’on fit respecter même pendant les périodes de crise. Mais ces concessions n’étaient que relatives, quand on considère le gigantesque développement du capitalisme et de ses profits. Elles étaient, comme les événements ultérieurs l’ont montré, extrêmement précaires. Les résultats de la lutte pour les moyens d’existence menèrent à la formation de syndicats, qui englobaient des millions d’ouvriers. Au sommet de ces organismes se forme un appareil bureaucratique centralisé et nombreux. Cette couche bureaucratique, qui puisait ses forces surtout dans la partie la plus privilégiée de la classe ouvrière, l’aristocratie ouvrière, qui n’a jamais compris les aspirations des couches inférieures du prolétariat, ne pouvait pas conserver l’esprit révolutionnaire et classiste. Au contraire elle se détacha totalement dans ses habitudes et ses idées de la classe, d’où elle avait origine. Son idéologie devint ainsi capitaliste et conservatrice. En effet la conservation de cette couche sociale n’était, n’est toujours possible que par la perpétuation du régime capitaliste. La révolution prolétarienne a comme but la suppression de tout ce qui est parasitaire dans la société. Or le bureaucratisme n’est qu’un phénomène parasitaire, que l’essor du capitalisme a développé, que les classes exploiteuses ont, dans leur intérêt, favorisé et étayé. Le bureaucratisme étatique a eu une croissance formidable sous la domination bourgeoise même dans les pays où au début, il n’était qu’un élément négligeable. Le bureaucratisme syndical a marché, dans son développement, de compagnie avec le bureaucratisme d’Etat. En Allemagne, en Angleterre et aux Etats-Unis, ces deux éléments sociaux n’ont aucune différence entre eux. Il n’est pas extraordinaire que le bureaucratisme syndical ait absorbé l’idéologie bourgeoise; qu’il ait essayé, avec succès parfois, la mystification de l’idéologie prolétarienne et la corruption de la classe ouvrière elle-même. Dans son éloignement de la classe ouvrière, comme force historique révolutionnaire, dans sa collaboration avec le capitalisme, la bureaucratie syndicale a idéalisé sa condition sociale dans une théorie de collaboration interclassiste. Il était naturel qu’elle étendit cette théorie à la classe ouvrière tout entière. Il y a des gens qui expliquent le phénomène de collaboration entre syndicats et Etats comme phénomène transitoire, comme une conséquence d’une accalmie dans la lutte des classes. Ces éléments idéalisent le syndicat ; ils font du syndicat une forme éternelle de la lutte de classe. Ils ne saisissent pas la différence qui existe entre le processus tout entier de la lutte de classe et ses formes qui ne sont pas toujours les mêmes. Ces gens sont portés à croire même que, comme nous nions l’idéalisation des formes (qui leur est propre), nous nions même la lutte des classes !

Trotsky, lui- même, ne s’est pas rendu compte que les formes naturelles de la lutte de classe ne sont plus depuis quelque temps, les syndicats. Il affirme dans son document sur 1917, que dans d’autres pays que la Russie les organes de la révolution seront probablement les comités d’usines et même les syndicats. C’est là une confusion évidente. Chez Trotsky l’éclectisme est poussé jusqu’à admettre que ces deux formes de la lutte de classe sont identiques. Dans cette conception le syndicalisme pur est mélangé avec le radicalisme ; l’antithèse historique de ces deux formes disparaît, et l’idéologie bureaucratique est assimilée à l’idéologie purement prolétarienne. Le réformisme fait front unique avec la révolution. Il est d’ailleurs étonnant que les éléments de la « Révolution prolétarienne » ne se soient encore aperçus de cet argument que Léon Trotsky leur prête avec tant de légèreté. Ces éléments, par le canal de l’idéalisation des syndicats, en sont arrivés aujourd’hui à l’idéalisation du travaillisme. Louzon, le leader théorique de la ligue syndicaliste, est arrivé, sur la base d’un déterminisme géographique (qui n’a rien à faire avec le déterminisme historique et matérialiste), à trouver le point de ralliement de l’économique et du politique dans le travaillisme anglais et belge. Il a résolu pratiquement et conséquemment, sur le terrain idéologique de la ligue syndicaliste, les problèmes de la révolution que Loriot a théoriquement posés dans sa brochure. Il a donné une forme vivante au fantôme idéologique de Loriot. Chambeland a fait plus. Il a rapproché pratiquement la ligue syndicaliste du travaillisme. Il a fait une apologie très diplomatique de la conciliation obligatoire, a posteriori. Pierre Naville, qui n’a pas encore trouvé une forme précise pour son surréalisme révolutionnaire ajoute une note apologétique à ce tableau travailliste : l’honnêteté révolutionnaire ! On ne saurait imaginer rien de plus grotesque que ce rôle de direction dans la révolution attribué au syndicat. Le syndicat qui a brisé tous les mouvements révolutionnaires, avec son bureaucratisme colossal et infect ! Le syndicat qui, en Russie, est aujourd’hui l’arme de l’Etat bonapartiste pour maintenir le régime du triangle dans les usines soviétiques ! Le syndicat qui, en Italie, n’a plus de place que dans les formes de la pure oppression du prolétariat, dans les corporations !

Les gens qui ont idéalisé le syndicat jusqu’à en faire l’organe le plus sensible, même le plus révolutionnaire pendant la dictature du prolétariat, n’ont pas considéré les résultats d’un siècle de lutte de classe. Ils n’ont pas vu et ils ne voient pas aujourd’hui encore que la lutte de classe, si d’une part a créé le syndicat, aujourd’hui pour atteindre des formes plus élevées, des formes révolutionnaires, ne peut plus trouver son expression dans les organisations syndicales. Ils ne comprennent pas que, si le point de départ de la lutte de classe est purement économique, le développement de la conscience prolétarienne dépasse historiquement l’impulsion purement économique. La conception de ces gens ravale la dialectique matérialiste au niveau d’une théorie purement utilitariste. Elle n’a pas compris que les formes économiques de la lutte de classe entrent en contraste avec les formes révolutionnaires, justement parce que les premières tendent à donner une limite aux secondes. Certes la lutte économique a offert et elle offre encore un terrain d’expérience qui se restreint d’ailleurs de plus en plus. Les agitations économiques sont même très souvent le point de départ des agitations révolutionnaires (pas toujours). Cette tendance des mouvements économiques à devenir des mouvements politiques est un phénomène, qui trouve sa raison dans la nature des classes. Mais cette tendance spontanée ne pouvait servir par elle-même à la réalisation de la révolution. Sans cela la révolution serait déjà accomplie depuis longtemps. L’élément de spontanéité révolutionnaire trouvait ses limites dans le manque d’expérience de la classe ouvrière. Et ces limites ramenaient les masses sur les positions économiques initiales. Les syndicats ont été et sont l’expression organisée de ces limites. Certes la spontanéité de la lutte de classe, ses mouvements tendent à se généraliser, ses degrés de puissance sont pendant certaines périodes en un crescendo de plus en plus accentué. Et cette spontanéité a mené, en Allemagne et en Italie (au moment de l’effervescence révolutionnaire la plus intense), à la formation plus ou moins incomplète des conseils d’usine. En Italie, la spontanéité du mouvement révolutionnaire a revêtu une forme originelle au point de vue historique. Dans l’occupation des fabriques la spontanéité du mouvement a poussé la classe ouvrière jusqu’à l’expropriation directe des usines réalisée non par un arrêté d’un gouvernement constitué, mais par l’action des masses ouvrières les plus avancées. Il ne faut d’ailleurs pas confondre cette action révolutionnaire avec l’action purement syndicale, qui n’est jamais allée au delà de l’échelle mobile, et d’une politique de tarifs, qui était un non-sens au point de vue révolutionnaire. Le mouvement des métallurgistes italiens dépasse justement les limites de ce qu’il est convenu d’appeler l’économique. Ici on pourrait nous faire remarquer qu’il n’y a pas de pur économique au point de vue marxiste, que tout mouvement économique est un mouvement politique embryonnaire. Nous avons déjà fait remarquer qu’il existe une tendance dans tout mouvement économique du prolétariat à devenir un mouvement politique, mais nous avons remarqué qu’il y a des forces qui ramènent ces mouvements dans les limites de l’économique. C’est-à-dire que l’élément économique a un double aspect. Il se déroule sur la base d’un dilemme: la lutte pour les moyens d’existence ou la lutte pour la révolution. Jusqu’à présent il n’y a que très peu d’exemples, que ce dilemme ait trouvé une solution historique révolutionnaire, et cela est arrivé toujours en dehors des formes d’organisation syndicale. L’exemple de l’occupation des fabriques nous montre le chemin que la révolution prendra dans le prochain avenir en Italie. Il dépasse dans sa spontanéité toutes les méthodes précédentes de lutte. En outre il se présente comme un phénomène d’unité réelle: il faut remarquer que ce mouvement au début, fut une initiative de la catégorie des métallurgistes, se répandit parmi les autres catégories. Et si ce mouvement n’avait pas été arrêté, il aurait atteint la totalité de la classe ouvrière. Beaucoup de monde croit qu’il fut le produit de l’action syndicale de la fédération métallurgiste. Angelica Balabanoff dans ses mémoires prétend diminuer l’importance de ce mouvement, lorsqu’elle fait allusion à un mouvement analogue, qui aurait été provoqué en vérité par les fascistes avant l’occupation des fabriques en septembre 1920. Elle ne donne aucune importance au grand mouvement de septembre et n’essaie d’aucune façon d’en analyser les causes et développement. Il est évident que pour elle ainsi que pour autant d’autres, il s’agit d’une action purement syndicale. Il faut d’abord remarquer que l’occupation de septembre fut précédée par deux mouvements très significatifs. Le mouvement des conseils d’usines à Turin et l’occupation de la Kliani et Silvestri à Naples. Le premier fut poussé sur un terrain purement réformiste par les éléments communistes de l’Ordine Nuovo, sur le terrain du contrôle de la production. L’occupation de la Fliani et Silvestri, fut dans son isolement, si on considère qu’il se produisit à Naples, un peu plus loin du véritable centre industriel, un symptôme très significatif des tendances révolutionnaires qui agitaient les masses italiennes. Il se résolut par la résistance des ouvriers aux forces de police et par l’assassinat d’un membre du Soviet, qui s’était constitué à l’intérieur de l’usine occupée. La grande occupation de septembre 1920 fut provoquée par l’occupation spontanée de la part des ouvriers de quelques usines de Ligurie et de Milan. Ce fut à la suite de ces mouvements spontanés que la Fédération des Métallurgistes prit l’initiative de l’occupation des fabriques, qui se serait développée d’ailleurs au-dessus de la volonté des dirigeants du mouvement syndical. Et ce ne furent pas seulement les ouvriers de cette organisation, mais la totalité des ouvriers métallurgistes, qui participèrent à ce mouvement… Les dirigeants de la Fédération déclarèrent que le caractère du mouvement était purement économique. Le mouvement des conseils, qui se développa au cours de l’occupation des fabriques préoccupait extrêmement les fonctionnaires syndicaux, qui lui proposèrent comme les Ordinovistes à Turin un rôle réformiste de contrôle sur la production. Il est bien étrange et contradictoire que Bordiga ait empoigné cet argument non pas seulement pour condamner l’« Ordinovisme », mais pour revendiquer le rôle classique de la CGT italienne. Bordiga prouve dans cette circonstance de n’avoir pas saisi la réalité du conflit, qui s’est déroulé pendant l’occupation des fabriques en Italie. Évidemment pour lui la tradition classiste de la CGT italienne l’emporte sur les conseils, qui lui paraissent même des organes réformistes. Il va de soi que la forme que les ordinovistes et les réformistes italiens essayèrent de prêter aux comités d’usine était réformiste. Mais leur forme réelle n’était pas la forme que les réformistes ont essayé de leur prêter. Leur forme réelle tendait à se réaliser en hégémonie politique et en cela elle était révolutionnaire. Le développement ultérieur de l’occupation des fabriques aurait donné aux conseils d’usines le rôle de direction politique. Mais les limites de l’économique, représentées non pas seulement par la Fédération Métallurgiste et par la CGT italienne, mais par toutes les organisations syndicales (Union Syndicale Italienne, Fédération des Dockers, Syndicat des Cheminots, etc.), toutes les organisations politiques imposèrent au mouvement des limites économiques ou bien les acceptèrent sans opposer une résistance quelconque, ce qui revient au même. Parmi eux se trouvaient aussi les éléments qui fondèrent le Parti Communiste, quatre mois après à Livourne.

Le mouvement de septembre 1920 en Italie prouve une fois de plus, que si le point de départ économique peut mener le prolétariat jusqu’à des positions spontanément révolutionnaires, les syndicats tendent à le ramener sur le point de départ. La victoire des conseils en Italie était la fin des organisations syndicales. Et pourtant il faut remarquer que le développement de l’aristocratie ouvrière avait été extrêmement faible en Italie. Et la bureaucratie syndicale était vis- à- vis de celle des autres pays, relativement limitée, bien qu’elle ne fut ni moins corrompue, ni moins astucieuse.

Les organisations syndicales qui avaient à leur tête des socialistes d’extrême gauche, des anarchistes, des syndicalistes révolutionnaires ne furent pas moins que les autres des organes qui s’opposèrent à la marche de la révolution, qui la ramenèrent dans les limites de l’économique, qui provoquèrent l’offensive réactionnaire et la défaite du prolétariat. Ces organisations, où le maximalisme verbal des chefs exprimait en général la crainte des masses révolutionnaires, ont été dans le processus révolutionnaire de la lutte des classes en Italie des organismes contre- révolutionnaires. Le chemin de la révolution en Italie comme ailleurs n’est pas celui des syndicats. La tentative d’un renouvellement de l’expérience syndicale, après la fin ignominieuse de ce mouvement est un anachronisme contre-révolutionnaire. Collaborer à restaurer des organes en qui la révolution a déjà découvert des ennemis, signifie travailler dans le sens de la contre-révolution.

« Prométéo » a constaté justement que nous nions toute forme d’organisation de masse en Italie. Nous ferons remarquer que depuis notre départ de la fraction bordiguiste, nous avons commencé à penser, à réfléchir avec un cerveau plus libre. Sans aucun engagement disciplinaire, qui nous força au crétinisme dogmatique, nous avons dû regarder la réalité en face. Elle nous a paru un peu différente de celle qu’on nous avait fait voir. Et la réalité que nous avons vue et examinée n’est pas le rêve de notre pensée, c’est bien l’histoire du mouvement classiste en Italie. II y a bien, nous le savons, des organisations de masses en Italie : ce sont les corporations fascistes qui sont, aussi bien que les syndicats en Allemagne, en Russie, etc., les geôles de la conscience de classe, de l’esprit prolétarien. Les corporations sont vis-à-vis des syndicats, ce que le fascisme est vis-à-vis du réformisme. C’est- à- dire deux choses parfaitement analogues et complémentaires. Tels sont les derniers éléments d’expérience dans le spontané: là, où les syndicats n’ont pas, à travers une évolution et corruption graduelle, due à une très forte aristocratie ouvrière et bureaucratie syndicale, atteint progressivement la collaboration de classe ou le fascisme économique, ils n’en ont pas moins joué un rôle contre- révolutionnaire.

Pour trancher le problème de la nécessité de détruire les syndicats, pour mettre en relief l’importance et la signification historique du conflit entre syndicats et conseils révolutionnaires, il n’est pas inutile de se rendre compte de l’énorme influence qui fut exercée par le mouvement des conseils d’usine sur les courants idéologiques d’Allemagne.

Reconnaissons d’abord que, même avant la guerre, Rosa Luxembourg avait déjà envisagé le conflit entre la lutte pour le morceau de pain et la lutte pour la révolution (en particulier dans la brochure « Sozialreform oder Revolution »). Seulement la théorie n’a pas le pouvoir de réaliser les problèmes à priori et Luxembourg ne pouvait prévoir les formes concrètes de cette lutte. Au contraire les conseils en se développant dans les usines comme les organes de la lutte révolutionnaire apportaient la solution historique, et cela, non parce qu’ils étaient tout simplement des organismes préférables aux syndicats par leur structure organisatoire, mais parce qu’ils étaient le produit d’un niveau élevé de conscience historique.

On méconnaît ou l’on ignore en France l’influence que le mouvement des conseils exerça sur les meilleurs théoriciens et combattants révolutionnaires, sur Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht. Nous lisons dans le «Discours sur le Programme», prononcé le 30 décembre 1918 par Rosa au Congrès de fondation du Spartacusbund, et dont on trouvera la traduction dans les numéros 11 et 12 de la « Lutte de Classes », l’appréciation suivante du mouvement des conseils révolutionnaires :

« Camarades, c’est là un champ énorme à labourer. Il faut préparer d’en bas aux conseils d’ouvriers et soldats un tel pouvoir, que quand le gouvernement Ebert-Scheidemann ou n’importe quel gouvernement semblable sera renversé, ce ne sera que le dernier acte. » (…)

« Nous devons prendre le pouvoir, nous devons poser la question de la prise du pouvoir de cette manière : que fait, que peut faire, que doit faire chaque conseil d’ouvriers et de soldats dans toute l’Allemagne ? » (…)

« La direction des luttes économiques et l’amplification de ces luttes dans des voies de plus en plus larges doit être entre les mains des conseils ouvriers.» En attribuant aux conseils d’usine même la direction de la lutte économique, Rosa Luxembourg ne niait- elle pas le rôle des syndicats dans la lutte de classe, ne tirait-elle pas la leçon de la grande guerre et de la collaboration ouverte des syndicats avec le gouvernement, de leurs déclarations « pas de lutte de classe en temps de guerre » ? Ne voyait- elle pas dans les conseils l’expression directe de l’universalité de la classe ouvrière guidée par ses éléments les plus exploités et les plus révolutionnaires, se substituant comme organisme de classe à la représentation par un appareil de bonzes syndicaux alimentés par les privilèges corporatifs ? Et Karl Liebknecht n’était-il pas d’accord avec elle lorsqu’il s’écriait : « La social-démocratie et les syndicats allemands se sont souillés dans leurs chefs depuis la tête jusqu’aux pieds… Ils ont anéanti l’édifice, jadis si superbe, des organisations ouvrières. Ils ont placé le mouvement prolétarien en face de la nécessité d’une lutte intestine meurtrière qui durera des années… Une lutte qui ne paralysera pas les forces révolutionnaires du prolétariat, qui ne les affaiblira pas non plus, car les forces des éléments révoltés, délivrés du fétiche disciplinaire et de l’organisation bureaucratique forceront la marche vers la révolution… »

Et plus tard, à la veille de sa mort, le héros prolétarien, flétrissant dans les «Annotations politiques» les réformistes Legien et Kirdorf, écrivait ceci : « Unité de l’esprit de lutte – oui, et pour toujours- unité de la forme morte, qui tuerait l’esprit de lutte, jamais. La destruction d’une organisation qui représente une chaîne pour la classe ouvrière » (il s’agit de la Confédération allemande du Travail) « aboutit à rendre à la classe ouvrière sa force de combat. Conserver et renforcer cette chaîne, aboutit à précipiter la classe ouvrière dans le malheur. »

Ici, la pensée de Karl Liebknecht ne proclame pas seulement la nécessité de la destruction des syndicats réformistes, elle frappe par avance les partisans de la conquête. Lorsque Lénine raillait d’un air méprisant l’« Infantilisme » allemand, c’est aussi sur Liebknecht et sur Rosa que tombaient ces railleries, destinées aux représentants les plus clairvoyants et les plus courageux de la partie la plus consciente du prolétariat mondial. L’histoire a déjà fait justice dans son développement inexorable. Ce sont les Léninistes eux-mêmes, qui à la dernière session de l’Exécutif du Kommintern ont dû reconnaître la faillite de la conquête. Ils admettent aujourd’hui que les syndicats réformistes sont entièrement soudés avec l’appareil étatique de la bourgeoisie, que les millions d’adhérents de la Confédération allemande du Travail sont sous la domination absolue, numérique et idéologique, de l’aristocratie ouvrière. Les léninistes de la IIIème Internationale reconnaissent cela non parce qu’ils sont des révolutionnaire sincères en train de reconnaître leurs erreurs, mais parce que l’Etat bonapartiste russe ne peut chercher un terrain d’influence dans la classe ouvrière internationale que parmi les éléments qui ne sont pas liés par leur situation et leur organisation aux divers Etats nationaux des autres bourgeoisies d’une manière profonde et renforcée, comme c’est le cas pour les aristocrates ouvriers et la bureaucratie réformiste. Le Stalinisme abandonne des positions sur lesquelles il n’avait plus aucune possibilité de manoeuvre; ce n’est pas la dernière des surprises que le néo-capitalisme russe nous prépare, que ce cours à gauche dans lequel il est réservé à la bureaucratie soviétique de liquider le léninisme, dont elle se réclame, comme une tactique définitivement dépassée par les événements sur le terrain de l’Europe occidentale.

Aujourd’hui les théoriciens et les apologistes de la conquête, les défenseurs de la tradition et de l’unité syndicale ont pour base le mécontentement des éléments aristocratisés et réformistes des sections occidentales de la IIIème Internationale, leur aspiration à une collaboration plus fructueuse que celle qui les enchaîne à Moscou, à une collaboration avec leur propre bourgeoisie et leur propre gouvernement. Les droitiers de tous les pays, guidés par les bureaucrates dégommés du léninisme, exaltent la neutralité syndicale, aspirent au travaillisme. Cela nous vaut la bonne fortune de retrouver dans l’opposition de droite, à la dernière étape d’une longue dégénérescence, l’ancien gauchiste Paul Frölich qui proclamait en 1919 dans la « Correspondance Communiste des Conseils » (n° 11) : « Les syndicats n’ont ni aujourd’hui, ni demain, le moindre rôle à remplir. Ils sont devenus une entrave à la révolution par conséquent il ne reste qu’à les détruire… L’organisation nécessaire pour la lutte révolutionnaire c’est l’organisation sur la base d’usine, que le PC allemand devra édifier. »

Il est absolument impossible de ne pas reconnaître que la situation en Allemagne en 1919 exigeait une rupture complète avec la Confédération Générale du Travail et un travail révolutionnaire sur la base des conseils d’usine. Telle fut en effet l’orientation primitive du Spartacusbund et du Parti Communiste. Dans le 3e « Bulletin de Combat » du Parti (6 mai 1920), il était proclamé que les Conseils d’Ouvriers ne pouvaient maintenir de lien avec les organisations (la Confédération générale) qui servent le patronat contre la classe ouvrière révolutionnaire. A la réunion plénière des conseils d’usines de la banlieue berlinoise (octobre 1920), il fut voté à l’unanimité et sous l’influence prépondérante du Parti Communiste une résolution affirmant entre autres « qu’aucune place ne pouvait être accordée aux organisations qui n’étaient pas fondée sur la base du pur système des conseils d’usines. » Utilisant contre ce courant spontané de la conscience révolutionnaire en Allemagne l’autorité des héros d’Octobre, les hésitations des masses, l’appui des ralliés social- démocrates, et surtout le prestige illimité de la Révolution russe, l’Internationale, sous la direction de Lénine, imposa au Parti Communiste Allemand un complet changement de route. On entre dans l’organisation réformiste pour la conquérir, et l’on déserta les conseils comme base d’action. Le divorce entre le mouvement des conseils et le Parti Communiste, le rattachement des conseils au mouvement réformiste et à l’Etat avec la complicité des communistes officiels, l’isolement des noyaux de résistance révolutionnaire et prolétarienne qui subsistèrent et se prolongent encore actuellement sur la base des usines, tout cela déroula à partir de 1921 une phase de dégénérescence d’où les conseils ouvriers sortirent légalisés, syndicalisés, vidés de leur contenu révolutionnaire originel. La démonstration fut faite une fois de plus qu’aucune organisation ne saurait être garantie contre la dégénérescence par la nature de son origine ou de sa structure. Les syndicats ont eu, eux aussi leur époque de travail sain et utile, mais tandis qu’ils furent protégés artificiellement contre la montée révolutionnaire des masses par les dirigeants communistes eux-mêmes, les conseils au contraire ont été, en Allemagne, artificiellement conduits à la dégénérescence par ces mêmes communistes. La naissance du mouvement pour les conseils révolutionnaires n’est pas encore vieille de douze années, et a été un trait caractéristique de l’ascension et de la culminance révolutionnaire en Europe occidentale. Rien n’autorise à nier que ce même mouvement sous des formes différentes, mais analogues, ne soit pas destiné à réaliser dans un avenir rapproché la tâche révolutionnaire qu’il s’était fixé en 1919: destruction des syndicats et prise du pouvoir sous la forme de la dictature directe de la classe ouvrière.

C’est pour préparer les voies au prochain élan de la classe ouvrière européenne que l’élite des lutteurs prolétariens allemands, groupés dans le Parti Communiste Ouvrier et dans quelques autres organisations comme l’Union Générale Ouvrière (qui ont malheureusement, semble-t-l, abdiqué une part de leur intransigeance), continuent la lutte depuis dix ans, face au léninisme, sur la base des organismes d’usines et sur le « terrain du marxisme révolutionnaire ». Quant à nous, nous ne revendiquons pour notre position aucune originalité : nous avons participé à une expérience révolutionnaire moins complète que celle de nos camarades allemands, et il nous a naturellement été particulièrement difficile de nous assimiler les conclusions de l’histoire dans la mesure où elles ne s’étaient pas imposées à nous par la pratique, et en particulier de nous dégager de l’autorité et de la discipline des chefs. Ancrés à la tradition bordiguiste, il nous a fallu de longs efforts pour chasser de notre pensée le système de préjugés qui nous cachait encore cette réalité, puisée directement dans la lutte de nos camarades allemands. C’est une grande joie pour nous d’y être parvenus.

Comme nous l’avons fait entrevoir précédemment, le développement révolutionnaire en Italie s’est manifesté sur la base d’un conflit entre syndicat et usine, mais n’a pas trouvé d’expression énergique dans le mouvement idéologique. En Allemagne, il a dépassé les limites du pur objectif ou spontané et s’est reflété dans l’idéologie avec une particulière énergie. Le conseil ouvrier domine et dans la lutte révolutionnaire et dans la pensée des idéologues prolétariens. Il n’y a chez ces derniers aucun dogmatisme, aucun aspect de stabilité définitive, ces évolutions de la pensée marxiste étant précisément le reflet d’une réalité révolutionnaire et prolétarienne pure qui explique précisément le conflit avec l’éclectisme léniniste.

L’origine du mouvement syndical est caractérisé comme suit par Karl Marx : « La tendance générale de la production capitaliste ne se traduit pas par la hausse, mais par la baisse du salaire normal moyen ». Pour se défendre contre « l’agression du capital » dirigée contre le niveau d’existence de la classe ouvrière, le prolétariat est porté à opposer une résistance à la tendance générale du capitalisme. Pour Marx, en 1864, cette résistance économique du prolétariat menait à des résultats positifs, en ce sens que le relèvement des salaires ne modifie pas dans son ensemble le prix des marchandises, et correspond par conséquent à une réduction générale des profits capitalistes. Marx, en effet, a combattu la thèse de l’anglais Weston selon laquelle les salaires règlent le prix des marchandises (si les salaires montent, les prix montent, disait Weston), en constatant que cette thèse se réduit à une tautologie et en lui opposant sa théorie de la valeur d’échange. Il est évident que ceci est pleinement valable pour un marché « libre ». Mais si Marx avait raison en 1864 quand le monopole n’était qu’une simple tendance, il n’en est pas moins vrai que le capitalisme monopoliste et trustifié (qui n’est pas le capitalisme sans concurrence de Boukharine) a entre ses mains le moyen de s’opposer à la baisse des prix, ou de s’opposer par leur hausse à une diminution du profit en cas de hausse des salaires nominaux. En fait l’augmentation des salaires réels n’existe plus depuis de longues années pour l’ensemble des couches ouvrières. La lutte pour les tarifs a cessé de représenter un objectif positif commun à tous les ouvriers. Elle ne donne de résultats que pour des couches ouvrières limitées, et cela dans la mesure même où elle n’entraîne pas par la généralisation du succès, la réaction du capitalisme sous la forme de la hausse des prix… (coalition, inflation)…

Pour le prolétariat, comme classe, le mouvement syndical est une impasse dans l’état actuel du capitalisme. Alors que les syndicats au siècle dernier représentaient les organes d’unification du prolétariat dans la résistance à la baisse des salaires, ils représentent, aujourd’hui, des organismes par lesquels s’introduit une inégalité de conditions et de situations dans la classe prolétarienne. Pour le grand nombre ils sont un instrument inutile, pour d’autres, un moyen pour se constituer des privilèges et les sauvegarder par des compromis de classe…

En lui- même le mouvement syndical ne peut être ni toute «la lutte de classe», ni toute «l’école du socialisme». Cela a été signalé par Marx lui-même dans l’ouvrage déjà cité : les syndicats « manquent à leur but général, car ils se limitent à une guérilla contre les effets immédiats du système actuel, au lieu de travailler à son renversement, au lieu d’employer à son émancipation définitive, c’est-à-dire à la suppression du salariat, la force organisée de la classe ouvrière ». Aujourd’hui que l’évolution de la situation a fait des syndicats des organismes dont on ne peut voiler le rôle réactionnaire en face de la révolution mondiale, les droitiers se raccrochent à une explication portant sur la nature même du fait syndical, comme mouvement « élémentaire » des masses ouvrières. Au lieu de considérer que les formes idéologiques d’une époque ne sont valables que pour elle, et deviennent ensuite contre[1]révolutionnaires – et que tel est le cas du syndicalisme qui a subi une régression continuelle depuis sa légalisation à la fin du siècle dernier – ils prétendent faire de la faillite des syndicats la faillite de l’initiative et de la spontanéité ouvrière, ils identifient l’économique au spontané, la structure archibureaucratique des syndicats à une création autonome du prolétariat… Ils prétendent avec Lénine que « la classe ouvrière livrée à ses seules forces ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste. ». Ainsi donc le prolétariat ne serait sensible qu’à une des faces de la réalité, il ne réagirait qu’à certains éléments de sa propre condition, il ne systématiserait ses réactions que d’une manière si incomplète qu’elle impliquerait une impuissance définitive, n’était l’intervention providentielle du «révolutionnaire professionnel». Dans «Que faire» Lénine sépare l’idéologie politique communiste du développement historique du prolétariat. Pour lui, la conscience révolutionnaire du prolétariat est un reflet de l’idéologie socialiste, qui est «le résultat naturel et fatal du développement de la pensée chez les intellectuels socialistes[1]révolutionnaires». Pour Lénine le socialisme est donc « un élément importé du dehors et non quelque chose qui en surgit spontanément ».

Sur cette base théorique on comprend très bien pourquoi Lénine est arrivé en 1919 à la théorie de la conquête. Il a voulu introduire du dehors dans les syndicats l’idéologie, la conscience socialiste. Lénine ne voit donc pas de degrés de la conscience révolutionnaire. Cette conscience est un a priori, qui n’évolue pas au fur et à mesure que la lutte de classe évolue. Dans sa substance l’idéologie socialiste reste quelque chose d’immobile. En effet, si Lénine avait simplement envisagé les deux processus de l’idéologie socialiste et de la lutte de classe comme séparés (ce serait là une erreur aussi), évoluant parallèlement, il n’aurait pas pu parler d’un élément importé du dehors. Comment peut-on imposer un élément du dehors s’il n’est pas précis, s’il revient toujours ? Mais on voit clairement que chez Lénine la pensée socialiste est déjà quelque chose de complet, une science exacte à laquelle le prolétariat ne contribue d’aucune manière. Le degré de conscience révolutionnaire est donc écarté chez les masses. Celles- ci auraient simplement la possibilité d’absorber en degrés la conscience socialiste qui plane sur leur tête. Lénine n’a pas vu qu’il y a un rapport entre le développement de la lutte de classe et l’idéologie socialiste, qui a justement des degrés, de la conscience prolétarienne qui évolue et qui influe sur le développement de l’idéologie socialiste. Lénine tombe ainsi dans la métaphysique et dans les vérités absolues. C’est là du reste le fond de sa pensée philosophique ! Dans son livre « L’Empirio-Criticisme » où il avance des arguments très justes contre le Machisme, il ignore la relativité de la réalité actuelle dans le subjectif et l’objectif. Il peut seulement sembler contradictoire que dans ce livre c’est surtout l’objectif qui est condamné à l’immobilité. Il en est de même dans « Que faire ? ». L’erreur fondamentale de la théorie de la conquête est là. Elle découle de cette rigidité métaphysique de la pensée de Lénine qui, à son tour, résulte des conditions objectives de la Russie, où la révolution ne pouvait être purement prolétarienne. Ce sont là des traces évidentes de la nature équivoque de l’idéologie de Lénine, semi- bourgeoise et semi-prolétarienne.

La base marxiste n’a que ceci de définitif: la liquidation du définitif, de l’immobilité métaphysique. Elle n’envisage pas une conquête par en haut de la masse prolétarienne. Elle étudie les formes de la lutte de classe et en tire des conclusions, qui n’ont rien à faire avec la soi-disant stratégie a priori du léninisme. Elle ne nous impose pas des formules dogmatiques, qui deviennent ensuite des armes de réaction. Au demeurant, pour Marx, la classe ouvrière ne peut briser ses chaînes que par sa propre initiative et par sa seule force. Il est évident que Marx identifiait le développement de l’idéologie prolétarienne à cette force. L’idéologie communiste n’est pas une simple tradition d’intellectuels bourgeois, qui ont analysé et condamné la structure économique et politique de la société bourgeoise, mais une force qui se développe toujours, qui s’enrichit toujours de nouveaux éléments. Ces progrès de l’idéologie révolutionnaire sont subordonnés au développement de la lutte de classe. Il n’est pas vrai que la classe ouvrière livrée à ses propres forces ne puisse arriver qu’à la conscience trade[1]unioniste. L’exemple italien où toutes les forces politiques qui se réclamaient de la classe ouvrière jouèrent un rôle contre-révolutionnaire, prouve que la spontanéité de la classe ouvrière a dépassé dans l’action tous les éléments idéologiques. En Allemagne, en Russie même, les conseils en sont une preuve frappante. Et la constitution artificielle de partis communistes en France et ailleurs n’a d’aucune sorte élevé le niveau idéologique du prolétariat. L’idéologie subit les influences de la lutte prolétarienne, elle est conditionnée par la dialectique des forces antagonistes. Que la classe prolétarienne soit agressive, que ses attaques deviennent de plus en plus furieuses et on assistera à un nouvel épanouissement de l’idéologie socialiste. Certes la force, le dynamisme des masses se fait encore ressentir dans la période de reflux des forces révolutionnaires où l’arme de la critique continue son investigation incessante. Mais si le reflux devient une longue période de stagnation, nous assistons à une décomposition de plus en plus accentuée dans les organisations politiques, à un effritement de celles-ci.

Mais pourquoi, si l’idéologie, si les formes politiques de la lutte de classe, sont une simple partie du développement révolutionnaire, le prolétariat n’a-t-il pas vaincu dans sa dernière offensive contre le capitalisme ? Nous avons déjà répondu ailleurs à cette question. Parce que le prolétariat n’avait pas atteint un degré suffisant d’expérience, de conscience révolutionnaire. Ce n’est pas parce qu’un parti vraiment révolutionnaire manquait, mais c’est justement parce qu’il manquait les prémisses de ce parti. Faut-il admettre comme impossible la formation d’une conscience politique au sein de la classe ouvrière? Rosa Luxembourg envisage ce problème dans un article écrit avant la guerre et répond négativement : il n’est pas possible que le prolétariat puisse atteindre comme classe le niveau idéologique atteint par la bourgeoisie française avant la révolution. Le prolétariat n’a pas les moyens économiques pour y arriver. Certes, le prolétariat n’a pas encore les moyens matériels pour arriver à développer la science ainsi que l’a fait la bourgeoisie avant la révolution, il n’a pas la possibilité d’épanouir ses forces intellectuelles jusqu’au point à en faire un levier pour un nouveau bouleversement technique et social de la société. Mais cette constatation ne doit pas nous mener à une négation totale des forces spirituelles du prolétariat qui ont déjà donné la preuve de leur puissance. Déjà, dans son discours sur le programme, Rosa Luxembourg commence à voir clairement que les énergies révolutionnaires trouvent leur racine dans la masse vivante du prolétariat. Elle a condamné aussi la « conquête ». C’est qu’un siècle de lutte économique nous a donné une base d’expérience suffisante pour comprendre que cette méthode, étant donné le développement international du capitalisme, n’offre pas en elle-même une solution, que les organisations basées sur cette méthode ne peuvent qu’aboutir à la collaboration de classe.

Un nouvel aspect de structure n’est pas une sauvegarde éternelle contre le glissement dans l’opportunisme. Si du reste ces organismes se proposent en effet de transformer les luttes économiques du prolétariat, en mouvement révolutionnaire, que ne le font- ils sans conduire le prolétariat au compromis avec le patronat. La participation à toute lutte partielle du prolétariat est indéniablement nécessaire, mais la constitution d’organismes permanents basés sur les formes inférieures de la conscience et de la lutte classistes n’a plus de raison d’être en un temps où la révolution doit pouvoir surgir d’un moment à l’autre. Tout organe qui cherche dans une voie trompeuse le salut de la classe ouvrière, à l’heure où celui-ci ne peut être trouvé que dans la prise du pouvoir, est, par cela même, un agent de la contre-révolution. C’est justement pourquoi la méthode léniniste qui consiste à se tromper avec les masses, à les aider à se tromper, pour obtenir d’elles une confiance (bien mal placée) et se mettre à leur tête, est une méthode réactionnaire, enchaînant la conscience ouvrière aux erreurs du passé, et fournissant des remparts à la contre-révolution. Nous savons bien qu’on nous objectera que même le réformisme syndical est en avant des masses, que les masses sont passives et ne peuvent être amenées directement sur le terrain de la lutte politique. C’est supposer que les masses ne peuvent pas s’ébranler d’elles-mêmes pour l’assaut, sous le choc des événements.

Car alors les remparts qu’on bâtit «en avant des masses» ne seront que des obstacles sous leurs pas, à l’heure de la révolution. Si les partis politiques et les syndicats actuels ont surtout pour contenu la partie du prolétariat qui peut obtenir actuellement quelque chose du capitalisme, ou qui se figure pouvoir l’obtenir, pourquoi les couches inférieures et profondes de la classe ouvrières, qui n’ont rien à espérer, et qui le sentent obscurément, viendraient-elles aujourd’hui à l’organisation? Pour qu’elles y viennent, il faut qu’on leur mente, qu’on leur fasse croire qu’elles attraperont quelque chose en luttant dans le sens réformiste, d’une façon conciliante, ou même d’une façon agressive. Pourquoi ne pas leur dire tout de suite la vérité? Pourquoi ne pas leur dire que les syndicats sont les organes de l’aristocratie ouvrière, que les partis sont corrompus par leur adaptation au régime qu’ils se proposent d’abolir, que la classe prolétarienne pendant la crise mortelle du capitalisme, doit concrétiser dans les organisations d’usines les résultats de son expérience, prendre conscience par elle-même des développements historique accélérés qui la mettent en face de sa tâche ou de son suicide, et se lancer à corps perdu dans une mêlée où les prolétaires « ont un monde à gagner, et tout au plus des chaînes à perdre ».

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