jeudi 19 août 2021

Lignes: collection dirigée par Michel Surya

 

Lignes N° 62  les mots du pouvoir  le pouvoir des mots

 





Violences policières   par Sidi-Mohamed Barkat

 

Bien que largement documentées et ainsi rendues à la visibilité, les violences policières ne sont pas reconnues en tant que telles par les pouvoirs publics. Le syntagme « violences policières » est repoussé. Deux manœuvres servent à déconsidérer son usage. La première concerne la crédibilité à accorder aux nombreuses images rapportées. Ces dernières, impuissantes à rendre compte du contexte, sont déclarées insuffisantes à révéler la volonté de transgression des policiers incriminés, lorsqu’ils sont identifiés. La matérialité des faits, irréfutable, est enregistrée, l’intention de faire mal pour faire mal (violence illégitime) est déniée. La seconde manœuvre consiste en une déclaration d’autorité reliant l’absence d’intention à la nature de la police au moyen d’un troisième terme, celui d’ »état de droit ». « Etat de droit » est la notion qui autorise une idéalisation de la police. En tant qu’idée, la police de l’état de droit est réputée impeccable. Les fonctionnaires de police incarneraient cette idée. Formés à l’image du prototype, ils seraient incapables de commettre intentionnellement des fautes. L’identification des niveaux idéel et réel fonctionne comme un axiome à partir duquel, dans tous les cas, l’action violente de la police est préjugée, proclamée légitime à priori. Un tel raisonnement dépouille la justice de l’un des éléments sur lesquels s’appuie la constitution de l’infraction en matière de crime et de délit : l’élément moral. A cette justice, il est ainsi suggéré de considérer les cas dont elle se saisit en entérinant, sans instruire réellement, l’évidence que serait l’absence d’intention. Un tel échafaudage signe la promotion absolue de la police, une élévation qui en fait une instance transcendante, ayant le dernier mot en matière de répression – encore appelée « maintien de l’ordre » - et à laquelle il n’est en définitive demandé aucun compte. Sinon, formellement. Les deux points sont importants : 1. La police est son propre chef quant à l’usage de la force ; 2. Elle fait mine d’accepter qu’un personnel politique la dirige et que la justice ait un droit de regard sur ses agissements. Si les journaux ont souvent glosé sur l’absence de charisme du ministre de l’intérieur, le contexte est en réalité depuis plusieurs décennies celui de l’affaiblissement de l’autorité des institutions, lié à l’abandon par l’Etat de sa fonction de Tiers supérieur et à la promotion de l’Entreprise en tant que pôle d’identification pour tous. C’est pourquoi, comme dans toute situation où la fonction de chef ne peut pleinement s’affirmer, il est recherché un appui susceptible de la renforcer. Le 16 octobre 2018, Laurent Nuñez – directeur général de la sécurité intérieure – est nommé secrétaire d’état auprès du ministre de l’intérieur. Quelques mois plus tard, le préfet Didier Lallement – qui s’est taillé une réputation d’homme à poigne – remplace Michel Delpuech à la tête de la préfecture de Paris. Dès l’irruption des « gilets jaunes » en novembre 2018, les prises de parole du secrétaire d’état révèlent, comme un signe discret, l’occupation de l’espace ministériel non seulement par l’esprit policier, mais encore par la police elle-même. Le syntagme « violences policières » refusé malgré l’éclatement d’une brutalité inouïe, la présence d’un ministre à la fonction décorative permet à la politique du capital de régner sans partage en abusant de l’usage de la force. La façade étatique sans fond est toujours présentée comme la marque de la continuité de l’Etat républicain. Derrière la devanture en trompe-l’œil, le capital et la police tirent les ficelles leur permettant de tenir le terrain d’une main de fer. Le 9 janvier 2020, dans un contexte de recrudescence des violences policières, une vidé »o apparait sur les réseaux sociaux montrant une jeune femme chuter violemment en avant après qu’un policier l’a poussée et qu’un autre lui a fait un croc-en-jambe. Cet acte combiné de deux policiers contre une personne ne représentant aucun danger – et appartenant à la « partie » supposée « homogène de la société » - déchire le voile longtemps jeté sur les violences policières. Il ne laisse pas de place à la dénégation : la police est bien capable d’un acte calculé, sadique et humiliant, froidement accompli. Le ministre de l’intérieur réagit : « C’est l’honneur de la police qui est en jeu, on ne fait pas de croche-pied à l’éthique, sauf à s’abaisser, à abaisser la police. » Cependant, l’expression « violences policières » est toujours réfutée. Malgré l’apparent infléchissement du discours de l’exécutif, l’objectif demeure le même : ne pas céder un pouce de terrain, même au prix d’un usage considérable de la force. Celui-ci devra cependant se délester de la dimension d’humiliation et d’avilissement qu’il a pu revêtir, et le contrôle portera exclusivement sur cette dimension. C’est ainsi qu’une procédure disciplinaire est ouverte à l’encontre du policier auteur du croc-en-jambe.

Le ministre de l’intérieur, le premier ministre, le chef de l’état et la police recouvreraient ainsi l’apparence nécessaire au montage distribuant rationnellement les places et permettant au décor étatique de tenir debout. Un décor sur lequel peut s’appuyer le recours au terme bien commode de « violence légitime ».

Aucun commentaire: