[Terre Libre, 22 avril 1938]
J’ai sous les yeux un article
du Dr Pierrot, dans Plus Loin (numéro 156), et cet article ne m’a pas fait
plaisir. Me sera-t-il permis de dire pourquoi ?
Dans cet article, le camarde
Pierrot exalte le martyre révolutionnaire et déclare que le pacifisme est un
prétexte d’un égoïsme féroce. Il cite comme exemple celui des défaitistes qui
abandonnent la guerre d’Espagne et se réfugient en France, au lieu de mourir
pour la République : « Dans le Boletin du premier janvier (édition française),
on pouvait lire que le Secrétariat des Relations Extérieures de la CNT et de la
FAI s’est adressé aux organisations sympathisantes du monde entier et à
l’opinion libertaire en général pour les mettre en garde contre une propagande
défaitiste effectuée par certains gouvernements. Et il ajoutait – à propos d’un
certain comité qui recueillait des fonds pour les victimes de la
contre-révolution espagnole – qu’il considère indignes de toute aide ceux qui,
sans motif, abandonnent leur poste de lutte en Espagne pour fuir à l’étranger…
dans le manifeste des anarchistes argentins, que nous avons reproduit dans le
numéro 154, on lit que les désertions et les défections qui se produisent, sont
dissimulées sous des prétextes de principes et de simples exagérations. » Tout
ceci, au sujet du S.I.A. (Secours International Antifasciste), dont Pierrot est
un des dirigeants et qui, lui, « entend exclusivement venir en aide aux
camarades espagnols », à l’exclusion, bien entendu, des déserteurs et d’autres
défaitistes.
Je me souviens des jours de
1933, lorsque les camarades allemands, franchissant la frontière au péril de
leur vie, venaient en France, les poches vides, un vieux veston sur le dos,
chercher asile contre la honte d’un embrigadement forcé dans les cadres de
l’hitlérisme. Beaucoup d’entre eux avaient emporté, ce qui décuplait les risques,
une collection de cartes du Secours Rouge couvertes de timbres dûment
estampillés, et leur premier et dernier espoir était l’organisation qu’ils
avaient créée et soutenue, dix années durant, sans lui rien demander en
échange. Derrière les bureaux confortables, ils trouvèrent les « responsables
», gros et gras, au grand complet, flanqués de dactylos sémillantes, et
respirant un optimisme à 1800 francs par mois. Et ce fut l’interrogatoire : «
Avez-vous à purger en Allemagne une condamnation au moins égale à 6 mois de
Zuchthaus (travaux forcés) ? – Non, camarade, mais tous les S.A. du quartier me
connaissent et ils auront ma peau, si je ne capitule pas. Je n’ai plus aucune
chance de trouver du travail là-bas et je suis venu vous voir… – Vous êtes un
déserteur, vous abandonnez votre poste au moment où le parti passe par
l’épreuve de l’illégalité. Vous êtes un soldat du parti, ne l’oubliez pas. J’en
suis un aussi. Le parti m’a fixé ma tâche ici, et malgré mon désir de
poursuivre la lutte pour une Allemagne soviétique, je me suis sacrifié.
Faites-en autant. Retournez d’où vous venez. Vous n’avez aucun secours à
attendre d’une organisation dont vous brisez la discipline. » A Stettin, une
douzaine de déserteurs du même genre se cachent dans un bateau soviétique. En
pleine mer, ils sortent tout joyeux : « Nous sommes communistes, ils ne nous
auront plus, nous allons travailler dans la partie des Travailleurs. » Le
capitaine fait virer de bord et remet les réfugiés à l’autorité allemande.
Entre 1933 et 1935, la Terre sans chômeurs, le Sixième du Monde, a reçu
exactement 800 réfugiés allemands, tous haut-fonctionnaires du Parti ou des
Agences du Commerce extérieur. Müntzenberg, dans son Gegen-Angriff, proclama
ouvertement son complet mépris des ouvriers et des militants de la base assez
lâches pour venir mendier, jusqu’à son propre bureau, du travail ou un asile,
alors qu’il y avait en Allemagne la tâche sacrée de renverser au plus tôt le
régime.
A ce moment, nous avons écrit,
en ce qui nous concerne, notre dégoût de ces méthodes. Nous avons demandé
comment il se faisait qu’un Bela Kun se sauvant en avion à l’heure suprême de
sa dictature, qu’un Dimitroff jouant au procureur et bafouant en toute sécurité
jusqu’à Goering grâce à des positions de repli assurés d’avance, soient
considérés comme des héros, tandis que le pauvre bougre, qui n’a joué qu sa
peau, est obligé de payer l’enjeu jusqu’à la dernière goutte de ses veines.
Nous pensions que cette distinction entre les troupes, astreintes au dernier
sacrifice, qu’elles le veuillent ou non, et les chefs, qui ont toujours le
droit de se carapater ou de tenir à l’écart des coups leurs précieuses
personnes en procédant, au besoin, à des capitulations et à des compromis, mais
conduisait un mouvement à sa ruine morale et à sa décomposition définitive. Et
nous pensions avec reconnaissance aux Liebknecht et aux Luxemburg, qui n’ont
pas abandonné l’insurrection spartakiste, aux Décembristes et aux Nihilistes
morts sur l’échafaud, aux leaders du mouvement ouvrier pendus à Chicago, à tous
les conducteurs d’hommes qui ont eu assez de foi dans la révolution pour croire
qu’elle pourrait leur survivre, au lieu de la tuer pour lui conserver ses
chefs, selon la méthode bolchéviste.
Les anarchistes internationaux
dont donné plus que leur part de sang dans la guerre civile espagnole, et nul
ne pourra leur reprocher de n’avoir pas poussé assez loin l’esprit de
sacrifice. En tout cas, si quelqu’un est mal venu à leur adresser ce reproche,
c’est bien la délégation de la CNT-FAI à l’étranger, la colonie espagnole de
Buenos-Aires, et la direction de la S.I.A. à Paris. S’il y a quelque égoïsme
dans le « pacifisme » de certains combattants de la première heure, que dire du
« jusqu’au-boutisme » des embusqués de la première et de la dernière heure, qui
sont aussi nombreux en Espagne républicaine que les gouttes d’eau dans la mer ?
On me dira que je place la question sur le terrain national. Mais ce n’est pas
ma faute si toutes les organisations du « Frente Popular » affirment que la
guerre espagnole est devenue une guerre nationale, voire même une guerre
raciale contre les teutons, les bouffeurs de macaroni et les maures, en tout
cas une guerre pour la défense de la Patrie et de la République, et non plus
une guerre civile de signification révolutionnaire. Non seulement la grande
Patrie espagnole et la République, mais également la petite patrie de la
CNT-FAI et de ses milices ont depuis longtemps fait comprendre qu’ils ne
reconnaissaient aux camarades et aux volontaires étrangers d’autre droit que
celui d’obéir militairement aux consignes données, et de se faire casser la
gueule.
Dans ces conditions, il est un
droit imprescriptible qui appartient aux camarades : celui de se défendre
contre l’autorité militaire et policière, contre l’exploitation économique et
la persécution politique qui leur sont imposées, et cela par leurs propres
moyens, puisque la S.I.A. non plus que la CNT-FAI ne font rien pour eux. Le
gouvernement est parti de Madrid, pour se réfugier à Valence, escomptant
l’encerclement et la prise de Madrid. Il est parti de Valence et s’est réfugié
à Barcelone, escomptant que l’offensive factieuse isolerait bientôt la
Catalogne du reste de l’Espagne. Il est prêt à partir de Barcelone pour
l’étranger, imitant en cela le gouvernement basque. Déjà, les familles de
plusieurs ministres sont à l’abri en territoire français. Les Communards de
1871 avaient plus de cran, il faut le reconnaître. Il y a autour du
Gouvernement une armée, une police, une Garde d’Assaut, une Garde Nationale
républicaine, un Corps de Carabiniers, un Corps de Mozos de Escuadra, des
Brigades de volontaires recrutées, la J.S.U. stalino-bourgeoise, une Tchéka,
etc. dont le métier est de défendre le régime existant et de mourir au besoin
pour la république.
Jusqu’à ce jour, ce sont les bataillons
anarchistes qui ont formé les premières vagues d’assaut et qui ont été
sacrifiés pour couvrir les retraites. Bien heureux encore si on ne leur tirait
pas dans le dos. Les enfants chéris de la Patrie, les bourgeois et les
bureaucrates de toute couleur et de toute espèce se sont contentés jusqu’ici
d’injurier, d’emprisonner et de calomnier les meilleurs combattants
antifascistes. Est-ce qu’ils continueront à laisser toute une génération de
Jeunesse Libertaire se faire exterminer sur le champ de bataille, pendant
qu’ils agioteront, saboteront et s’engraisseront tranquillement à l’arrière ?
Faudra-t-il que leur patrie soit défendue jusqu’à la mort du dernier
anarchiste, pendant que des millions d’hommes dans la force de l’âge continuent
à se tenir patriotiquement à l’abri des coups ? Le bloc antifasciste reposait
sur un pacte tacite : possibilité pour chacun de propager ses idées et des
expérimenter dans les cadres de quelques institutions de coordination communes
à tous ; garantie de la liberté individuelle et de la vie des antifascistes de
route tendance ; aide mutuelle désintéressée face à l’ennemi commun. Ce pacte
n’a pas été rompu par les anarchistes espagnols ou étrangers. Mais il a été
foulé aux pieds avec sorte d’acharnement par les agents de Staline et des
capitalismes « démocratiques », qui n’ont rien laissé des libertés et des
garanties les plus élémentaires – assassinant les camarades, mettant à sac les
collectifs, bâillonnant les presse, vassalisant le pays, paralysant l’économie,
favorisant la rentrée des factieux et des cléricaux, accumulant les trahisons
militaires et les manquements à la parole donnée, vidant les prisons des
factieux qui s’y trouvaient pour enfermer les révolutionnaires. Pierrot ne s’y
trompe pas, et il est obligé d’écrire : « Ceux qui se battent en Espagne, se
battent moins pour eux que pour leurs enfants et les générations à venir. »
ceci nous force à nous souvenir de 1914-1918 car c’est avec cette parole-là que
l’on a fait s’entre-exterminer les peuples qui ne savaient pas pourquoi ils se
battaient. On leur disait : « C’est pour que vos enfants n’aient pas à souffrir
ce que vous avez souffert. » Aujourd’hui, les enfants nés en 1914-1918
périssent sur les champs de bataille, sans davantage savoir pourquoi, et on
leur parle des générations futures. Ainsi, l’esprit religieux de sacrifice,
l’idée du martyre obligatoire est entretenu d’une guerre à l’autre par des «
gardiens de la flamme », qui redécouvrent périodiquement les mêmes formules : «
La meilleure joie est celle associée au risque » (Dr Pierrot) ; « Ceux qui
partiront demain, et dont je suis » (Léon Jouhaux).
Les augures patriotiques de la
S.I.A. en sont à leur deuxième guerre mondiale, et c’est toujours demain qu’ils
doivent partir. Revenons-en aux déserteurs. Les camarades Armanetti,
Cocciarelli et Crespi – trois authentiques militants du front, montés en ligne
avec la centurie italienne, plusieurs fois blessés, etc. sont en danger de mort
pour avoir voulu quitter l’Espagne républicaine, ses geôles, sa Tchéka et les Brigades-Bagnes
substituées par Staline aux Milices-Tribus. Les soldats, policiers, juges,
politiciens, journalistes, etc. qui composent l’étau serré sur ces trois «
déserteurs », sont autant de citoyens valides de la Libre Espagne, n’ayant
jamais vu le feu. Nos camarades ont sans doute eu le tort de se considérer
citoyens du monde et de penser à émigrer, en leur qualité de sans-patrie, vers
d’autres terrains de lutte, vers d’autres risques et d’autres destins. «
Déserteurs », leur crie-t-on. Attention MM. les Gardiens de la Flamme !
Peut-être avant que cette page soit sèche, verrons-nous se produire l’exode en
masse des « dirigeants », des « responsables », des « grands militants »,
etc.Les sans-visas, les sans-papiers, les sans-grades se débrouilleront comme
ils pourront. Pour sauver les femmes et les enfants, pour permettre à leurs
queues lamentables de franchir les Pyrénées, les plus courageux se feront tuer.
Mais ceux qui échapperont à la tuerie – nous espérons bien qu’il y en aura le
plus possible – seront-ils aussi des « déserteurs » ? Nous voulons croire que
la S.I.A. (au lieu de reprendre contre eux les insultes de quelques imbéciles
qui depuis juillet 1936 font la guerre à Paris ou à Buenos-Aires et se croient
des héros parce qu’ils sont de la « race » des héros) s’efforcera, par une
vaste campagne de solidarité, d’épargner à ces réfugiés quelques-unes des
misères et des humiliations que leur réserve l’hospitalité de la France «
démocratique ».
Ce qu’il faut, c’est le
sauvetage organisé de tout ce qu’il est possible de sauver de la révolution
espagnole, et cela pendant qu’il en est encore temps. Il faut en sauver les
biens charnels et, surtout, cette admirable jeunesse si fière, si énergique, si
florissante d’enthousiasme, qui est capable de devenir l’élite humaine de
n’importe quel pays où elle s’enracinera. Il faut sauver les biens spirituels
de la révolution, son honneur et son prestige, et la clarté de ses leçons pour
l’avenir ; ce qui veut dire essentiellement que la suprême défense et le
suprême assaut de l’Espagne antifasciste doivent s’accomplir sous le drapeau de
l’action directe et de l’organisation de l’indiscipline face au gouvernement de
la bourgeoisie. Enfin, il faut sauver les biens matériels de la révolution dans
la mesure du possible, les archives d’abord, la documentation que nous aurons à
étudier pour tirer les leçons de cette formidable expérience ; puis, les
richesses les plus aisément transportables qui permettront à la solidarité
révolutionnaire de s’exercer, tous pour un et un pour tous, sans tomber dans la
charge des gouvernements et des organisations réformistes. Si l’adoption de
méthodes de lutte plus efficaces ne suffit pas à sauver la Catalogne, il faut,
au moins, réduire au minimum ce qui tombera aux mains de Franco, comme population,
comme forces morales, comme renseignements et comme utilités de toute espèce.
Le moment est venu de faire une intense campagne pour l’ouverture absolue de la
frontière devant les populations et les militants antifascistes, avec la
possibilité pour eux de ne rien laisser derrière eux qui puisse être utilisé
par Franco pour s’emparer du reste de la terre ibérique. Hospitalité,
fraternité et secours aux réfugiés politiques et sociaux de la Révolution
espagnole ! Honte éternelle aux saboteurs, aux capitulards et aux traîtres qui
ont livré à l’ennemi, une à une, les plus belles provinces de l’Espagne et qui
ont tué un des grands motifs de vivre et d’espérer de notre siècle !
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