[Titre original : « Stalin, Trotsky and Lenin » / Publié dans Southern Socialist International Digest, 29, 7 février 1947 et dans Politics, vol. 4, n° 2, mars/avril 1947 / Traduction de l’anglais par Daniel Saint-James]
Trotsky prétend qu’en
rédigeant sa biographie de Staline [Stalin. An appraisal of the man and his
influence. Edité et traduit du russe par Charles Malsmuth. Trotsky a écrit et
révisé luimême les 7 premiers chapitres, c’est-à-dire la majeure partie du
livre. Malsmuth a édité les 4 derniers chapitres (notes, extraits, documents,
etc.)] il poursuivait un but : montrer « comment une telle personnalité a pu se
développer et comment elle a fini par usurper une situation exceptionnelle ».
Tel est le but avoué. Mais le but réel est tout autre. Il s’agit de montrer
pourquoi Trotsky a perdu la position de force qui était la sienne à un certain
moment, alors que c’est lui qui aurait dû être l’héritier de Lénine, étant plus
digne de cet héritage que Staline. Ainsi, avant la mort de Lénine, ne disait-on
pas communément « Lénine et Trotsky » ? Ne renvoyait-on pas systématiquement le
nom de Staline vers la fin, voire même à la dernière place, des listes de
dirigeants bolcheviques ? N’a-t-on pas vu, en telle ou telle occasion, Lénine
proposer de ne mettre sa signature qu’après celle de Trotsky ? Bref le livre
nous permet de comprendre pourquoi Trotsky pensait qu’il était l’« héritier
naturel de Lénine ». En fait c’est une double biographie : celle de Staline et
de Trotsky.
Toute chose a, au départ, des
dimensions modestes. Le bolchevisme de Lénine et Trotsky diffère tout autant du
stalinisme que la peste brune hitlérienne de l’année 1933 diffère du
national-socialisme de la deuxième guerre mondiale. Mais, vient-on à examiner
les écrits de Lénine et Trotsky antérieurs à la naissance du stalinisme, et on
découvre que tout ce qui se trouve dans l’« arsenal » stalinien a son
correspondant chez les deux autres [Voir par exemple L. Trotsky « Dictatorship
vs. Democracy » (Terrorisme et communisme), New York, 1922, en particulier de
la page 136 à la page 150.]. Trotsky, par exemple, a, tout comme Staline,
présenté le travail forcé comme l’application d’un « principe socialiste ». Il
croyait dur comme fer qu’un socialiste sérieux ne pouvait contester à l’État
ouvrier le droit de faire sentir la puissance de sa dextre à tout ouvrier qui refuserait
de mettre à sa disposition la force de travail qu’il représente. Et c’est le
même Trotsky qui se dépêcha d’attribuer un « caractère socialiste » à
l’inégalité, arguant que « tout travailleur qui en fait plus qu’un autre pour
l’intérêt général a, en conséquence, droit à une part plus grande du produit
social que le paresseux, le négligeant ou le saboteur ». C’est toujours Trotsky
qui s’affirmait convaincu que « tout doit être fait pour encourager le
développement de l’émulation dans la sphère de la production ». Il va de soi
que, chaque fois, ces affirmations étaient présentées comme autant de «
principes socialistes » valables pour la période de transition. C’étaient, tout
simplement, les difficultés objectives qui se dressaient sur la route de la socialisation
complète, qui contraignaient à recourir à ces méthodes. Ce n’était pas par
goût, mais par nécessité, qu’il fallait renforcer la dictature du Parti à un
point tel qu’on en venait à supprimer toute liberté d’action, alors que
celle-ci, sous une forme ou sous une autre, est autorisée dans les Etats
bourgeois. Et Staline est tout autant fondé à évoquer la « nécessité » comme
excuse.
Ne voulant pas avancer contre
le stalinisme que des arguments qui, en fin de compte, apparaissent comme
l’expression d’une antipathie personnelle contre un concurrent dans les luttes
du Parti, Trotsky s’est trouvé obligé de découvrir des différences politiques
entre Staline et lui-même, mais aussi entre Staline et Lénine. Ce faisant, il
pense pouvoir étayer l’affirmation qu’en Russie comme ailleurs, les choses
auraient évolué tout autrement sans Staline.
Mais il ne peut guère exister
de différences « théoriques » entre Lénine et Staline puisque le seul ouvrage
théorique qui soit signé de ce dernier a en fait été directement inspiré par
Lénine et écrit sous son contrôle direct. Si, d’autre part, on admet que la «
nature » de Staline « exigeait » la machine centralisée du Parti, il ne faut
pas oublier que c’est Lénine qui lui a construit un appareil si parfait. Là
encore on ne voit guère de différence entre les deux. En réalité, Staline ne
fut guère gênant pour Lénine, tant que celui-ci fut actif, quelque désagréable
qu’il ait pu être pour le « numéro deux du bolchevisme ».
