Lignes N° 62 les mots du pouvoir le pouvoir des mots
Violences policières par Sidi-Mohamed Barkat
Bien que largement documentées
et ainsi rendues à la visibilité, les violences policières ne sont pas
reconnues en tant que telles par les pouvoirs publics. Le syntagme « violences
policières » est repoussé. Deux manœuvres servent à déconsidérer son
usage. La première concerne la crédibilité à accorder aux nombreuses images
rapportées. Ces dernières, impuissantes à rendre compte du contexte, sont déclarées
insuffisantes à révéler la volonté de transgression des policiers incriminés,
lorsqu’ils sont identifiés. La matérialité des faits, irréfutable, est
enregistrée, l’intention de faire mal pour
faire mal (violence illégitime) est déniée. La seconde manœuvre consiste en
une déclaration d’autorité reliant l’absence d’intention à la nature de la
police au moyen d’un troisième terme, celui d’ »état de droit ». « Etat
de droit » est la notion qui autorise une idéalisation de la police. En
tant qu’idée, la police de l’état de droit est réputée impeccable. Les
fonctionnaires de police incarneraient
cette idée. Formés à l’image du prototype, ils seraient incapables de commettre
intentionnellement des fautes. L’identification des niveaux idéel et réel
fonctionne comme un axiome à partir duquel, dans tous les cas, l’action
violente de la police est préjugée, proclamée légitime à priori. Un tel raisonnement dépouille la justice de l’un des éléments
sur lesquels s’appuie la constitution de l’infraction en matière de crime et de
délit : l’élément moral. A cette justice, il est ainsi suggéré de
considérer les cas dont elle se saisit en entérinant, sans instruire réellement,
l’évidence que serait l’absence d’intention. Un tel échafaudage signe la
promotion absolue de la police, une élévation qui en fait une instance
transcendante, ayant le dernier mot en matière de répression – encore appelée « maintien
de l’ordre » - et à laquelle il n’est en définitive demandé aucun compte.
Sinon, formellement. Les deux points sont importants : 1. La police est
son propre chef quant à l’usage de la force ; 2. Elle fait mine d’accepter
qu’un personnel politique la dirige et que la justice ait un droit de regard
sur ses agissements. Si les journaux ont souvent glosé sur l’absence de
charisme du ministre de l’intérieur, le contexte est en réalité depuis
plusieurs décennies celui de l’affaiblissement de l’autorité des institutions,
lié à l’abandon par l’Etat de sa fonction de Tiers supérieur et à la promotion
de l’Entreprise en tant que pôle d’identification pour tous. C’est pourquoi,
comme dans toute situation où la fonction de chef ne peut pleinement s’affirmer,
il est recherché un appui susceptible de la renforcer. Le 16 octobre 2018,
Laurent Nuñez – directeur général de la sécurité intérieure – est nommé
secrétaire d’état auprès du ministre de l’intérieur. Quelques mois plus tard,
le préfet Didier Lallement – qui s’est taillé une réputation d’homme à poigne –
remplace Michel Delpuech à la tête de la préfecture de Paris. Dès l’irruption
des « gilets jaunes » en novembre 2018, les prises de parole du
secrétaire d’état révèlent, comme un signe discret, l’occupation de l’espace ministériel
non seulement par l’esprit policier, mais encore par la police elle-même. Le
syntagme « violences policières » refusé malgré l’éclatement d’une
brutalité inouïe, la présence d’un ministre à la fonction décorative permet à
la politique du capital de régner sans partage en abusant de l’usage de la
force. La façade étatique sans fond est toujours présentée comme la marque de
la continuité de l’Etat républicain. Derrière la devanture en trompe-l’œil, le
capital et la police tirent les ficelles leur permettant de tenir le terrain d’une
main de fer. Le 9 janvier 2020, dans un contexte de recrudescence des violences
policières, une vidé »o apparait sur les réseaux sociaux montrant une
jeune femme chuter violemment en avant après qu’un policier l’a poussée et qu’un
autre lui a fait un croc-en-jambe. Cet acte combiné de deux policiers contre
une personne ne représentant aucun danger – et appartenant à la « partie »
supposée « homogène de la société »
- déchire le voile longtemps jeté sur les violences policières. Il ne laisse
pas de place à la dénégation : la police est bien capable d’un acte
calculé, sadique et humiliant, froidement accompli. Le ministre de l’intérieur réagit : « C’est l’honneur de la police qui est en jeu,
on ne fait pas de croche-pied à l’éthique, sauf à s’abaisser, à abaisser la
police. » Cependant, l’expression « violences policières »
est toujours réfutée. Malgré l’apparent infléchissement du discours de l’exécutif,
l’objectif demeure le même : ne pas céder un pouce de terrain, même au
prix d’un usage considérable de la force. Celui-ci devra cependant se délester
de la dimension d’humiliation et d’avilissement qu’il a pu revêtir, et le
contrôle portera exclusivement sur cette dimension. C’est ainsi qu’une
procédure disciplinaire est ouverte à l’encontre du policier auteur du
croc-en-jambe.
Le ministre de l’intérieur, le
premier ministre, le chef de l’état et la police recouvreraient ainsi l’apparence
nécessaire au montage distribuant rationnellement les places et permettant au décor étatique de tenir debout. Un décor sur
lequel peut s’appuyer le recours au terme bien commode de « violence
légitime ».
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