mardi 10 août 2021

Réflexion sur la violence par Georges Sorel


 

« Dans le monde catholique règne donc une improbité générale, qui conduit les dévots à supposer que les relations économiques dépendent principalement des caprices des gens qui tiennent la caisse. Tout homme qui a profité d’une bonne aubaine – et pour eux tout, profit, capitaliste est une bonne aubaine [Je ne crois pas qu’il y ait gens moins capables de comprendre l’économie de la production que les prêtres.] – doit en faire profiter les personnes qui ont droit à son affection ou à son estime : tout d’abord les curés. »

 

« Ces faits nous mettent sur la voie qui nous conduit à l’intelligence des hautes convictions morales ; celles-ci ne dépendent point des raisonnements ou d’une éducation de la volonté individuelle ; elles dépendent d’un état de guerre auquel les hommes acceptent de participer et qui se traduit en mythes précis. Dans les pays catholiques, les moines soutiennent le combat contre le prince du mal qui triomphe dans le monde et voudrait les soumettre à ses volontés ; dans les pays protestants, de petites sectes exaltées jouent le rôle des monastères [Renan, loc. cit., p. 627]. Ce sont ces champs de bataille qui permettent à la morale chrétienne de se maintenir, avec ce caractère de sublime qui fascine tant d’âmes encore aujourd’hui, et lui donne assez de lustre pour entraîner dans la société quelques pâles imitations. »

 

 

« Nous pouvons relever des phénomènes tout semblables dans l’histoire des idées libérales modernes. 'Pendant longtemps, nos pères considérèrent d’un point de vue presque religieux la Déclaration des droits de l’homme qui nous semble aujourd’hui n’être qu’un recueil assez fade de formules abstraites, confuses et sans grande portée pratique. Cela tient à ce que des luttes formidables étaient engagées à propos des institutions qui se rattachaient à ce document : le parti clérical prétendait démontrer l’erreur fondamentale du libéralisme ; il organisait partout des sociétés de combat destinées à imposer sa direction au peuple et au gouvernement ; il se vantait de pouvoir bientôt écraser les défenseurs de la Révolution. A l’époque où Proudhon composait son livre sur la Justice, le conflit était loin d’être terminé ; aussi tout ce livre est-il écrit sur un ton belliqueux qui étonne le lecteur d’aujourd’hui : l’auteur parle comme s’il était un vétéran des guerres de la Liberté ; il veut prendre sa revanche contre les vainqueurs d'un jour qui menacent de supprimer toutes les acquisitions de la Révolution ; il annonce la grande révolte qui commence à poindre. Tant que le sublime s'imposait ainsi à l'esprit moderne, il paraissait possible de constituer une morale laïque et démocratique ; mais de notre temps, une telle entreprise paraît plutôt comique ; tout a changé depuis que les cléricaux ne semblent plus redoutables ; il n’y a plus de convictions libérales depuis que les libéraux ne se sentent plus animés des passions guerrières d’autrefois. Aujourd’hui tout est devenu si confus que les curés prétendent être les meilleurs de tous les démocrates ; ils ont adopté la Marseillaise pour leur hymne de parti ; et si on les en priait un peu fort, ils illumineraient pour l’anniversaire du 10 août 1792. De part et d’autre, il n’y a plus de sublime ; aussi la morale des uns et des autres est-elle d'une bassesse remarquable.

Kautsky a évidemment raison lorsqu'il affirme que de notre temps le relèvement des travailleurs a dépendu de leur esprit révolutionnaire : « C’est en vain, disait-il, à la fin d'une étude sur les réformes sociales et la révolution, qu’on cherche par des sermons moraux à inspirer à l’ouvrier anglais une conception plus élevée de la vie, le sentiment de plus nobles efforts. L’éthique du prolétaire découle de ses aspirations révolutionnaires ; ce sont elles qui lui donnent le plus de force et d'élévation. C'est l’idée de la révolution qui a relevé le prolétariat de l’abaissement. » [Karl Kautsky, La révolution sociale, trad. fr., pp. 123-124. – J’ai signalé ailleurs que la décadence de l'idée révolutionnaire chez d'anciens militants qui deviennent sages, semble s'accompagner d'une décadence morale, que j'ai comparée à celle qu’on trouve généralement chez le prêtre qui perd sa foi. (Insegnamenti sociali, pp. 344-345)] Il est évident que, pour Kautsky, la morale est toujours subordonnée à l’idée du sublime. Le point de vue socialiste est tout différent de celui que l’on trouve dans l’ancienne littérature démocratique : nos pères croyaient que l’homme est d’autant meilleur qu’il est plus rapproché de la nature et que l’homme du peuple est une espèce de sauvage ; que par suite, on trouve d’autant plus de vertu qu’on descend davantage dans l’échelle sociale. Bien des fois, les démocrates ont fait observer, à l’appui de leur conception, que, durant les révolutions, les plus pauvres ont souvent donné les plus beaux exemples d’héroïsme ; ils expliquent cela en supposant que les héros obscurs étaient de véritables enfants de la nature. Je l’explique en disant que, ces hommes étant engagés dans une guerre qui devait se terminer par leur triomphe ou par leur esclavage, le sentiment du sublime devait naître tout naturellement des conditions de la lutte. Durant une révolution, les gens des hautes classes se présentent d’ordinaire sous un jour particulièrement défavorable ; c’est qu’appartenant à une armée en déroute, ils ont des sentiments de vaincus, de suppliants ou de capitulards.

Dans les milieux ouvriers qui sont raisonnables au gré des professionnels de la sociologie, lorsque les conflits se réduisent à des contestations d’intérêts matériels, il ne peut y avoir rien de plus sublime que lorsque des syndicats agricoles discutent avec des marchands d’engrais au sujet des prix du guano. »

 

«Lorsque les hommes politiques interviennent, il y a, presque nécessairement même, un abaissement notable de la moralité, parce que ceux-ci ne font rien pour rien et n’agissent qu’à la condition que l’association favorisée se classe dans leur clientèle. Nous voilà bien loin du chemin du sublime, nous sommes sur celui qui conduit aux pratiques des sociétés politicocriminelles.

Suivant beaucoup de savantes personnes, on ne saurait trop admirer le passage de la violence à la ruse qui se manifeste dans les grèves actuelles de l’Angleterre. Les trade-unions tiennent beaucoup à se faire reconnaître le droit d’employer la menace enveloppée de formules diplomatiques : elles désirent ne pas être inquiétées quand elles font circuler autour des usines des délégués chargés de faire entendre aux ouvriers qui veulent travailler, qu'ils au raient  grand intérêt à suivre les indications des trade-unions ; elles consentent à exprimer leurs désirs sous une forme qui sera parfaitement claire pour l’auditeur, mais qui pourra être présentée au tribunal comme étant un sermon solidariste. J’avoue ne pas comprendre ce qu’il y a de si admirable dans cette tactique digne d’Escobar. Les catholiques ont souvent employé jadis des procédés d’intimidation analogues contre les libéraux ; aussi, je comprends fort bien pourquoi tant de braves gens admirent les trade-unions, mais je trouve la morale des braves gens fort peu admirable. »

 

« « Cette foi juridique... cette science du droit et du devoir, que nous cherchons partout en vain, que l’Eglise ne posséda jamais et sans laquelle il nous est impossible de vivre, je dis que la Révolution en a produit tous les principes; que ces principes, à notre insu, nous régissent et nous soutiennent, mais que, tout en les affirmant au fond du cœur, nous y répugnons par préjugé, et que c’est cette infidélité à nous-mêmes qui fait notre misère morale et notre servitude. » [Proudhon, loc. cit., p. 74. »

 

« Les socialistes ont longtemps eu de grands préjugés contre la morale, en raison de ces institutions catholiques que de grands industriels établissaient chez eux ; il leur semblait que la morale n'était, dans notre société capitaliste, qu’un moyen d'assurer la docilité des travailleurs maintenus dans l’effroi que crée la superstition. La littérature dont raffole la bourgeoisie depuis longtemps décrit des mœurs si déraisonnables, ou même si scandaleuses, qu’il est difficile de croire que les classes riches puissent être sincères quand elles parlent de moraliser le peuple. »

 

« Dès qu’on s’occupe d’élections, il faut subir certaines conditions générales qui s’imposent, d’une manière inéluctable, à tous les partis, dans tous les pays et dans toits les temps. Quand on est convaincu que l’avenir du monde dépend de prospectus électoraux, de compromis conclus entre gens influents et de ventes de faveurs, on ne peut avoir grand souci des contraintes morales qui empêcheraient l’homme d’aller là où se manifeste son plus clair intérêt. L’expérience montre que dans tous les pays où la démocratie peut développer librement sa nature, s’étale la corruption la plus scandaleuse, sans que personne juge utile de dissimuler ses coquineries : le Tammany-Hall de New York a toujours été cité comme le type le plus parfait de la vie démocratique et dans la plupart de nos grandes villes on trouve des politiciens qui ne demanderaient qu’à suivre les traces de leurs confrères d’Amérique. Tant qu'un homme reste fidèle à son parti, il ne peut commettre que des peccadilles ; mais s’il a l'imprudence de l'abandonner, on lui découvre immédiatement les tares les plus honteuses : il ne serait pas difficile de montrer, par des exemples fameux, que nos socialistes parlementaires pratiquent cette singulière morale avec un certain cynisme.

La démocratie électorale ressemble beaucoup au monde de la Bourse; dans un cas comme dans l’autre il faut opérer sur la naïveté des masses, acheter le concours de la grande presse, et aider le hasard par une infinité de ruses ; il n’y a pas grande différence entre un financier qui introduit sur le marché des affaires retentissantes qui sombreront dans quelques années, et le politicien qui promet à ses concitoyens une infinité de réformes qu’il ne sait comment faire aboutir [Clemenceau, répondant, le 21 juin 1907, à Millerand, lui disait qu’en rédigeant un projet de retraites ouvrières sans s’occuper des ressources, il n'avait pas fait preuve d’être « un grand esprit politique, ni même simplement un homme sérieux ». La riposte de Millerand est tout à fait caractéristique de l’orgueil du politicien parvenu : « Ne parlez pas de choses que vous ignorez. » Et lui donc, de quoi parle-t-il ?] et qui se traduiront seulement par un amoncellement de papiers parlementaires. Les uns et les autres n’entendent rien à la production et ils s’arrangent cependant pour s'imposer à elle, la mal diriger et l’exploiter sans la moindre vergogne : ils sont éblouis par les merveilles de l’industrie moderne et ils estiment, les uns et les autres, que le monde regorge assez de richesses pour qu’on puisse le voler largement, sans trop faire crier les producteurs ; tondre le contribuable sans qu’il se révolte, voilà tout l’art du grand homme d’Etat et du grand financier. Démocrates et gens d’affaires ont une science toute particulière pour faire approuver leurs filouteries par des assemblées délibérantes ; le régime parlementaire est aussi truqué que les réunions d’actionnaires. C’est probablement en raison des affinités psychologiques profondes résultant de ces manières d’opérer, que les uns et les autres s’entendent si parfaitement : la démocratie est le pays de Cocagne rêvé par les financiers sans scrupules. »

 

« Les temps prochains l’effrayaient : « L’avenir immédiat est obscur. Il n’est pas certain qu’il soit assuré à la lumière. » Il avait peur du socialisme et il n'est pas douteux qu'il entendait par socialisme la niaiserie humanitaire qu’il voyait paraître dans le monde des bourgeois stupides ; c'est ainsi qu'il a supposé que le catholicisme serait peut-être le complice du socialisme [id., loc. cit., p. 420]. »


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