Pourtant il faut bien qu’il y
ait une différence entre léninisme et stalinisme si l’on veut comprendre ce que
Trotsky appelle le « thermidor soviétique », à condition, bien entendu,
d’admettre qu’il y a bien eu un tel thermidor. Remarquons déjà que Trotsky
donne quatre estimations différentes de l’époque où ce thermidor a eu lieu.
Dans sa biographie de Staline, il élude cette question. Il se borne simplement
à constater que le thermidor soviétique est lié à la « croissance des
privilèges de la bureaucratie ». Mais voilà : cette constatation nous ramène à
des périodes de la dictature bolchevique antérieures au stalinisme, celles où
justement Lénine et Trotsky, l’un comme l’autre, se sont trouvés jouer un rôle
dans la création de la bureaucratie d’Etat, augmentant les privilèges de
celle-ci dans le but de faire croître son efficacité.
La
lutte pour le pouvoir
Lorsqu’on examine ce qui s’est
passé en réalité, c’est-à-dire la lutte acharnée pour le pouvoir qui ne s’est
manifestée au grand jour qu’après la mort de Lénine, on en vient à soupçonner
tout autre chose qu’un thermidor soviétique. Car il apparaît clairement qu’à
cette époque l’Etat bolchevique était déjà suffisamment fort, ou à tout le
moins se trouvait dans une situation telle qu’il pouvait, jusqu’à un certain
point ne pas tenir compte des exigences des masses russes ni de celles de la
bourgeoisie internationale. La bureaucratie montante commençait à se sentir
suffisamment maîtresse de la Russie : la lutte pour les « Rosines » [Allusion à
l’héroïne de la pièce de Beaumarchais, « Le Barbier de Séville » que le Comte
Almaviva s’efforce de conquérir par tous les moyens. (N.d.T.)] de la Révolution
entrait dans sa phase la plus générale et la plus aiguë.
Tous ceux qui participaient à
cette lutte ne manquaient jamais de rappeler avec insistance qu’il fallait bien
recourir à la dictature pour faire face aux contradictions non résolues entre «
ouvriers » et « paysans », aux problèmes posés par l’arriération économique du
pays, et au danger, sans cesse renouvelé, d’une attaque venue de l’extérieur.
Et, pour justifier la dictature, on eut recours à toutes sortes d’arguments.
La lutte pour le pouvoir qui
se déroulait au sein de la classe dominante se traduisit ainsi en programmes
politiques : pour ou contre les intérêts des paysans, pour ou contre
l’affaiblissement des conseils d’entreprise, pour ou contre une offensive
politique sur la scène internationale. On échaffauda des théories pompeuses
pour se concilier la bienveillance de la paysannerie, pour traiter des rapports
entre bureaucratie et révolution, de la question du Parti, etc. Le summum fut
atteint lors de la controverse Trotsky - Staline sur la « révolution permanente
» et sur la théorie du « socialisme dans un seul pays ».
Il est parfaitement possible
que tous ces adversaires aient cru en ce qu’ils disaient; mais - en dépit de
leurs belles divergences théoriques - ils se comportaient tous de la même
manière dès qu’ils se trouvaient face à une même situation pratique. Bien
entendu, selon les besoins de leur cause, ils présentaient les mêmes faits sous
des jours tout différents. Ainsi apprenonsnous que lorsque Trotsky courait sur
le front - sur tous les fronts - c’était pour défendre la patrie, et rien
d’autre. Au contraire, Staline fut envoyé sur le front parce que « là, pour la
première fois, il pouvait travailler avec la machinerie administrative la plus
accomplie, la machinerie militaire » - machinerie dont, soit dit en passant,
Trotsky s’attribue tout le mérite. De même lorsque Trotsky plaide pour la
discipline, il montre sa « main de fer », lorsque Staline fait de même, il ne
montre que sa brutalité. L’écrasement dans le sang de la rébellion de Cronstadt
nous est présenté comme une « tragique nécessité », mais l’anéantissement du
mouvement d’indépendance géorgien par Staline comme la « russification forcée
qui s’abat sur un peuple, sans égard pour ses droits de nation ». Inversement :
les partisans de Staline dénoncent les propositions de Trotsky comme erronées
et contre-révolutionnaires, mais lorsque les mêmes propositions sont avancées
sous le couvert de Staline, ils y voient autant de preuves de la sagesse du
grand chef.
Pour comprendre le
bolchevisme, et plus particulièrement le stalinisme, il ne sert à rien de
suivre et de prolonger la controverse, superficielle et le plus souvent
stupide, à laquelle se livrent staliniens et trotskistes. Il est fondamental de
voir que la révolution russe, ce n’est pas le seul parti bolchevique. Tout
d’abord, elle n’a même pas éclaté à l’initiative de groupes politiques
organisés. Bien au contraire. Elle a été le résultat des réactions spontanées
des masses face à l’écroulement d’un système économique déjà fortement ébranlé
par la défaite militaire. L’insurrection de février commença par des révoltes
de la faim qui éclatèrent sur les marchés, par des grèves de protestation dans
les usines et par des proclamations de solidarité avec les émeutiers que
lancèrent les soldats. Cependant, dans l’histoire moderne, tous les mouvements
spontanés s’accompagnent de l’entrée en scène de forces organisées. Dès que le
tsarisme fut menacé de mort, les organisations envahirent le théâtre des
opérations avec leurs mots d’ordre, mettant en avant leurs buts politiques
propres.
Avant la révolution, Lénine
avait fait remarquer que l’organisation est plus forte que la spontanéité. Mais
en insistant fortement sur ce fait, il ne faisait que refléter le caractère
arriéré de la Russie, dont les mouvements spontanés ne pouvaient qu’avoir le
même caractère. Les groupes politiques les plus avancés eux-mêmes ne
proposaient que des programmes limités. Les travailleurs de l’industrie
visaient la mise en place de réformes capitalistes comme celles dont
jouissaient les travailleurs des pays capitalistes développés. La petite
bourgeoisie et les couches supérieures de la classe capitaliste souhaitaient
l’installation d’une démocratie bourgeoise à l’occidentale. Les paysans
voulaient les terres, mais au sein d’une agriculture capitaliste. Sans doute
ces exigences étaient-elles progressistes pour la Russie, mais elles
constituent l’essence de la révolution bourgeoise.
Le nouveau gouvernement
libéral, issu de la révolution de février 17, voulut continuer la guerre. Mais
ce furent justement contre les conditions imposées par celle-ci que se
révoltèrent les masses. Toutes les promesses de réformes à l’intérieur du cadre
défini de la Russie de cette époque, et avec le maintien des relations de
puissance impérialistes, devinrent autant de mots creux. Il était absolument
impossible de canaliser les mouvements spontanés dans la direction souhaitée
par le gouvernement. A la suite d’un nouveau soulèvement, les bolcheviks
prirent le pouvoir. Il ne s’agissait pas en fait d’une « seconde révolution »,
mais d’un simple changement de gouvernement, effectué par la force. Cette prise
de pouvoir par les bolcheviks fut d’autant plus facile que les masses en
effervescence ne portaient aucun intérêt au gouvernement existant. Comme le dit
Lénine, le coup d’Etat d’Octobre fut « plus facile à réaliser que de soulever
une plume ». La victoire définitive fut « pratiquement remportée par forfait...
Pas un seul régiment ne se présenta pour défendre la démocratie russe... La
lutte pour le pouvoir suprême, dans un empire couvrant un sixième de la
planète, s’est déroulée entre des forces étonnamment faibles, d’un côté comme
de l’autre, que ce soit en province ou dans les deux capitales. »
Les bolcheviks ne cherchèrent
pas à rétablir l’ancienne situation pour, ensuite, procéder à des réformes. Ils
se déclarèrent en faveur de ce qu’avaient concrètement mis en place les
mouvements spontanés, censés être arriérés. Ils se prononcèrent pour la fin de
la guerre, le contrôle ouvrier dans l’industrie, l’expropriation de la classe
dominante, le partage des terres. Grâce à cela, ils purent rester au pouvoir.
Les revendications des masses
russes d’avant la révolution étaient dépassées. Et cela pour deux raisons :
d’une part, les revendications de ce type étaient satisfaites depuis longtemps
dans la plupart des pays capitalistes et d’autre part, elles ne pouvaient plus
l’être dans les conditions qui régnaient alors dans le monde. A une époque où
le processus de concentration et de centralisation avait mené presque partout à
l’écroulement de la démocratie bourgeoise, il n’était guère possible
d’instaurer celle-ci en Russie. Quand il ne saurait plus être question de
démocratie du laissez-faire, comment pourraient se mettre en place des réformes
des relations capital - travail que l’on associe ordinairement à la législation
sociale et au syndicalisme ? De même, l’agriculture capitaliste, au-delà de
l’écroulement des anciennes bases féodales et de son entrée dans la production
pour le marché capitaliste, s’est lancée dans l’industrialisation de
l’agriculture avec comme conséquence son insertion dans le processus de
concentration du capital.
