dimanche 22 août 2021

Les damnés de la terre par Franz Fanon

 

CAS No 2

Pulsions homicides indifférenciées chez un rescapé d’une liquidation collective

S.... 37 ans, fellah. Habite un douar dans le Constantinois. Ne s’est jamais occupé de politique. Depuis le début de la guerre, sa région est le lieu de batailles violentes entre les forces algériennes et l’armée française. S... a ainsi l’occasion de voir des morts et des blessés. Mais il continue à se tenir à l’écart. De temps à autre, comme l’ensemble du peuple, les paysans de son village viennent en aide aux combattants algériens de passage.

Mais un jour, au début de 1958, a lieu une embuscade meurtrière non loin du douar. Les forces ennemies montent une opération et assiègent le village, d’ailleurs vide de soldats. Tous les habitants sont réunis et interrogés. Personne ne répond. Quelques heures après, un officier français arrive en hélicoptère et dit : « Ce douar fait trop parler de lui ; détruisez-le ! » Les soldats commencent à mettre le feu aux maisons tandis que les femmes qui tentent de ramasser quelques vêtements ou de sauver quelques réserves sont refoulées à coups de crosse. Certains paysans profitent de la confusion qui règne pour s’enfuir. L’officier donne l’ordre de rassembler les hommes restants et les fait conduire près d’un oued où le massacre commence. Vingt-neuf hommes sont tués à bout portant. S... est blessé de deux balles qui lui traversent respectivement la cuisse droite et le bras gauche, cette dernière blessure lui occasionnant une fracture de l’humérus.

S... s’évanouit et reprend connaissance au milieu d’un groupe de l’ALN. Il est soigné par le service sanitaire et évacué quand il lui devient possible de se déplacer. En cours de route, son comportement de plus en plus anormal ne cesse d’inquiéter l’escorte. Il réclame un fusil, alors qu’il est civil et impotent, et refuse de marcher devant qui que ce soit. Il ne veut personne derrière lui. Une nuit, il s’empare de l’arme d’un combattant et maladroitement tire sur les soldats endormis. Est désarmé assez brutalement. Désormais il aura les mains liées, et c’est ainsi qu’il arrive au Centre.

Il commence par nous dire qu’il n’est pas mort et qu’il a joué un bon tour aux autres. Petit à petit, nous arrivons à reconstituer l’histoire de son assassinat manqué. S... n’est pas anxieux, mais plutôt surexcité, avec des phases d’agitation violente, accompagnées de hurlements. Il casse peu, mais fatigue tout le monde par son incessant bavardage, et le Service est en alerte permanente à cause de sa volonté affirmée de « tuer tout le monde ». Au cours de son hospitalisation, il va s’attaquer, avec des armes de fortune, à près de huit malades. Les infirmiers et les médecins ne sont pas épargnés. On arrive même à se demander si l’on [250] ne se trouve pas en présence d’une de ces formes larvées d’épilepsie caractérisée par une agressivité globale presque toujours en érection.

Une cure de sommeil est entreprise. À partir du troisième jour, un entretien quotidien va nous permettre de mieux comprendre la dynamique du processus pathologique. Le désordre intellectuel s’estompe progressivement. Voici quelques passages des déclarations du malade :

« Dieu est avec moi... mais alors, il n’est pas avec ceux qui sont morts... J’ai eu une sacrée chance... Dans la vie, il faut tuer pour ne pas être tué... Quand je pense que je ne connaissais rien de leurs histoires... Il y a des Français parmi nous. Ils se déguisent en Arabes. Il faut tous les tuer. Donne-moi une mitraillette. Tous ces soi-disant Algériens sont des Français... et ils ne me laissent pas tranquille. Dès que je veux m’endormir, ils entrent dans ma chambre. Mais maintenant, je les connais. Tout le monde veut me tuer. Mais je me défendrai. Je les tuerai tous sans exception. Je les égorgerai les uns après les autres, et toi aussi avec. Vous voulez me descendre, mais il faudra vous y prendre autrement. Cela ne me fera rien de vous abattre. Les petits, es grands, les femmes, les enfants, les chiens, les oiseaux, les ânes ... tout le monde y passera... Après, je pourrai dormir tranquille ... »

Tout cela est dit dans un langage haché, l’attitude demeurant hostile, hautaine, méprisante.

Après trois semaines, l’excitation disparaît, mais une réticence, une certaine tendance à la solitude nous font craindre une évolution plus grave. Cependant, après un mois, il demande à sortir pour apprendre un métier compatible avec son infirmité. Il est alors confié au Service social du FLN. Revu six mois après. Va bien.

Aucun commentaire: