« Dans le monde
catholique règne donc une improbité générale, qui conduit les dévots à supposer
que les relations économiques dépendent principalement des caprices des gens
qui tiennent la caisse. Tout homme qui a profité d’une bonne aubaine – et pour
eux tout, profit, capitaliste est une bonne aubaine [Je ne crois pas qu’il y
ait gens moins capables de comprendre l’économie de la production que les
prêtres.] – doit en faire profiter les personnes qui ont droit à son affection
ou à son estime : tout d’abord les curés. »
« Ces faits nous
mettent sur la voie qui nous conduit à l’intelligence des hautes convictions
morales ; celles-ci ne dépendent point des raisonnements ou d’une éducation de
la volonté individuelle ; elles dépendent d’un état de guerre auquel les hommes
acceptent de participer et qui se traduit en mythes précis. Dans les pays
catholiques, les moines soutiennent le combat contre le prince du mal qui
triomphe dans le monde et voudrait les soumettre à ses volontés ; dans les pays
protestants, de petites sectes exaltées jouent le rôle des monastères [Renan,
loc. cit., p. 627]. Ce sont ces champs de bataille qui permettent à la morale
chrétienne de se maintenir, avec ce caractère de sublime qui fascine tant
d’âmes encore aujourd’hui, et lui donne assez de lustre pour entraîner dans la
société quelques pâles imitations. »
« Nous pouvons relever
des phénomènes tout semblables dans l’histoire des idées libérales modernes.
'Pendant longtemps, nos pères considérèrent d’un point de vue presque religieux
la Déclaration des droits de l’homme qui nous semble aujourd’hui n’être qu’un
recueil assez fade de formules abstraites, confuses et sans grande portée
pratique. Cela tient à ce que des luttes formidables étaient engagées à propos
des institutions qui se rattachaient à ce document : le parti clérical
prétendait démontrer l’erreur fondamentale du libéralisme ; il organisait
partout des sociétés de combat destinées à imposer sa direction au peuple et au
gouvernement ; il se vantait de pouvoir bientôt écraser les défenseurs de la
Révolution. A l’époque où Proudhon composait son livre sur la Justice, le
conflit était loin d’être terminé ; aussi tout ce livre est-il écrit sur un ton
belliqueux qui étonne le lecteur d’aujourd’hui : l’auteur parle comme s’il
était un vétéran des guerres de la Liberté ; il veut prendre sa revanche contre
les vainqueurs d'un jour qui menacent de supprimer toutes les acquisitions de
la Révolution ; il annonce la grande révolte qui commence à poindre. Tant que
le sublime s'imposait ainsi à l'esprit moderne, il paraissait possible de
constituer une morale laïque et démocratique ; mais de notre temps, une telle
entreprise paraît plutôt comique ; tout a changé depuis que les cléricaux ne
semblent plus redoutables ; il n’y a plus de convictions libérales depuis que
les libéraux ne se sentent plus animés des passions guerrières d’autrefois.
Aujourd’hui tout est devenu si confus que les curés prétendent être les
meilleurs de tous les démocrates ; ils ont adopté la Marseillaise pour leur
hymne de parti ; et si on les en priait un peu fort, ils illumineraient pour
l’anniversaire du 10 août 1792. De part et d’autre, il n’y a plus de sublime ;
aussi la morale des uns et des autres est-elle d'une bassesse remarquable.
Kautsky a évidemment raison
lorsqu'il affirme que de notre temps le relèvement des travailleurs a dépendu
de leur esprit révolutionnaire : « C’est en vain, disait-il, à la fin d'une
étude sur les réformes sociales et la révolution, qu’on cherche par des sermons
moraux à inspirer à l’ouvrier anglais une conception plus élevée de la vie, le
sentiment de plus nobles efforts. L’éthique du prolétaire découle de ses
aspirations révolutionnaires ; ce sont elles qui lui donnent le plus de force
et d'élévation. C'est l’idée de la révolution qui a relevé le prolétariat de
l’abaissement. » [Karl Kautsky, La révolution sociale, trad. fr., pp. 123-124.
– J’ai signalé ailleurs que la décadence de l'idée révolutionnaire chez
d'anciens militants qui deviennent sages, semble s'accompagner d'une décadence
morale, que j'ai comparée à celle qu’on trouve généralement chez le prêtre qui
perd sa foi. (Insegnamenti sociali, pp. 344-345)] Il est évident que, pour
Kautsky, la morale est toujours subordonnée à l’idée du sublime. Le point de
vue socialiste est tout différent de celui que l’on trouve dans l’ancienne
littérature démocratique : nos pères croyaient que l’homme est d’autant
meilleur qu’il est plus rapproché de la nature et que l’homme du peuple est une
espèce de sauvage ; que par suite, on trouve d’autant plus de vertu qu’on
descend davantage dans l’échelle sociale. Bien des fois, les démocrates ont
fait observer, à l’appui de leur conception, que, durant les révolutions, les
plus pauvres ont souvent donné les plus beaux exemples d’héroïsme ; ils
expliquent cela en supposant que les héros obscurs étaient de véritables
enfants de la nature. Je l’explique en disant que, ces hommes étant engagés
dans une guerre qui devait se terminer par leur triomphe ou par leur esclavage,
le sentiment du sublime devait naître tout naturellement des conditions de la
lutte. Durant une révolution, les gens des hautes classes se présentent
d’ordinaire sous un jour particulièrement défavorable ; c’est qu’appartenant à
une armée en déroute, ils ont des sentiments de vaincus, de suppliants ou de
capitulards.
Dans les milieux ouvriers
qui sont raisonnables au gré des professionnels de la sociologie, lorsque les
conflits se réduisent à des contestations d’intérêts matériels, il ne peut y
avoir rien de plus sublime que lorsque des syndicats agricoles discutent avec
des marchands d’engrais au sujet des prix du guano. »
«Lorsque les hommes
politiques interviennent, il y a, presque nécessairement même, un abaissement
notable de la moralité, parce que ceux-ci ne font rien pour rien et n’agissent
qu’à la condition que l’association favorisée se classe dans leur clientèle.
Nous voilà bien loin du chemin du sublime, nous sommes sur celui qui conduit
aux pratiques des sociétés politicocriminelles.
Suivant beaucoup de savantes
personnes, on ne saurait trop admirer le passage de la violence à la ruse qui
se manifeste dans les grèves actuelles de l’Angleterre. Les trade-unions
tiennent beaucoup à se faire reconnaître le droit d’employer la menace
enveloppée de formules diplomatiques : elles désirent ne pas être inquiétées
quand elles font circuler autour des usines des délégués chargés de faire
entendre aux ouvriers qui veulent travailler, qu'ils au raient grand
intérêt à suivre les indications des trade-unions ; elles consentent à exprimer
leurs désirs sous une forme qui sera parfaitement claire pour l’auditeur, mais
qui pourra être présentée au tribunal comme étant un sermon solidariste.
J’avoue ne pas comprendre ce qu’il y a de si admirable dans cette tactique
digne d’Escobar. Les catholiques ont souvent employé jadis des procédés
d’intimidation analogues contre les libéraux ; aussi, je comprends fort bien
pourquoi tant de braves gens admirent les trade-unions, mais je trouve la
morale des braves gens fort peu admirable. »
« « Cette foi
juridique... cette science du droit et du devoir, que nous cherchons partout en
vain, que l’Eglise ne posséda jamais et sans laquelle il nous est impossible de
vivre, je dis que la Révolution en a produit tous les principes; que ces
principes, à notre insu, nous régissent et nous soutiennent, mais que, tout en
les affirmant au fond du cœur, nous y répugnons par préjugé, et que c’est cette
infidélité à nous-mêmes qui fait notre misère morale et notre servitude. »
[Proudhon, loc. cit., p. 74. »
« Les socialistes ont
longtemps eu de grands préjugés contre la morale, en raison de ces institutions
catholiques que de grands industriels établissaient chez eux ; il leur semblait
que la morale n'était, dans notre société capitaliste, qu’un moyen d'assurer la
docilité des travailleurs maintenus dans l’effroi que crée la superstition. La
littérature dont raffole la bourgeoisie depuis longtemps décrit des mœurs si
déraisonnables, ou même si scandaleuses, qu’il est difficile de croire que les
classes riches puissent être sincères quand elles parlent de moraliser le
peuple. »
« Dès qu’on s’occupe
d’élections, il faut subir certaines conditions générales qui s’imposent, d’une
manière inéluctable, à tous les partis, dans tous les pays et dans toits les
temps. Quand on est convaincu que l’avenir du monde dépend de prospectus
électoraux, de compromis conclus entre gens influents et de ventes de faveurs,
on ne peut avoir grand souci des contraintes morales qui empêcheraient l’homme
d’aller là où se manifeste son plus clair intérêt. L’expérience montre que dans
tous les pays où la démocratie peut développer librement sa nature, s’étale la
corruption la plus scandaleuse, sans que personne juge utile de dissimuler ses
coquineries : le Tammany-Hall de New York a toujours été cité comme le type le
plus parfait de la vie démocratique et dans la plupart de nos grandes villes on
trouve des politiciens qui ne demanderaient qu’à suivre les traces de leurs
confrères d’Amérique. Tant qu'un homme reste fidèle à son parti, il ne peut
commettre que des peccadilles ; mais s’il a l'imprudence de l'abandonner, on
lui découvre immédiatement les tares les plus honteuses : il ne serait pas
difficile de montrer, par des exemples fameux, que nos socialistes
parlementaires pratiquent cette singulière morale avec un certain cynisme.
La démocratie électorale
ressemble beaucoup au monde de la Bourse; dans un cas comme dans l’autre il
faut opérer sur la naïveté des masses, acheter le concours de la grande presse,
et aider le hasard par une infinité de ruses ; il n’y a pas grande différence
entre un financier qui introduit sur le marché des affaires retentissantes qui
sombreront dans quelques années, et le politicien qui promet à ses concitoyens
une infinité de réformes qu’il ne sait comment faire aboutir [Clemenceau,
répondant, le 21 juin 1907, à Millerand, lui disait qu’en rédigeant un projet
de retraites ouvrières sans s’occuper des ressources, il n'avait pas fait
preuve d’être « un grand esprit politique, ni même simplement un homme sérieux
». La riposte de Millerand est tout à fait caractéristique de l’orgueil du
politicien parvenu : « Ne parlez pas de choses que vous ignorez. » Et lui donc,
de quoi parle-t-il ?] et qui se traduiront seulement par un amoncellement de
papiers parlementaires. Les uns et les autres n’entendent rien à la production
et ils s’arrangent cependant pour s'imposer à elle, la mal diriger et
l’exploiter sans la moindre vergogne : ils sont éblouis par les merveilles de
l’industrie moderne et ils estiment, les uns et les autres, que le monde
regorge assez de richesses pour qu’on puisse le voler largement, sans trop
faire crier les producteurs ; tondre le contribuable sans qu’il se révolte,
voilà tout l’art du grand homme d’Etat et du grand financier. Démocrates et
gens d’affaires ont une science toute particulière pour faire approuver leurs
filouteries par des assemblées délibérantes ; le régime parlementaire est aussi
truqué que les réunions d’actionnaires. C’est probablement en raison des
affinités psychologiques profondes résultant de ces manières d’opérer, que les
uns et les autres s’entendent si parfaitement : la démocratie est le pays de
Cocagne rêvé par les financiers sans scrupules. »
« Les temps prochains
l’effrayaient : « L’avenir immédiat est obscur. Il n’est pas certain qu’il soit
assuré à la lumière. » Il avait peur du socialisme et il n'est pas douteux
qu'il entendait par socialisme la niaiserie humanitaire qu’il voyait paraître
dans le monde des bourgeois stupides ; c'est ainsi qu'il a supposé que le
catholicisme serait peut-être le complice du socialisme [id., loc. cit., p.
420]. »
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