Les
bolcheviks et la spontanéité des masses
Les bolcheviks n’ont jamais
prétendu qu’ils étaient, à eux tous seuls, responsables de la révolution russe.
Ils prennent parfaitement en compte l’existence de mouvements spontanés. Tout
naturellement ils mettent l’accent sur le fait évident que l’histoire passée de
la Russie - pendant laquelle le parti bolchevique avait joué son rôle - avait
permis aux masses inorganisées d’atteindre à une sorte de conscience
révolutionnaire vague. Mais ils n’hésitèrent pas non plus à prétendre que, sans
leur direction, la Révolution aurait suivi un autre cours pour aboutir, selon
toute vraisemblance, à la contre-révolution. « Si les bolcheviks n’avaient pas
pris le pouvoir, écrit Trotsky, le monde aurait connu une version russe de
’fascisme’, cinq ans avant la marche sur Rome. » Pourtant les tentatives
contre-révolutionnaires, lancées par les forces traditionnelles, ne furent pas
brisées par une quelconque direction consciente du mouvement spontané, ni par
l’action de Lénine qui, « grâce à son œil exercé, se faisait une vue correcte
de la situation » : elles échouèrent parce qu’il était impossible de détourner
le mouvement spontané de ses buts propres. Si on tient à utiliser le concept de
contre révolution, on peut dire que la seule contre-révolution possible dans la
Russie de 17 n’était rien d’autre que ce qu’offrait la révolution elle-même.
Autrement dit, la révolution offrit aux bolcheviks la possibilité de créer un
ordre social centralisé permettant de maintenir la séparation capitaliste entre
ouvriers et moyens de production et de refaire de la Russie une puissance
impérialiste.
Pendant la révolution, les
intérêts des masses révoltées et des bolcheviks coïncidèrent à un point
vraiment remarquable. De plus, outre cette identité temporaire d’intérêts, il y
avait une profonde correspondance entre la conception bolchevique du socialisme
et les conséquences du mouvement spontané. Trop « rétrograde » du point de vue
du socialisme, mais trop « avancée » du point de vue du capitalisme libéral, la
révolution ne pouvait qu’aboutir à cette forme logique de capitalisme dont les
bolcheviks faisaient la condition préalable à l’instauration du socialisme : le
capitalisme d’Etat.
En s’identifiant au mouvement
spontané qu’ils ne pouvaient contrôler, les bolcheviks se trouvèrent en
position de le dominer dès qu’il se fut épuisé à la poursuite de ses buts
immédiats. Et il y avait beaucoup de buts, pouvant être atteints de manières
diverses dans les divers domaines. Les différentes couches de la paysannerie
avaient à satisfaire des besoins différents, visaient des buts différents,
qu’elles atteignirent ou n’atteignirent pas. Leurs intérêts, toutefois,
n’avaient aucun lien véritable avec ceux du prolétariat. La classe ouvrière
elle-même se divisait en de nombreux groupes, présentait tout un éventail de
besoins spécifiques et de conceptions générales. La petite bourgeoisie avait
d’autres problèmes. Bref, si spontanément l’union se fit contre les conditions
imposées par le tsarisme et la guerre, il n’y avait aucune unité réelle, pas
plus dans les buts immédiats que dans la politique à long terme. Les bolcheviks
n’eurent aucune difficulté à profiter de ces séparations sociales pour mettre
en place leur propre pouvoir, le consolider et le faire devenir plus fort que
toutes les forces sociales parce qu’ils n’eurent jamais à faire face à la
société dans son ensemble.
De même que tous les autres
groupes qui jouèrent un rôle dans la révolution, les bolcheviks allèrent de
l’avant, poursuivant leur but propre : tenir le gouvernement. C’était un but à
plus longue portée que ceux que visaient les autres groupes. il sous-entendait
une lutte incessante; la conquête, la perte, la reconquête de positions de
force. Les couches paysannes se calmèrent après le partage des terres. Les
ouvriers réintégrèrent les usines en tant que salariés. Les soldats
retournèrent à la vie civile, reprenant leur ancienne condition de paysans ou
d’ouvriers : il ne leur était plus possible de continuer à errer à travers le
pays. Pour les bolcheviks, commença alors réellement le combat, avec la
victoire de la Révolution. Comme tout gouvernement, celui des bolcheviks
impliquait soumission à son autorité de toutes les couches sociales.
Concentrant lentement dans leurs mains tout le pouvoir, centralisant tous les
organes de contrôle, les bolcheviks finirent bientôt par être capables de
déterminer la politique.
Derechef la Russie se trouvait
complètement organisée conformément aux intérêts d’une classe bien déterminée :
la classe privilégiée du système capitalisme d’Etat naissant.
La
machinerie du parti
Tout cela n’a rien à voir, ni
avec le stalinisme ni avec un quelconque « thermidor ». Il n’est question que
de la politique menée par Lénine et Trotsky depuis le moment où ils prirent le
pouvoir. Dans un rapport au VIe congrès des soviets (1918), on put entendre
Trotsky se plaindre : « tous les ouvriers soviétiques n’ont pas compris que
notre gouvernement est un gouvernement centralisé et que toutes les décisions
prises doivent être sans appel... Nous serons sans pitié contre les ouvriers
soviétiques qui n’auraient pas encore compris; nous les mettrons à pied, nous
les éliminerons de nos rangs et nous leur ferons sentir le poids de la
répression ». Trotsky nous explique aujourd’hui que ces mots visaient Staline,
car celui-ci ne menait pas à bien la coordination de ses activités dans la
poursuite de la guerre. Nous voulons bien le croire; mais comme ces mots
pouvaient encore mieux s’appliquer à tous ceux qui n’avaient jamais appartenu à
la « deuxième élite », ou qui plus généralement n’avaient aucun rang dans la
hiérarchie soviétique! Comme le remarque Trotsky, il y avait déjà « une
séparation profonde entre les classes en mouvement et les intérêts de
l’appareil du Parti. Même les cadres du parti bolchevique qui se réjouissaient
d’avoir à remplir en toute priorité une tâche révolutionnaire exceptionnelle,
étaient finalement assez enclins à mépriser les masses et à identifier leurs
intérêts particuliers à ceux de l’Appareil, et cela dès le jour du renversement
de la monarchie. »
Trotsky se dépêche d’ajouter
que les dangers qu’aurait pu entraîner cette situation, étaient contrebalancés
par la vigilance de Lénine et par les conditions objectives qui faisaient que «
les masses étaient plus révolutionnaires que le Parti et le Parti plus
révolutionnaire que l’Appareil ». Et pourtant l’Appareil était dirigé par
Lénine! Avant la Révolution déjà, le Comité Central du Parti, et Trotsky nous
l’explique dans les moindres détails, fonctionnait de manière quasi réglée et
était entièrement entre les mains de Lénine. Après la Révolution, cet état de
fait ne fit que se renforcer. Au printemps de 1918, « l’idéal du centralisme
démocratique subit de nouvelles révisions, en ce sens que, dans les faits, le
pouvoir dans le gouvernement et dans le Parti se trouva concentré entre les
mains de Lénine et de ses collaborateurs directs. Ces derniers soutenaient
rarement un avis opposé à celui du leader bolchevique et exécutaient en fait
tous ses désirs. » Comme la bureaucratie a fait des progrès par la suite, l’Appareil
stalinien doit être le fruit d’une défaillance remontant au temps de Lénine.
Pour pouvoir faire une différence entre le maître de l’Appareil et cet
Appareil, comme il en fait une entre l’Appareil et les masses, Trotsky doit
sous-entendre que seules les masses et leur leader le plus avancé étaient
réellement révolutionnaires, et que Lénine et les masses révolutionnaires
furent trahis par l’appareil stalinien qui, pour ainsi dire, s’est fait
lui-même. Trotsky a sans doute besoin de faire cette différence pour justifier
ses propres choix politiques, mais elle n’en a pas pour autant un fondement
réel. Car à l’exception de quelques remarques faites ci et là sur le danger de
la bureaucratisation - équivalent, chez les bolcheviks, de ces croisades que lancent
de temps à autre les politiciens bourgeois en faveur d’un budget équilibré -
Lénine, jusqu’à sa mort, n’a jamais véritablement critiqué l’appareil du Parti
et sa direction, autrement dit, il ne s’est jamais critiqué lui-même. Quelle
qu’ait été la politique menée, elle a toujours reçu la bénédiction de Lénine,
aussi longtemps que celui-ci resta à la tête de l’Appareil, et il est bon de se
souvenir qu’il mourut, toujours à la tête du Parti.
Les aspirations «
démocratiques » de Lénine ne sont que légende. Sans doute le capitalisme d’Etat
sous Lénine diffère-t-il du capitalisme d’Etat sous Staline, mais c’est tout
simplement parce que le pouvoir dictatorial du Géorgien était plus important,
ce renforcement découlant en droite ligne des efforts de Lénine pour mettre sur
pied sa propre dictature. Que Lénine ait été moins « terroriste » que Staline,
voilà qui est douteux. Comme Staline, il rangeait toutes ses victimes sous
l’étiquette de « contre-révolutionnaires ». Sans vouloir comparer des
statistiques sur le nombre de torturés, d’assassinés sous les deux régimes, il
suffit de faire remarquer que, sous Lénine et Trotsky, le régime bolchevique
n’était pas encore assez fort pour entreprendre des opérations à la
stalinienne, comme la collectivisation forcée et les camps de travail, base de
la direction étatique de l’économie et de la politique. Ce ne sont ni leurs
conceptions ni les buts qu’ils se fixaient, mais bien leur faiblesse qui
contraignirent Lénine et Trotsky à instituer une prétendue nouvelle politique économique
(N.E.P.), c’est-àdire à faire des concessions réelles à la propriété privée,
tout en faisant des concessions verbales à la démocratie. La « tolérance » dont
firent preuve les bolcheviks vis-à-vis d’organisations non bolcheviques, comme
les social-révolutionnaires (S.R.), dans les premières années du règne de
Lénine, ne provient pas comme le prétend Trotsky du goût de Lénine pour la
démocratie, mais tout simplement de ce que les bolcheviks se trouvaient alors
dans l’incapacité d’anéantir immédiatement toutes les organisations non
bolcheviques. Les traits totalitaires du bolchevisme de Lénine ne firent que
s’accentuer au fur et à mesure que croissaient son contrôle de l’Etat et son
pouvoir politique. Trotsky affirme que ces traits totalitaires ont été imposés
par l’activité « contre-révolutionnaire » de toutes les organisations ouvrières
non bolcheviques, mais c’est bien difficile d’invoquer cette activité pour
expliquer le maintien et l’aggravation de ces traits après l’anéantissement de
toutes les organisations non-conformistes. De plus, comment retenir cette cause
pour expliquer les succès remportés par Lénine lorsqu’il renforça encore les
principes totalitaires au sein des organisations extérieures à la Russie, comme
l’Internationale Communiste ?
Trotsky
apologiste du stalinisme
Ne pouvant mettre entièrement
sur le dos des organisations non bolcheviques la responsabilité de la dictature
exercée par Lénine, Trotsky fait appel à un autre argument. « Les théoriciens
qui cherchent à prouver que le système totalitaire, existant présentement en
Russie, découle en fait de l’horrible nature du bolchevisme », oublient les
années de guerre civile qui « ont marqué le gouvernement soviétique de manière
indélébile. Beaucoup d’administrateurs, une couche considérable d’entre eux en
tout cas, ont pris l’habitude de commander et d’exiger une obéissance sans
condition à leurs ordres ». Staline aussi, nous dit-il, « a été marqué par les
conditions de cette guerre civile, et avec lui tout ce groupe qui, plus tard,
allait l’aider à imposer sa dictature personnelle ». Comme de plus la guerre
civile était menée par la bourgeoisie internationale, il en résulte que le côté
désagréable du bolchevisme, sous Lénine comme sous Staline d’ailleurs, a comme
raison principale et fondamentale l’hostilité du capitalisme. Le bolchevisme
n’a pu devenir une monstruosité que parce qu’il devait se défendre : voilà
pourquoi il a dû recourir au meurtre et à la torture.
Il s’ensuit que le bolchevisme
de Trotsky, tout en étalant sa haine de Staline, ne conduit qu’à une laborieuse
défense du stalinisme, seule possibilité qu’il a de se défendre lui-même. Voilà
ce qui explique le caractère superficiel des différences idéologiques entre
stalinisme et trotskisme. L’impossibilité où il se trouve d’attaquer Staline
sans s’en prendre du même coup à Lénine nous fait comprendre dans quelles
énormes difficultés se débat Trotsky en tant qu’oppositionnel. Son propre
passé, ses propres théories lui interdisent de faire naître un mouvement qui
soit à gauche du stalinisme. Le « trotskisme » se trouve ainsi condamné à ne
rester qu’une simple agence de rassemblement de bolcheviks malheureux. Sans
doute pouvait-il jouer ce rôle, à l’extérieur de la Russie, vu le combat
incessant pour le pouvoir et l’accès aux leviers de commande dans le prétendu
mouvement « communiste » international. Mais en fait il ne pouvait avoir aucune
importance véritable, n’ayant rien d’autre à offrir que le remplacement d’une
élite politique par une autre. La défense de la Russie par les trotskistes,
pendant la deuxième guerre mondiale, n’est visiblement que la prolongation de
toute la politique menée antérieurement par ces adversaires, jurés sans doute,
mais en même temps les plus loyaux, de Staline.
La défense du stalinisme à
laquelle se livre Trotsky ne se limite pas à montrer comment la guerre civile a
transformé les bolcheviks de serviteurs en maîtres de la classe ouvrière. Il
préfère nous renvoyer surtout à un fait des plus importants selon lui : « c’est
une question de vie ou de mort pour la bureaucratie de conserver la
nationalisation des moyens de production et de la terre », ce qui, toujours
selon lui, revient à dire qu »’en dépit de la déformation bureaucratique, aussi
horrible soit-elle, la base de classe de l’U.R.S.S. reste prolétarienne ». Nous
pouvons pourtant noter qu’à un certain moment Staline a quelque peu inquiété
Trotsky. En 1921, Lénine se tourmentait : est-ce que la N.E.P. est seulement un
pas « tactique » ou une « évolution » véritable ? Et Trotsky, sachant que la
N.E.P. avait renforcé les tendances au capitalisme privé, n’a d’abord voulu
voir dans le développement de la bureaucratie stalinienne « rien d’autre qu’un
premier pas vers une restauration bourgeoise ». Mais c’étaient là des craintes
sans fondement. « La lutte contre l’égalité, les tentatives de mise en place de
profondes différences sociales n’ont pu, jusqu’à ce jour, éliminer la
conscience socialiste des masses, ni faire disparaître la nationalisation des
moyens de production et de la terre, ces conquêtes sociales fondamentales de la
révolution. » Staline n’a évidemment rien à voir avec tout cela, car le
thermidor russe aurait, sans aucun doute, ouvert la voie à une nouvelle ère de
domination à la bourgeoisie, si cette domination ne s’était pas déjà montrée
dépassée dans le monde entier.
Le
résultat : le capitalisme d’Etat
Avec cette dernière remarque
de Trotsky nous touchons enfin au fondement même de ce que nous discutons ici.
Nous avons déjà dit plus haut que le résultat concret de la révolution de 1917
n’avait été ni socialiste ni bourgeois, mais capitaliste d’Etat. Selon Trotsky,
Staline aurait voulu détruire la nature capitaliste d’Etat de la société russe
pour y substituer une économie bourgeoise. Telle serait la signification du
thermidor russe. Le déclin de l’ordre économique bourgeois dans le monde
entier, seul, empêcha et empêche Staline de réaliser cet objectif. Tout ce
qu’il put faire, ce fut d’imposer la dictature haïssable de sa personne à la
société construite par Lénine et Trotsky. En ce sens, c’est le trotskisme qui a
vaincu le stalinisme, même si Staline règne toujours au Kremlin !!
Toute cette argumentation
s’appuie sur l’identification entre capitalisme d’Etat et socialisme. Si
certains de ses disciples ont récemment découvert qu’il est impossible de
continuer à défendre cette identification, Trotsky, lui, n’en a jamais démordu.
Car c’est là, en fait, l’alpha et l’oméga du léninisme et, plus généralement,
l’alpha et l’oméga de tout le mouvement social-démocrate mondial, dont le
léninisme n’est que la partie la plus réaliste; réaliste s’agissant de la
Russie. Ce mouvement entendait et entend encore par « Etat ouvrier » le règne
du Parti, et, par socialisme, la nationalisation des moyens de production. Or,
au fur et à mesure que le contrôle politique du gouvernement venait s’ajouter
au contrôle de l’économie, on vit se dessiner clairement la domination
totalitaire sur la société dans son ensemble. Le gouvernement assurait sa
domination totalitaire par l’intermédiaire du Parti, qui restaurait la
hiérarchie sociale, étant lui-même une institution hiérarchique.
Cette conception du «
socialisme » commence maintenant à être déconsidérée, mais seulement en prenant
comme point de départ l’expérience russe et - à un moindre degré celle d’autres
pays. Avant 1914, on entendait par prise du pouvoir - pacifique ou par la force
- la prise en main de la machine gouvernementale. On remplaçait un groupe
d’administrateurs et de législateurs par un autre. Si on se place du point de vue
économique, il s’agissait de supprimer l’ »anarchie » du marché capitaliste en
lui substituant une production planifiée sous le contrôle de l’Etat. Et, comme,
par définition, l’Etat socialiste était un état « juste », contrôlé par les
masses au cours d’un processus démocratique, il allait de soi qu’il ne pourrait
y avoir aucune circonstance où les décisions de cet Etat puissent être en
contradiction avec l’idéal socialiste. Telle fut la théorie qui suffit pour
organiser des fractions de la classe ouvrière en partis plus ou moins
puissants.
La théorie du socialisme que
nous venons d’exposer naissait de l’exigence d’une planification économique
centralisée dans l’intérêt de tous ceux qui se trouvent en bas de l’échelle. Le
processus de centralisation qui se développait avec l’accumulation du capital
était par conséquent considéré comme une tendance socialiste. L’influence
croissante du « travail » (labor) dans l’appareil d’Etat était saluée comme un
pas en direction du socialisme. Mais en réalité, le processus de centralisation
se montrait tout autre chose qu’une auto-transformation en propriété sociale.
Il n’était que le processus de dissolution de l’économie du laissez-faire et
correspondait à la fin des cycles économiques traditionnels, régulateurs de l’économie.
Avec le début du XXe siècle le capitalisme change de caractère. Il entre dans
des conditions de crise permanente qui ne peuvent plus trouver leur solution
dans l’automatisme des relations de marché. Réglementations monopolistiques,
intervention de l’Etat, politique économique internationale ont transféré le
fardeau de la crise sur les épaules des pays les moins privilégiés du point de
vue capitaliste, au sein de l’économie mondiale. Toutes les politiques
économiques sont devenues des politiques impérialistes. Par deux fois elles ont
atteint leurs sommets en déclenchant des conflits mondiaux.
Dans une telle situation
internationale, reconstruire un système économique et politique écroulé, c’est
essentiellement l’adapter aux conditions nouvelles. La théorie bolchevique de
la socialisation répondait à cette nécessité de manière remarquable. Pour
rétablir la puissance de la nation russe, il fallait faire de manière radicale
ce qui, dans les nations avancées, avait été le résultat d’un processus évolutif.
Il fallait combler le fossé entre l’économie russe et celle des puissances
occidentales. L’idéologie socialiste ne servait que de paravent. L’origine
socialiste du bolchevisme rendait celui-ci tout à fait adapté à l’instauration
du capitalisme d’Etat en Russie : ce sont les mêmes principes organisationnels
qui avaient fait du Parti une organisation bien huilée, qui ont été utilisés
avec succès pour faire régner l’ordre dans le pays.
Il va de soi que les
bolcheviks étaient convaincus d’édifier en Russie, sinon le socialisme, du
moins ce qui s’en rapprochait le plus puisqu’ils menaient à son terme un
processus qui, dans les nations occidentales, n’était qu’une tendance
principale du développement. N’avaient-ils pas aboli l’économie de marché,
dépossédé la bourgeoisie, mis la main sur le gouvernement ? Pour les ouvriers
russes, toutefois, rien n’était changé : ils ne voyaient qu’un nouveau groupe
de patrons, de politiciens, d’idéologues qui régnaient sur eux. Leur situation
se mit à ressembler à celle des travailleurs des pays capitalistes en temps de
guerre. Le capitalisme d’Etat est une économie de guerre et, d’ailleurs, tous
les systèmes économiques hors de Russie se transformèrent aussi en économies de
guerre, en autant de capitalismes d’Etat adaptés aux nécessités impérialistes
du capitalisme moderne. Les autres nations n’imitèrent pas toutes les
innovations du capitalisme d’Etat russe, elles ne retinrent que celles qui
correspondaient le mieux à leurs propres besoins. La deuxième guerre mondiale
eut comme résultat un développement nouveau du capitalisme d’Etat à l’échelle
planétaire. Les particularités des diverses nations, leurs situations
spécifiques sur l’échiquier mondial sont à l’origine de la grande variété de
processus de développement du capitalisme d’Etat.
En s’appuyant sur ce fait bien
réel que le capitalisme d’Etat et le fascisme ne se sont développés et ne se
développent nulle part de la même manière, Trotsky affirme que les différences
entre bolchevisme, fascisme et capitalisme sont faciles à voir. Mais il ne
s’agit là que d’accentuations arbitraires de différences superficielles dans le
développement social, avancées pour les besoins de la cause. Dans tous les
aspects fondamentaux, les trois systèmes sont identiques et ne représentent que
des étapes différentes d’un même développement : chercher à renforcer par la
manipulation de la masse de la population, grâce à un gouvernement dictatorial
plus ou moins autoritaire, le règne des couches privilégiées que ce
gouvernement protège, et rendre ce dernier capable de jouer sa partie dans le
concert de l’économie internationale, par la préparation de la guerre, par la
conduite de celle-ci, par l’utilisation des profits qui en résultent.
Trotsky ne pouvait pas se
permettre de voir dans le bolchevisme un simple avatar de la tendance mondiale
vers une économie fascisante. En 1940, il défendait toujours l’opinion que le
bolchevisme avait, en 1917, évité la venue du fascisme en Russie. Il devrait
pourtant, de nos jours, être tout à fait clair - et en fait cela aurait dû
l’être depuis longtemps - que tout ce que Lénine et Trotsky ont réussi à
empêcher, c’est d’utiliser une idéologie non marxiste pour masquer une
reconstruction fasciste de la Russie. En ne servant que les buts du capitalisme
d’Etat, l’idéologie marxiste du bolchevisme s’est tout autant discréditée. Pour
tout point de vue qui veut dépasser le système capitaliste d’exploitation,
trotskisme et stalinisme ne sont que des reliques du passé.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire