[Publié en anglais dans Essays for Students of Socialism, Workers Literature Bureau, Melbourne, mai 1945 (repris dans la compilation Anti-Bolshevik Communism en 1978) et en français dans le cahier Spartacus, Série B, n° 63, 1975 / Traduction dans Communisme, organe de l’Organisation Communiste Révolutionnaire, juin 1946]
I
L’activité d’Otto Rühle dans
le mouvement ouvrier allemand fut liée au travail de petites minorités
restreintes à l’intérieur et à l’extérieur des organisations ouvrières
officielles. Les groupes auxquels il a directement adhéré n’eurent à aucun
moment une importance véritable. Et même à l’intérieur de ces groupes il occupa
une position spéciale; il ne put jamais s’identifier complètement à aucune
organisation. Il ne perdit jamais de vue les intérêts généraux de la classe
ouvrière quelle que soit la stratégie politique spéciale qu’il ait soutenue un
moment particulier.
Il ne pouvait pas considérer
les organisations comme une fin en elles-mêmes mais simplement comme moyens
pour l’établissement des relations sociales réelles et pour le développement
plus complet de l’individu. A cause de ses larges conceptions sur la vie, il
fut par moments accusé d’apostasie, et pourtant il mourut comme il avait vécu.
Socialiste dans le sens réel du mot.
Aujourd’hui, tout programme et
toute désignation ont perdu leur sens; les socialistes parlent un langage
capitaliste, tous les capitalistes un langage socialiste, et tout le monde
croit à tout et à rien. Cette situation est simplement l’aboutissement d’une
longue évolution commencée par le mouvement ouvrier lui-même. Il est maintenant
tout à fait clair que ce sont seulement ceux qui, dans le mouvement ouvrier
traditionnel, ont fait opposition à ses organisations non démocratiques et à
leurs tactiques, qui peuvent s’appeler proprement socialistes. Les chefs
ouvriers d’hier et d’aujourd’hui n’ont pas représenté et ne représentent pas un
mouvement d’ouvriers, mais un mouvement capitaliste d’ouvriers. C’est de se
tenir en dehors du mouvement ouvrier qui a donné la possibilité de travailler
en vue de changements sociaux décisifs. Le fait que, même à l’intérieur des
organisations ouvrières dominantes, Rühle soit resté un indépendant est une
preuve de sa sincérité et de son intégrité. Sa pensée toute entière fut
cependant déterminée par le mouvement auquel il s’opposait et il est nécessaire
d’en analyser les caractéristiques pour comprendre l’homme lui-même.
Le mouvement ouvrier officiel
ne fonctionnait ni en accord avec son idéologie primitive, ni en accord avec
ses intérêts immédiats réels. Pendant un certain temps, il servit d’instrument
de domination pour les classes dirigeantes. Perdant d’abord son indépendance,
il dut bientôt perdre son existence même. Les intérêts investis en régime
capitaliste ne peuvent se maintenir que par l’accumulation du pouvoir. Le
processus de concentration du capital et du pouvoir politique contraint tout
mouvement socialement important à tendre soit à détruire le capitalisme, soit à
le servir de façon conséquente. L’ancien mouvement ouvrier ne pouvait pas
réaliser ce dernier point et n’avait ni la volonté ni la capacité de réaliser
le premier. Contraint à être un monopole parmi les autres, il fut balayé par le
développement capitaliste dans le sens de la direction monopoliste des
monopoles.
Dans son essence, l’histoire
de l’ancien mouvement ouvrier est l’histoire du marché capitaliste abordé d’un
point de vue prolétarien . Ce qu’on appelle les lois du marché devait être
utilisé en faveur de la marchandise. Les actions collectives devaient aboutir
aux salaires les plus élevés possibles. Le « pouvoir économique » ainsi obtenu
devait être consolidé par voie de réforme sociale. Pour obtenir les plus hauts
profits possibles, les capitalistes renforçaient la direction organisée du
marché. Mais cette opposition entre le capital et le travail exprimait en même
temps une identité d’intérêts. L’un et l’autre entretenaient la réorganisation
monopoliste de la société capitaliste, quoique assurément, derrière leurs
activités consciemment dirigées, il n’y eu finalement rien d’autre que le
besoin d’expansion du capital même. Leur politique et leurs aspirations quoique
basées en grande partie sur de véritables motifs tenant compte de faits et de
besoins particuliers, étaient cependant déterminées par le caractère fétichiste
de leur système de production.
Mis à part le fétichisme de la
marchandise, quelque signification que les lois du marché puissent prendre par
rapport à des pertes ou à des gains particuliers, et bien qu’elles puissent
être utilisées par tel ou tel groupement d’intérêts, en aucun cas elles ne
peuvent être utilisées en faveur de la classe ouvrière prise comme un tout. Ce
n’est pas le marché qui gouverne le peuple et détermine les relations sociales
régnantes, mais plutôt le fait qu’un groupe séparé, dans la société, possède ou
dirige à la fois les moyens de production et les instruments d’oppression Les
conditions du marché, quelles qu’elles soient, favorisent toujours le Capital.
Et si elles ne le font pas, elles seront transformées, repoussées ou complétées
par des forces plus directes, plus puissantes, plus fondamentales, qui sont
inhérentes à la propriété ou à la gestion des moyens de production.
Pour vaincre le capitalisme,
l’action en dehors des rapports du marché capital-travail est nécessaire,
action qui en finit à la fois avec le marché et les rapports de classe. Limité
à l’action à l’intérieur de la structure capitaliste, l’ancien mouvement
ouvrier menait la lutte dès l’extrême début dans des conditions inégales. Il
était voué à se détruire lui-même ou à être détruit de l’extérieur Il était
destiné à être brisé de l’intérieur par sa propre opposition révolutionnaire
qui donnerait naissance à de nouvelles organisations, ou condamné à être anéanti
par le passage capitaliste de l’économie marchande à l’économie marchande
dirigée, avec les changements politiques qui l’accompagnent. Dans le fait, ce
fut cette seconde éventualité qui se réalisa, car l’opposition révolutionnaire
à l’intérieur du mouvement ouvrier ne réussit pas à se développer. Elle avait
la parole mais pas la force et pas d’avenir immédiat, cependant que la classe
ouvrière venait de passer un demi-siècle à construire une forteresse à son
ennemi capitaliste et à bâtir pour elle-même une immense prison, sous la forme
du mouvement ouvrier. C’est pourquoi il est nécessaire de mettre à part des
hommes comme Otto Rühle pour décrire l’opposition révolutionnaire moderne, bien
que le fait de distinguer des individus soit exactement à l’opposé de son
propre point de vue et à l’opposé des besoins des ouvriers qui doivent
apprendre à penser en termes de classes plutôt qu’en termes de personnalités
révolutionnaires.
II
La première guerre mondiale et
la réaction positive du mouvement ouvrier devant le carnage ne surprit que ceux
qui n’avaient pas compris la société capitaliste et les succès du mouvement
ouvrier à l’intérieur des limites de cette société. Mais peu le comprirent
vraiment.
Tout comme l’opposition
d’avant-guerre à l’intérieur du mouvement ouvrier peut être mise en lumière en
citant l’oeuvre littéraire et scientifique de quelques individus au nombre
desquels il faut compter Rühle, de même « l’opposition ouvrière » contre la
guerre peut aussi s’exprimer par les noms de Liebknecht, Luxembourg Mehring,
Rühle et d’autres. Il est tout à fait révélateur que l’attitude opposée à la
guerre, pour être si peu que ce soit efficace, dut d’abord se procurer une
autorisation parlementaire. Elle dut être mise en scène sur les tréteaux d’une
institution bourgeoise, montrant ainsi ses limites dès son premier
commencement. En fait, elle ne servit que d’avant-coureur au mouvement
bourgeois libéral pour la paix qui aboutit en fin de compte à mettre fin à la
guerre, sans bouleverser le statu-quo capitaliste. Si, dès le début, la plupart
des ouvriers étaient derrière la majorité belliciste, ils ne furent pas moins
nombreux à suivre l’action de leur bourgeoisie contre la guerre qui se termina
dans la République de Weimar. Les mots d’ordre contre la guerre, quoique lancés
par les révolutionnaires, firent simplement l’office d’une endigue particulière
de la politique bourgeoise et finirent l’a où ils étaient nés dans le parlement
démocratique bourgeois.
L’opposition véritable à la
guerre et à l’impérialisme fit son apparition sous la forme des désertions de
l’armée et de l’usine et dans la reconnaissance, lentement grandissante, de la
part de beaucoup d’ouvriers, que leur lutte contre la guerre et l’exploitation
devait englober la lutte contre l’ancien mouvement ouvrier et toutes ses
conceptions. Cela parle en faveur de Rühle que son nom disparut très vite du
tableau d’honneur de l’opposition contre la guerre. Il est clair,
naturellement, que Liebknecht et Luxembourg ne furent célébrés au début de la
seconde guerre mondiale que parce qu’ils moururent longtemps avant que le monde
en guerre fut ramené à la « normale » et eût besoin de héros ouvriers défunts
pour soutenir les chefs ouvriers vivants qui mettaient à exécution une
politique « réaliste » de réformes ou se mettaient au service de la politique
étrangère de la Russie bolchevique.
La première guerre mondiale
révéla, plus que toute autre chose, que le mouvement était une partie et une
parcelle de la société bourgeoise. Les différentes organisations de tous les
pays prouvèrent qu’elles n’avaient ni l’intention ni les moyens de combattre le
capitalisme, qu’elles ne s’intéressaient qu’à garantir leur propre existence à
l’intérieur de la structure capitaliste. En Allemagne ce fut particulièrement
évident parce que, à l’intérieur du mouvement international, les organisations
allemandes étaient les plus étendues et les plus unifiées. Pour ne pas renoncer
à ce qui avait été construit depuis les lois anti-socialistes de Bismarck,
l’opposition minoritaire à l’intérieur du parti socialiste fit preuve d’une
contrainte volontaire sur elle-même à un point inconnu dans les autres pays.
Mais alors, l’opposition russe exilée avait moins à perdre, elle avait de plus
rompu avec les réformistes et les partisans de la collaboration de classes, une
décade avant l’éclatement de la guerre. Et il est très difficile de voir dans
les douceâtres arguments pacifistes du Parti Travailliste Indépendant (I. L.
P.) quelque opposition réelle au social-patriotisme qui a saturé le mouvement
ouvrier anglais. Mais on attendait davantage de la gauche allemande que d’aucun
autre groupe à l’intérieur de l’Internationale, et son attitude à l’éclatement
de la guerre fut de ce fait particulièrement décevante. Mises à part les
conditions psychologiques individuelles, cette attitude fut le. résultat du
fétichisme d’organisation qui régnait dans ce mouvement.
Ce fétichisme exigeait la
discipline et l’attachement strict aux formules démocratiques, la minorité
devant se soumettre à la volonté de la majorité. Et bien qu’il soit évident
que, dans les conditions du capitalisme, ces formules cachent simplement des
faits tout opposés, l’opposition ne réussit pas à saisir que la démocratie
intérieure du mouvement ouvrier n’était pas différente de la démocratie
bourgeoise en général. Une minorité possédait et dirigeait les organisations,
tout comme la minorité capitaliste possède et dirige les moyens de production
et l’appareil de l’Etat. Dans les deux cas, les minorités, par la vertu de la
direction, déterminent le comportement des majorités. Mais, par la force des
procédures traditionnelles, au nom de la discipline et de l’unité, gênée et
allant contre ce qu’elle savait le mieux, cette minorité opposée à la guerre
soutint le chauvinisme social-démocrate, Il n’y eut qu’un homme au Reichstag
d’août 1914 – Fritz Kunert – qui ne fut pas capable de voter pour les crédits
de guerre, mais qui ne fut pas capable non plus de voter contre eux ; et ainsi,
pour satisfaire sa conscience, il s’abstint de voter l’un et l’autre. Au
printemps 1915, Liebknecht et Rühle furent les premiers à voter contre le
consentement des crédits de guerre au gouvernement. Ils restèrent seuls un bon
moment et ne trouvèrent de nouveaux compagnons qu’au moment où les chances
d’une paix victorieuse disparurent du jeu d’échec militaire. Après 1916
l’attitude radicale contre la guerre fut soutenue et bientôt engloutie par un
mouvement bourgeois en quête d’une paix par négociation mouvement qui,
finalement, fut chargé d’hériter du fonds de faillite de l’impérialisme allemand.
En tant que violateurs de la
discipline, Liebknecht et Rühle furent expulsés du groupe social[1]démocratique
du Reichstag. Avec Rosa Luxembourg, Franz Mehring et d’autres, plus ou moins
oubliés maintenant, ils organisèrent le groupe « Internationale » publiant une
revue du même nom pour exposer l’idée d’internationalisme dans le monde en
guerre. En 1916, ils organisèrent le Spartakusbund qui collaborait avec
d’autres formations de l’aile gauche, comme l’» Internationalen Sozialiste »
avec Julien Borchardt comme porte-parole, et le groupe formé autour de Johann
Knief et du journal radical de Brême « Arbeiterpolitik ». Rétrospectivement il
semble que ce dernier groupe était le plus avancé, c’est-à-dire le plus avancé
dans son éloignement des traditions social-démocrates et par son orientation
vers de nouvelles façons d’aborder la lutte de classes prolétarienne. A quel
point le Spartakusbund était encore attaché au fétichisme de l’organisation et
de l’unité, qui dominait le mouvement ouvrier allemand, cela fut mis en lumière
par son attitude oscillante concernant les premières tentatives de donner une
nouvelle orientation au mouvement socialiste international à Zimmerwald et à
Kienthal. Les spartakistes n’ étaient pas favorables à une rupture nette avec
le vieux mouvement ouvrier dans le sens de l’exemple plus précoce donné par les
bolcheviks; Ils espéraient encore amener le parti à leur propre position, et
éviter soigneusement toute politique de rupture irréconciliable. En avril 1917,
le Spartakusbund s’unit aux Socialistes Indépendants (Unabhängige
Sozialdemokratische Partei Deutschlands) qui formaient le centre de l’ancien
mouvement ouvrier mais qui ne voulaient plus couvrir le chauvinisme de l’aile
majoritaire conservatrice du parti social-démocrate Relativement indépendant,
quoique encore à l’intérieur du Parti Socialiste Indépendant, le SpartakusBund
ne quitta cette organisation qu’à la fin de l’année 1918.
III
A l’intérieur du
SpartakusBund, Otto Rühle partagea la position de Liebknecht et Rosa
Luxembourg, qui avaient été attaquée par les bolcheviks comme non conséquente.
Et elle n’était inconséquente que pour des raisons appropriées. Au premier
regard, la principale semblait basée sur l’illusion que le parti
social-démocrate pouvait être réformé Avec le changement de circonstances,
espérait-on, les masses cesseraient de suivre leurs chefs conservateurs pour
soutenir l’aile gauche du parti. Et bien que de telles illusions aient existé
vraiment, d’abord au sujet du vieux parti et plus tard au sujet des socialistes
indépendants, elles n’expliquent pas l’hésitation de la part des chefs
spartakistes à s’engager dans les voies du bolchevisme. En réalité, les
spartakistes se trouvaient devant un dilemme quelque fût la direction de leurs
regards. En n’essayant pas au bon moment de rompre résolument avec la
social-démocratie, ils avaient manqué l’occasion de constituer une forte
organisation capable de jouer un rôle décisif dans les soulèvements sociaux
attendus. Cependant, en considérant la situation réelle en Allemagne, en
considérant l’histoire du mouvement ouvrier allemand, il était très difficile
de croire à la possibilité de former rapidement un contre-parti opposé aux
organisations ouvrières dominantes. Naturellement il aurait été possible de
former un parti à la façon de Lénine, un parti de révolutionnaires
professionnels ayant pour but d’usurper le pouvoir, Si c’était nécessaire,
contre la majorité de la classe ouvrière. Mais c’était à quoi, précisément, les
gens autour de Rosa Luxembourg n’aspiraient pas. A travers les années de leur
opposition au réformisme et au révisionnisme, ils n’avaient jamais raccourci la
distance qui les séparait de la « gauche » russe, de la conception de Lénine de
l’organisation et de la Révolution. Au cours de vives controverses, Rosa Luxembourg
avait indiqué clairement le fait que les conceptions de Lénine étaient de
nature jacobine et inapplicables en Europe occidentale où ce n’était pas une
révolution bourgeoise qui était à l’ordre du jour mais une révolution
prolétarienne. Quoiqu’elle aussi parlât de la dictature du prolétariat, cette
dictature signifiait pour elle, ce qui la distinguait de Lénine, « la manière
d’appliquer la démocratie – non pas son abolition – devant être l’œuvre de la
classe, et non celui d’une petite minorité au nom de la classe ». De façon
aussi enthousiaste que Liebknecht, Luxembourg et Rühle ont salué le
renversement du tsarisme, ils n’abandonnèrent pas pour cela leur attitude
critique, ils n’oublièrent ni le caractère du parti bolchevique, ni les limites
historiques de la Révolution Russe. Mais en dehors des réalités immédiates et
du résultat final de cette révolution, il fallait la soutenir comme première
rupture dans la phalange impérialiste, et comme signe avant[1]coureur
de la révolution allemande attendue. De cette dernière, beaucoup de signes
étaient apparus dans des grèves, des émeutes de la faim, des mutineries et
toutes sortes de faits de résistance passive. Mais l’opposition grandissante
contre la guerre et la dictature de Ludendorff ne trouvait aucune expression
organisationnelle qui atteignit une extension considérable. Au lieu d’évoluer
vers la gauche, les masses suivaient leurs vieilles organisations et
s’alignaient sur la bourgeoisie libérale. Les soulèvements dans la Marine
Allemande et enfin la révolte de Novembre furent menés dans l’esprit de la
social-démocratie, c’est-à-dire dans l’esprit de la bourgeoisie allemande
vaincue.
La révolution allemande semble
de plus de portée qu’elle n’en avait réellement. L’enthousiasme spontané des
ouvriers tendait bien plus à finir la guerre qu’à changer les relations
sociales existantes. Leurs revendications exprimées dans les conseils
d’ouvriers et de soldats ne dépassaient pas les possibilités de la société
bourgeoise. Même la minorité révolutionnaire, et ici particulièrement le
Spartakus Bund, ne réussit pas à développer un programme révolutionnaire
cohérent. Ses revendications politiques et économiques étaient de nature double
elles étaient établies pour un double usage comme revendications destinées à
être acceptées par la bourgeoisie et ses alliés sociaux-démocrates, et comme
mots d’ordre d’une révolution qui devait en finir avec la société bourgeoise et
ses défenseurs.
Naturellement, au sein de
l’océan de médiocrité que fut la révolution allemande, il y eut des courants
révolutionnaires qui réchauffèrent le cœur des radicaux et les amenèrent a
s’engager dans des entreprises historiquement tout à fait déplacées. Des succès
partiels, dus à la stupéfaction momentanée des classes dominantes et à la
passivité générale des grandes masses, épuisées qu’elles étaient par quatre
années de famine et de guerre, nourrissaient l’espoir que la révolution
pourrait se terminer par une société socialiste. Seulement, personne ne savait
réellement à quoi ressemblait la société socialiste et quels pas restaient à
franchir pour l’amener à l’existence. « Tout le pouvoir aux conseils ouvriers
et de soldats », Quoique attirant, comme mot d’ordre, cela laissait cependant
toutes les questions essentielles ouvertes. Ainsi, les luttes révolutionnaires
qui suivirent novembre 1918 ne furent pas déterminées par les plans
consciemment fabriqués de la minorité révolutionnaire, mais lui furent imposées
par la contre-révolution qui se développait lentement et qui s’appuyait sur la
majorité du peuple. Le fait est que les larges masses allemandes, à l’intérieur
et à l’extérieur du mouvement ouvrier, ne regardaient pas en avant vers
l’établissement d’une nouvelle société mais en arrière vers la restauration du
capitalisme libéral, sans ses mauvais aspects, ses inégalités politiques, sans
son militarisme et son impérialisme. Elles désiraient simplement qu’on complète
les réformes commencées avant la guerre, destinées à un système capitaliste
bienveillant.
L’ambiguïté qui caractérisait
la politique du Spartakusbund fut en grande partie le résultat du conservatisme
des masses. Les chefs spartakistes étaient prêts d’un côté à suivre la ligne
nettement révolutionnaire que désiraient les prétendus « ultra-gauches », et de
l’autre côté ils restaient sur qu’une telle politique ne pouvait avoir aucun
succès étant donné l’attitude prédominante des masses et la situation
internationale
L’effet de la révolution russe
sur l’Allemagne avait été à peine perceptible. Il n’y avait pas non plus de
raisons d’espérer qu un tournant radical en Allemagne puisse avoir aucune
répercussion supérieure en France, en Angleterre et en Amérique. S’il avait été
difficile pour les Alliés d’intervenir en Russie de façon décisive, ils
rencontreraient des difficultés moins grandes pour écraser un mouvement
communiste allemand. Au sortir des victoires militaires, le capitalisme de ces
nations s’était considérablement renforcé; rien n’indiquait réellement que
leurs masses patriotes refuseraient de combattre une Allemagne révolutionnaire
plus faible. En tous cas, mises à part des considérations de cet ordre, il y
avait peu de raisons de croire que les masses allemandes occupées à se
débarrasser de leurs armes, reprendraient la guerre contre un capitalisme
étranger pour se débarrasser du leur. La politique qui était apparemment la
plus « réaliste » vis-à-vis de la situation internationale, et que devaient
proposer bientôt Wolfheim et Lauffenberg, sous le nom de NationalBolchevisme,
était encore non réaliste, étant donné le rapport de force réel d’après-guerre.
Le plan de reprendre la guerre avec l’aide de la Russie contre le capitalisme
des Alliés ne tenait pas compte du fait que les Bolcheviks n’étaient ni prêts à
participer à une telle aventure, ni capables de le faire. Naturellement les
bolcheviks n’étaient pas opposés à l’Allemagne, ni à aucune autre nation créant
des difficultés aux impérialistes victorieux ; cependant, ils n’encourageaient
pas l’idée d’une nouvelle guerre à large échelle pour propager la « révolution
mondiale ». Ils désiraient du soutien pour leur propre régime dont le maintien
était encore en question pour les bolcheviks eux-mêmes, mais ils ne
s’intéressaient pas au soutien des révolutions dans les autres pays par des
moyens militaires. Suivre un cours nationaliste, en dépendant de la question
des alliances, d’une part, et, en même temps unifier l’Allemagne, une fois de
plus pour une guerre de « libération » de l’oppression étrangère était hors de
question la raison en est que les couches sociales, que les « nationaux-révolutionnaires
» devaient gagner à leur cause étaient précisément les gens qui mettaient fin à
la guerre avant la défaite complète des armées allemandes pour prévenir
l’extension du « bolchevisme ». Incapables de devenir les maîtres du
capitalisme international, ils avaient préféré se maintenir comme ses meilleurs
serviteurs. Cependant il n’y avait pas moyen de traiter les questions
allemandes intérieures sans y impliquer une politique extérieure définie. La
révolution allemande radicale était ainsi battue avant même de pouvoir
survenir, battue par son capitalisme propre et le capitalisme mondial.
Le besoin de considérer
sérieusement les rapports internationaux ne vint jamais à la Gauche allemande.
Ce fut, peut-être, la plus nette indication de son peu d’importance. La
question de savoir que faire du pouvoir politique une fois conquis ne fut pas
non plus concrètement soulevée. Personne ne semblait croire que ces questions
auraient à recevoir une réponse.
Liebknecht et Luxembourg
étaient surs qu’une longue période de lutte de classes se dressait devant le
prolétariat allemand sans aucun signe de victoire rapide. Ils voulaient en
tirer le meilleur parti et préconisaient le retour au travail parlementaire et
syndical. Cependant dans leurs activités antérieures, ils avaient déjà
outrepassé les frontières de la politique bourgeoise; ils ne pouvaient plus
retourner qu’aux prisons de la tradition. Ils avaient rallié autour d’eux
l’élément le plus radical du prolétariat allemand qui était résolu maintenant,
à considérer tout combat comme la lutte finale contre le capitalisme. Ces
ouvriers considéraient la révolution russe en rapport avec leurs propres
besoins et leur propre mentalité ; ils se souciaient moins des difficultés
dissimulées dans l’avenir que de détruire le plus possible des forces du passé.
Il n’y avait que deux voies ouvertes aux révolutionnaires, ou bien tomber avec
les forces dont la cause était perdue d’avance, ou bien retourner au troupeau
de la démocratie bourgeoise et accomplir le travail social au service des
classes dominantes. Pour le vrai révolutionnaire, il n’y avait évidemment
qu’une seule voie : tomber avec les ouvriers combattants. C’est pourquoi Eugène
Levine parlait des révolutionnaires comme d’une personne morte en congé », et
c’est pourquoi Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht allèrent à la mort presque
comme des somnambules. C’est par pur accident qu’Otto Rühle et beaucoup
d’autres de la Gauche résolue restèrent vivants.
IV
Le fait que la bourgeoisie
internationale put terminer sa guerre sans rien de plus que la perte temporaire
de l’affaire russe détermina l’histoire entière de l’après-guerre dans sa chute
vers la seconde guerre mondiale. Rétrospectivement, les luttes du prolétariat
allemand de 1919 à 1923 apparaissent comme des frictions secondaires qui
accompagnèrent le processus de réorganisation capitaliste qui suivit la crise
de la guerre. Mais il y a toujours eu une tendance à considérer les
sous-produits des changements violents dans la structure capitaliste comme des
expressions de la volonté révolutionnaire du prolétariat. Les optimistes
radicaux toutefois sifflaient simplement dans la nuit. La nuit est une réalité
assurément et le bruit est encourageant, mais cependant à cette heure tardive,
il est inutile de prendre cela trop au sérieux. Aussi impressionnante soit
l’histoire d’Otto Rühle en tant que révolutionnaire pratique, aussi exaltant
que soit de rappeler les journées d’action prolétariennes, à Dresde, en Saxe,
en Allemagne – meetings, manifestations, grèves, combats de rues, discussions
ardentes, les espoirs, les craintes, les déceptions, l’amertume de la défaite
et les souffrances de la prison et de la mort – cependant, on ne peut tirer que
des leçons négatives de toutes ces tentatives. Toute l’énergie et tout
l’enthousiasme ne furent pas suffisants pour opérer un changement social ou
pour modifier la mentalité contemporaine. La leçon retirée portait sur ce qu’il
ne fallait pas faire. Comment réaliser les besoins révolutionnaires du
prolétariat ? On ne l’avait pas découvert.
Les soulèvements propices à
l’émotion fournissaient un excitant jamais épuisé à la recherche. La révolution
qui pendant si longtemps avait été une simple théorie et un vague espoir était
apparue un moment comme une possibilité pratique. On avait manqué l’occasion, sans
doute, mais la chance reviendrait qu’on utiliserait mieux une autre fois. Si
les gens n’étaient pas révolutionnaires, du moins « l’époque » l’était, et les
conditions de crise qui régnaient révolutionneraient tôt ou tard l’esprit des
ouvriers. Si le feu des escouades de la police social[1]démocrate avait mis fin à la lutte. Si
l’initiative des ouvriers était une fois de plus détruite par l’émasculation de
leurs conseils au moyen de la légalisation. Si leurs chefs agissaient de
nouveau non pas avec la classe mais « pour le bien de la classe » dans les
différentes organisations capitalistes, la guerre avait révélé que les
contradictions fondamentales du capitalisme étaient insolubles et l’état de
crise était l’état « normal » du capitalisme. De nouvelles actions
révolutionnaires étaient probables et trouveraient les révolutionnaires mieux
préparés.
Quoique les révolutions
d’Allemagne, d’Autriche et de Hongrie aient échoué, il y avait encore la
révolution russe pour rappeler au monde la réalité des buts prolétariens Toutes
les discussions tournaient autour de cette révolution, et à bon droit, car
cette révolution devait déterminer le cours futur de la Gauche allemande. En
décembre 1919, se forma le Parti Communiste Allemand. Après l’assassinat de
Liebknecht et de Luxembourg, il fut conduit par Paul Levy et Karl Radek. Cette
nouvelle direction fut immédiatement attaquée par une opposition de gauche à
l’intérieur du parti – opposition à laquelle appartenait Rühle – à cause de la
tendance de la direction à défendre le retour à l’activité parlementaire. A la
fondation du Parti, ses éléments radicaux avaient réussi à lui donner un
caractère anti-parlementaire et une direction largement démocratique, ce qui le
distinguait du type léniniste d’organisation. Une politique anti-syndicale
avait été aussi adoptée. Liebknecht et Luxembourg subordonnèrent leurs propres
divergences aux vues de la majorité radicale. Mais pas Levy et Radek. Déjà,
pendant l’été de 1919, ils firent comprendre qu’ils scissionneraient du parti
pour participer aux élections parlementaires. simultanément, ils entreprirent
une propagande pour retour au travail syndical, en dépit du fait que le parti
était engagé dans la formation de nouvelles organisations non plus basées sur
les métiers ou même les industries, mais sur les usines. Ces organisations
d’usines étaient coalisées en une seule organisation de classe : l’Union
Générale du Travail (Âllgemeine Arbeiter Union Deutschlands). Au Congrès
d’Heidelberg en octobre 1919, tous les délégués qui étaient en désaccord avec
le nouveau Comité Central et maintenaient la position prise à la fondation du
parti communiste furent expulsés. Au mois de février suivant, le Comité Central
décida de se débarrasser de tous les secteurs (« districts ») dirigés par
l’opposition de gauche. L’opposition avait le bureau d’Amsterdam de
l’Internationale Communiste de son côté, ce qui amena la dissolution de ce
bureau par l’Internationale afin de soutenir le bloc Levy-Radek. Et finalement
en avril 1920, l’aile gauche fonda le Parti Ouvrier Communiste (Kommunistischs
Arbeiter Partei Deutschlands). Pendant toute cette période, Otto Rühle était du
côté de l’opposition de gauche.
Le Parti Ouvrier Communiste ne
se rendait pas compte jusqu’alors du fait que sa lutte contre les groupes entourant
Radek et Levy était la reprise de la vieille lutte de la Gauche allemande
contre le bolchevisme, et dans un sens plus large contre la nouvelle structure
du capitalisme mondial qui prenait forme lentement. On décida d’entrer dans
l’Internationale Communiste.
Le Parti Ouvrier Communiste
semblait être plus bolchevik que les bolcheviks. De tous les groupes
révolutionnaires, par exemple c’était celui qui insistait le plus pour l’aide
directe aux bolcheviks pendant la guerre russo-polonaise. Mais l’Internationale
Communiste n’avait pas besoin de prendre une nouvelle décision contre les «
ultra-gauches ». Ses chefs avaient pris leurs décisions vingt ans auparavant.
Néanmoins, le Comité Exécutif de l’Internationale Communiste essaya encore de
garder le contact avec le K. A. P. D., non pas seulement parce qu’il contenait
encore la majorité de l’ancien Parti Communiste, mais parce qu’aussi bien Levy
que Radek, quoiqu’exécutant le travail des bolcheviks en Allemagne, avaient été
les plus proches disciples non de Lénine, mais de Rosa Luxembourg. Au second
Congrès mondial de la Troisième Internationale en 1920, les bolcheviks russes
étaient déjà en état de dicter la politique de l’Internationale. Otto Rühle,
assistant au Congrès, reconnut l’impossibilité de modifier cet état de choses
et la nécessité immédiate de combattre l’Internationale bolchevique dans
l’intérêt de la révolution prolétarienne.
Le Parti Ouvrier Communiste
envoya une nouvelle délégation à Moscou qui ne put revenir qu’avec les mêmes
résultats. Tout cela fut résumé dans la « Lettre ouverte è Lénine » de Hermann
Gorter, qui répondait au « Communisme de gauche, maladie infantile de Lénine.
L’action de la Troisième Internationale contre les « ultra-gauches » était la
première tentative ouverte pour faire obstacle à toutes les différentes
sections nationales et pour les diriger. La pression exercée sur le Parti
Ouvrier Communiste pour le retour au parlementarisme et au syndicalisme
s’accrut sans cesse, mais le Parti Ouvrier Communiste se retira de l’Internationale
après son troisième Congrès.
V
Au second Congrès mondial, les
chefs bolcheviks pour s’assurer la direction de l’Internationale, proposèrent
vingt et une conditions d’admission à Internationale Communiste. Puisqu’ils
dirigeaient le Congrès, ils n’eurent aucune difficulté à faire adopter ces
conditions. Sur ce, la lutte sur des questions d’organisation qui vingt ans
auparavant avaient provoqué des controverses entre Luxembourg et Lénine, fut
ouvertement reprise. Derrière les questions organisationnelles débattues, il y
avait naturellement des différences fondamentales entre la révolution
bolchevique et les besoins du prolétariat occidental.
Pour Otto Rühle, ces vingt et
une conditions suffirent à détruire ses dernières illusions sur le régime
bolchevik. Ces conditions assuraient à l’exécutif de l’Internationale,
c’est-à-dire aux chefs du parti russe, un contrôle complet et une autorité
totale sur toutes les sections nationales. De l’avis de Lénine, il n’était pas
possible de réaliser la dictature à une échelle internationale « sans un parti
strictement centralisé, discipliné, capable de conduire et de gérer chaque
branche, chaque sphère, chaque variété du travail politique et culturel ». Il
parut d’abord à Rühle que derrière l’attitude dictatoriale de Lénine, il y
avait simplement l’arrogance du vainqueur essayant d’imposer au monde les
méthodes de combat et le type d’organisation qui avaient apporté le pouvoir aux
bolcheviks. Cette attitude, qui insistait pour qu’on applique l’expérience
russe à l’Europe occidentale où dominaient des conditions entièrement
différentes apparaissait comme une erreur, une faute politique, un manque de
compréhension des particularités du capitalisme occidental et le résultat du
souci fanatiquement exclusif qu’avait Lénine des problèmes russes. La politique
de Lénine semblait être déterminée par l’arriération du développement
capitaliste russe, et bien qu’il fallût le combattre dans l’Europe occidentale
puisqu’il tendait à soutenir la restauration capitaliste, on ne pouvait pas l’appeler
une force carrément contre-révolutionnaire. Cette attitude bienveillante à
l’égard de la révolution bolchevique devait être bientôt anéantie par
l’activité ultérieure des bolcheviks eux-mêmes.
Les bolcheviks allèrent de
petites « fautes » a des « fautes » toujours plus graves. Bien que le parti
communiste allemand affilié à la Troisième Internationale grandisse
régulièrement particulièrement après son unification avec les socialistes
indépendants, la classe prolétarienne déjà sur la défensive, abandonna une
position après l’autre aux forces de la réaction capitaliste. Dans sa
concurrence avec le parti social-démocrate qui représentait des fractions de la
classe moyenne et de l’aristocratie ouvrière dite syndicale, le Parti
Communiste ne pouvait pas manquer de grandir à mesure que se paupérisaient ces
couches sociales dans la dépression permanente où se trouvait le capitalisme
allemand lui-même. Avec l’accroissement régulier du chômage, le mécontentement
vis-à-vis du statu quo et de ses défenseurs les plus dévoués, les
sociaux-démocrates allemands, s’accrut aussi.
On ne rendit populaire que le
côté héroïque de la Révolution Russe ; le vrai caractère quotidien du régime
bolchevique fut dissimulé à la fois par ses amis et ses ennemis. Car, à cette
époque, le capitalisme d’Etat qui se développait en Russie était encore aussi
étranger à la bourgeoisie endoctrinée par l’idéologie du « laissez-faire » que
lui était étranger le socialisme proprement dit. Et la plupart des socialistes
concevaient le socialisme comme une sorte de direction par l’Etat de
l’industrie et des ressources naturelles, la révolution russe devint un mythe
puissant et habilement entretenu accepté par les couches appauvries du
prolétariat allemand en compensation de leur misère croissante, le même mythe
fut étoffé par les réactionnaires pour accroître la haine de leurs suiveurs
contre les ouvriers allemands et toutes les tendances révolutionnaires en
général.
Contre ce mythe, contre
l’appareil puissant propagande de l’Internationale Communiste qui amplifiait ce
mythe, propagande accompagnée et soutenue par un assaut général du capital
contre le travail dans le monde entier, contre tout cela la raison ne pouvait
pas l’emporter. Tous les groupes radicaux à la gauche du Parti Communiste
allièrent la stagnation à la désagrégation. Cela n’empêchait pas que ces
groupes aient la ligne politique « juste » le Parti Communiste une ligne «
fausse », car aucune question de stratégie révolutionnaire n’était impliquée en
cela. Ce qui avait lieu, c’était que le capitalisme mondial traversait un
processus de stagnation et se débarrassait des éléments prolétariens
perturbateurs qui, dans les conditions de crise de la guerre et de
l’effondrement militaire, avaient essayé de s’imposer politiquement.
La Russie qui, de toutes les
nations, était celle qui avait le plus grand besoin de se stabiliser, fut le
premier pays à détruire son mouvement ouvrier au moyen de la dictature du parti
bolchevik. Dans les conditions de l’impérialisme, la stabilisation intérieure
n’est possible que par une politique extérieure de puissance. Le caractère de
la politique extérieure de la Russie sous les bolcheviks fut déterminé d’après
les particularités de la situation européenne d’après guerre. L’impérialisme
moderne ne se contente plus de s’imposer simplement au moyen d’une pression
militaire et d’une action militaire effective. La « cinquième colonne » est
l’arme reconnue de toutes les nations. Cependant, la vertu impérialiste
d’aujourd’hui était encore une nécessité absolue pour les bolcheviks qui
essayaient de tenir bon dans un monde de luttes impérialistes. Il n’y avait
rien de contradictoire dans la politique bolchevique qui consistait à enlever
tout le pouvoir aux ouvriers russes et à essayer en même temps de construire de
fortes organisations ouvrières dans les autres pays. Précisément, c’est dans la
mesure où ces organisations ouvrières devaient être souples afin de plier aux
besoins politiques changeants de la Russie que leur direction par en haut
devait être rigide.
Naturellement, les bolcheviks
ne considéraient pas les différentes sections de l’internationale comme de
simples légions étrangères au service de la « patrie des ouvriers »; ils
croyaient que ce qui aidait la Russie devait aussi servir le progrès ailleurs.
Ils croyaient avec juste raison que la révolution russe avait été le début d’un
mouvement général à l’échelle mondiale du capitalisme de monopole au
capitalisme d’Etat, et considéraient que ce nouvel état de choses était un
progrès dans le sens du Socialisme. Autrement dit, sinon dans leur tactique, du
moins dans leur théorie, ils étaient encore sociaux-démocrates et de leur point
de vue les chefs sociaux-démocrates étaient des traîtres à leur propre cause
quand ils avaient aidé à maintenir le capitalisme du « laisser faire » d’hier.
Contre la social-démocratie ils se sentaient de vrais révolutionnaires, contre
les « ultra-gauches » ils se sentaient des réalistes, les vrais représentants
du socialisme scientifique.
Mais ce qu’ils pensaient d’eux
même et ce qu ils étaient réellement sont choses différentes. Dans la mesure où
ils continuaient à méconnaître leur mission historique, ils provoquaient
continuellement la défaite de leur propre cause; dans la mesure où ils étaient
obligés de s’élever au niveau des besoins objectifs de « leur révolution », ils
devenaient la force contre[1]révolutionnaire
la plus importante du capitalisme moderne. En se battant comme de véritables
sociaux-démocrates, pour la prépondérance dans le mouvement socialiste mondial,
en identifiant les intérêts nationalistes étroits de la Russie capitaliste
d’État avec les intérêts du prolétariat mondial, et en essayant de se maintenir
à tout prix sur les positions du pouvoir qu’ils avaient conquis en 1917, ils
préparaient simplement leur propre chute, qui se transforma en drame dans de
nombreuses luttes de factions, atteignit son point culminant aux procès de
Moscou, aboutit à la Russie stalinienne d’aujourd’hui – une nation impérialiste
parmi les autres.
Etant donné ce développement,
ce qui était plus important que la critique implacable que fit Rühle de la
politique réelle des bolcheviks en Allemagne et dans le monde en général,
c’était sa reconnaissance rapide de l’importance historique réelle du mouvement
bolchevique, c’est[1]à-dire
de la social-démocratie militante. Ce qu’un mouvement conservateur
social-démocrate était capable de faire et de ne pas faire, les partis
d’Allemagne, de France et d’Angleterre ne l’avaient révélé que trop clairement.
Les bolcheviks montrèrent ce qu’ils auraient fait s’ils avaient été encore un
mouvement subversif. Ils auraient essayé d’organiser le capitalisme inorganisé
et de remplacer les entrepreneurs individuels par des bureaucrates. Ils
n’avaient pas d’autres plans et même ceux-ci n’étaient que des extensions du
processus de cartellisation, de trustification et de centralisation qui se
poursuivait à travers le monde capitaliste tout entier. En Europe occidentale,
cependant, les partis socialistes ne purent plus agir de façon bolchevique, car
leur bourgeoisie était déjà en train d’établir cette sorte de « socialisation »
de son plein gré. Tout ce que les socialistes pouvaient faire, c’était de leur
prêter la main, c’est-à[1]dire
pour passer lentement à la société socialiste naissante.
Le sens du bolchevisme ne se
révéla pleinement qu’avec la naissance du fascisme. Pour combattre ce dernier,
il était nécessaire, selon le mot de Rühle, de comprendre que « la lutte contre
le fascisme commençait avec la lutte contre le bolchevisme ». A la lumière des
événements présents, les groupes « ultra-gauches » en Allemagne et en Hollande
doivent être considérés comme les premières organisations anti-fascistes,
anticipant dans leur lutte contre les partis communistes le besoin futur de la
classe ouvrière de combattre la forme fasciste du capitalisme. Les premiers
théoriciens de l’anti-fascisme doivent se trouver parmi les porte[1]paroles
des sectes radicales: Gorter et Pannekoek en Hollande, Rühle, Broch et Fraenkel
en Allemagne, et on doit les considérer comme tels en raison de leur lutte
contre la conception de la domination du parti et de la direction par l’Etat,
en raison de leurs tentatives de réaliser les idées du mouvement des conseils
favorables à l’autodétermination directe de son destin, et en raison de leur
soutien de la lutte de la gauche allemande à la fois contre la
sociale-démocratie et sa branche léniniste.
Peu de temps avant sa mort,
Rühle résumant ses découvertes au sujet du bolchevisme, n’hésitait pas à placer
la Russie au premier rang des Etats totalitaires Elle a servi de modèle aux
autres dictatures capitalistes. Les divergences idéologiques ne différencient
pas véritablement des systèmes socio-économiques. L’abolition de la propriété
privée des moyens de production combinée avec la gestion par les ouvriers des
produits de leur travail et la fin du système « des salaires », ces deux
conditions il est vrai, ne sont pas remplies en Russie, pas plus que dans les
Etats fascistes.
Pour éclairer le caractère
fasciste du système russe, Rühle revient une fois de plus au « Communisme de
gauche, maladie infantile » de Lénine, car « de toutes les déclarations
programmatiques du bolchevisme elle est la plus révélatrice de son caractère
réel ». Quand en 1933, Hitler supprime toute la littérature socialiste en
Allemagne, raconte Rühle, la publication et la diffusion de la brochure de
Lénine fut autorisée. Dans ce travail, Lénine insiste sur le fait que le parti
doit être une sorte d’académie de guerre de révolutionnaires professionnels.
Ses principales exigences étaient les suivantes: autorité inconditionnelle du
chef, centralisme rigide, discipline de fer, conformisme, combativité et
sacrifice de la personnalité aux intérêts du parti. Et Lénine développa
véritablement une élite d’intellectuels, un centre qui, une fois jeté dans la
révolution, devait se saisir de la direction et de s’arroger le pouvoir. « Il
est inutile, disait Rühle, d’essayer de déterminer logiquement et abstraitement
si cette espèce de préparation à la révolution est juste ou fausse. Il y a
d’autres question à poser d’abord:
Quelle sorte de révolution se
préparait ? Et quel était le but de cette révolution ? « Il répondait en
montrant que le parti de Lénine travaillait dans les cadres de la révolution
bourgeoise en retard en Russie pour renverser le régime féodal du tsarisme. Ce
qu’on peut considérer comme une solution des problèmes révolutionnaires dans
une révolution bourgeoise ne peut pas cependant en même temps être considéré
comme une solution pour la révolution prolétarienne Les différences
structurelles décisives entre la société capitaliste et la société socialiste
excluent une attitude pareille. Selon la méthode révolutionnaire de Lénine, les
chefs paraissent être la tête des masses. « Cette distinction entre tête et
corps », souligne Rühle, « entre les intellectuels et les ouvriers, officiers
et simples soldats, correspond à la dualité de la société de classes. Une
classe est dressée à commander, l’autre à être commandée. L’organisation de
Lénine n’est qu’une réplique de la société bourgeoise. Sa révolution est
objectivement déterminée par les forces créant un ordre social comportant les
rapports de classes en question, sans égard aux buts subjectifs qui
accompagnent ce processus ».
A coup sûr, quiconque désire
un ordre bourgeois trouvera dans le divorce entre le chef et les masses, entre
l’avant garde et la classe ouvrière, la préparation stratégique juste de la
révolution. Aspirant à diriger la révolution bourgeoise en Russie, le parti de
Lénine était hautement approprié. Mais quand la révolution russe montra sa
physionomie prolétarienne, les méthodes tactiques et stratégiques de Lénine
perdirent leur valeur. Son succès est dû non à son avant-garde, mais au
mouvement des Soviets qui n’avait pas le moins du monde été inclus dans ses
plans révolutionnaires. Et quand Lénine, après que la révolution victorieuse
eut été faite par les soviets, se dispensa de ce mouvement, tout ce qui avait
été prolétarien dans la révolution, il s’en dispensa du même coup. Le caractère
bourgeois de la révolution se montra de nouveau activement et trouva en fin de
compte son accomplissement « naturel » dans le stalinisme.
Lénine, a dit Rühle, pensait
selon des normes rigides, mécaniques, en dépit de tout souci de la dialectique
marxienne. Il n’y avait qu’un parti pour lui, le sien; qu’une révolution: la révolution
russe; qu’une méthode: la méthode bolchevique. « L’application monotone d’une
formule une fois découverte s’enfermait dans un cercle égocentrique que ne
troublait ni le moment et les circonstances, ni les degrés de développement, ni
les niveaux culturels, ni les idées, ni les hommes. Avec Lénine s’éclaire d’une
lumière vive la règle de l’ère machiniste dans la politique; c’était le «
technicien », « l’inventeur » de la révolution. Toutes les caractéristiques
fondamentales du fascisme étaient dans sa doctrine, sa stratégie, sa «
planification sociale » et son art de traiter les hommes. Il n’à jamais appris
à connaître les conditions fondamentales de la libération des ouvriers, il ne
s’est jamais soucié de la fausse conscience des masses et de leur auto-aliénation
humaine. Tout le problème pour lui n’était rien de plus ou de moins qu’un
problème de pouvoir.
Le bolchevisme, en tant que
représentant une politique militante de pouvoir, ne diffère pas des formes
bourgeoises traditionnelles de domination. Le gouvernement sert d’exemple
essentiel d’organisation. Le bolchevisme est une dictature, une doctrine
nationaliste, un système autoritaire avec une structure sociale capitaliste. La
planification a trait à des questions techniques organisationnelles, non à des
questions socio-économiques. Il n’est révolutionnaire qu’à l’intérieur de la
charpente du développement capitaliste, établissant non le socialisme, mais le
capitalisme d’Etat. Il représente l’étape actuelle du capitalisme, et non pas
le premier pas vers une société nouvelle. »
VI
Les soviets russes et les
conseils d’ouvriers et de soldats allemands représentaient l’élément
prolétarien dans les deux révolutions russe et allemande. Dans les deux pays
les mouvement furent réprimés par des moyens militaires et judiciaires. Ce qui
restait des soviets russes après la solide fortification de la dictature du
parti bolchevik, ce fut simplement la version russe du front du travail
ultérieur nazi. Le mouvement de conseils allemands légalisé se change en appendice
des syndicats et bientôt en instrument de gouvernement capitaliste. Même les
conseils formés spontanément en 1918 étaient en majorité bien loin d’être
révolutionnaires. Leur forme d’organisation, basée sur des besoins de classe et
non sur les intérêts spéciaux différents résultant de la division capitaliste
du travail, étaient tout ce qu’il y avait en eux de radical. Mais quelles que
soient leurs défaillances, il faut dire qu’il n’y avait pas autre chose sur
quoi baser les espoirs révolutionnaires. Quoiqu’ils se soient fréquemment
tournés vers la Gauche, on espérait toutefois que les besoins objectifs de ce
mouvement le mettraient inévitablement en conflit avec les pouvoirs
traditionnels. Cette forme d’organisation devait être préservée dans son
caractère original et développée pour préparer les luttes à venir. Se plaçant
sur le terrain de la continuation de la révolution allemande, l’« ultra-gauche
» fut engagée dans un combat à mort contre les syndicats et contre les partis
parlementaires existants, en un mot contre toutes les formes d’opportunisme et
de compromis.
Se plaçant sur le terrain de
la coexistence probable côte à côte avec les puissances capitalistes, les
bolcheviks russes ne pouvaient pas envisager une politique sans compromis. Les
arguments de Lénine pour la défense de la position bolchevique relativement aux
syndicats, au parlementarisme et à l’opportunisme en général érigeraient les
besoins particuliers du bolchevisme en faux principes révolutionnaires.
Cependant, cela ne faisait pas voir le caractère illogiques des arguments
bolcheviques, car aussi illogiques que fussent ces arguments d’un point de vue
révolutionnaire, ils découlaient logiquement du rôle particulier des bolcheviks
dans les limites de l’émancipation .capitaliste russe et de la politique
bolchevique internationale qui soutenait les intérêts nationaux de la Russie.
Que les principes de Lénine
fussent faux d’un point de vue prolétarien, à la fois en Russie et en Europe
occidentale, Otto Rühle le démontra dans diverses brochures et nombreux
articles parus dans la presse de l’Union Générale du Travail, et dans la revue
de gauche de Franz Pfempfert, « Die Aktion ». Il expliqua la fourberie
opportune impliquée dans l’apparence logique donnée à ces principes, fourberie
qui consistait à donner comme exemple une expérience spéciale, à une période
donnée, dans des circonstances particulières, pour en tirer des conclusion à
appliquer immédiatement et en général. Parce que les syndicats avaient eu une
certaine valeur à un moment donné, parce qu’à un moment donné le parlement
avait servi aux besoins de la propagande révolutionnaire, parce que,
occasionnellement, l’opportunisme avait eu pour résultat certains bénéfices
pour les ouvriers, ils restaient pour Lénine les moyens les plus importants de
la politique prolétarienne en tout temps et en toutes circonstances. Et comme
Si tout cela ne devait pas convaincre l’adversaire, Lénine arrivait à mettre en
évidence que, soit que ces vues politiques et ces organisations soient les
bonnes ou non, toutefois c’était un fait que les ouvriers y adhéraient et que
les révolutionnaires doivent toujours être où sont les masses.
Cette stratégie découlait de
la façon capitaliste. de Lénine d’aborder la politique. Il ne parut jamais lui
venir à l’esprit que les masses étaient également dans les usines et que les
organisations révolutionnaires d’usine ne pouvaient pas perdre contact avec les
masses, même si elles essayaient. Il ne semblait jamais lui venir a l’esprit
qu’avec la même logique qui servait à maintenir les révolutionnaires dans les
organisations réactionnaires, il pouvait réclamer leur présence à l’église,
dans les organisations fascistes, et partout où pouvaient se trouver les
masses. Cette dernière attitude, il l’aurait certainement envisagée si le besoin
était apparu de s’unifier avec les forces de la réaction comme cela arriva plus
tard, sous le régime staliniste.
Il paraissait clair à Lénine
que les organisations de conseils étaient les moins adaptées aux buts du
bolchevisme. Non seulement il n’y avait qu’une petite place dans ces
organisations d’usine pour les révolutionnaires professionnels mais de plus,
l’expérience russe avait montré combien il était difficile de « mener » un
mouvement de soviets. En tout cas, les bolcheviks n’avaient pas l’intention
d’attendre l’occasion favorable à une intervention révolutionnaire dans le
processus politique, ils étaient activement engagés dans la politique
quotidienne et intéressés aux résultats immédiats en leur faveur. Pour
influencer le mouvement ouvrier occidental avec l’intention finalement d’en
prendre la direction, il était de loin plus facile pour eux d’y entrer et de
s’entendre avec les organisations existantes. Dans les luttes de rivalité
engagées entre ces organisations et dans leur sein, ils voyaient une chance de
gagner rapidement un point d’appui. Bâtir des organisations entièrement
nouvelles, s’opposer à toutes celles qui existaient, ç’aurait été une tentative
qui ne pouvait avoir que des résultats tardifs si elle en avait eu. Au pouvoir
en Russie, les bolcheviks ne pouvaient plus se permettre une politique à
perspective longue ; pour maintenir leur pouvoir, ils devaient suivre toutes
les avenues politiques, pas seulement les avenues révolutionnaires. Il faut
bien dire cependant que, en dehors de la nécessité où ils étaient d’agir ainsi,
les bolcheviks étaient plus que volontaires pour prendre part aux nombreux jeux
politiques qui accompagnent le processus d’exploitation capitaliste. Pour être
capables d’y prendre part, ils avaient besoin des syndicats, des parlements,
des partis et aussi des soutiens capitalistes qui faisaient de l’opportunisme à
la fois une nécessité et un plaisir.
Il n’est plus nécessaire de
mettre en évidence les nombreux « méfaits » du bolchevisme en Allemagne et dans
le monde en général. Dans la théorie et dans la pratique le régime staliniste
s’affirma lui-même une puissance capitaliste et impérialiste, s’opposant non
seulement à la révolution prolétarienne, mais même aux réformes fascistes du
capitalisme. Et il favorise en réalité le maintien de la démocratie bourgeoise
pour utiliser plus pleinement sa propre structure fasciste. De même que
l’Allemagne avait très peu d’intérêt à étendre le fascisme au[1]delà
de ses frontières et de celles de ses alliés puisqu’elle n’avait pas l’intention
de renforcer ses rivaux impérialistes, de même la Russie s’intéresse à
sauvegarder la démocratie partout sauf sur son propre territoire. Son amitié
avec la démocratie bourgeoise est une véritable amitié ; le fascisme n’est pas
un article d’exportation, car il cesse d’être un avantage dès qu’il est
généralisé. En dépit du pacte Staline-Hitler, il n y a pas de plus grands «
anti-fascistes » que les bolcheviks, pour le bien de leur propre fascisme
indigène. Ce n’est qu’aussi loin que s’étendra leur impérialisme, s’il s’étend,
qu’ils se rendront coupables de soutenir consciemment la tendance fasciste
générale.
Cette tendance fasciste
générale n’a pas sa souche dans le bolchevisme mais le comprend en elle. Elle a
sa souche dans les lois particulières de développement de l’économie
capitaliste. Si la Russie devient en fin de compte un membre « décent » de la
famille capitaliste des nations les « indécences » de sa jeunesse fasciste
seront à tort prises de certains côtés pour un passé révolutionnaire. L’opposition
contre le stalinisme, toutefois à moins qu’elle ne comporte l’opposition au
léninisme et au bolchevisme de 1917, n’est pas une opposition mais tout au plus
une querelle entre rivaux politiques aussi longtemps que le mythe du
bolchevisme est encore défendu en opposition à la réalité staliniste. L’œuvre
de Rühle, pour montrer que le stalinisme d’aujourd’hui est simplement le
léninisme d’hier, garde encore une valeur d’actualité, d’autant plus qu’il peut
avoir des tentatives de reprendre le passé bolchevique dans les soulèvements
sociaux de l’avenir.
L’histoire entière du
bolchevisme pouvait être prévue par Rühle et le mouvement « ultra[1]gauche
» à cause de leur reconnaissance précoce du contenu réel du vieux mouvement
social[1]démocrate.
Après 1920 toutes les activités du bolchevisme ne pouvait que nuire aux
ouvriers du monde. Aucune action commune avec ces différentes organisations
n’était plus possible et aucune ne fut tentée.
VII
En commun avec les groupes «
ultra-gauche » de Dresde, Francfort sur le Main et d’autres endroits, Otto
Rühle fit un pas au-delà de l’anti-bolchevisme du Parti Ouvrier Communiste et
de ses adhérents de l’Union Ouvrière du Travail. Il pensait que l’histoire des
partis sociaux[1]démocrates
et les pratiques du parti bolchevik prouvaient suffisamment qu’il était sans
effet d’essayer de remplacer les partis réactionnaires par des partis
révolutionnaires, pour cette raison que la forme de l’organisation en parti
elle-même était devenue inutile et même dangereuse. Dès 1920 il proclame que « la
révolution n’est pas une affaire de parti » mais exige la destruction de tous
les partis en faveur d’un mouvement de conseils. Travaillant surtout dans
l’Union Ouvrière Générale, il fit de l’agitation contre l’exigence d’un parti
politique spécial jusqu’à ce que cette organisation se scinde en deux. Une
section (Allgemeine Arbeiter Union Einheits Organization) partageait les vues
de Rühle l’autre subsista comme « organisation économique » du Parti
Communiste. L’organisation représentée par Rühle pencha vers le syndicalisme et
les mouvements anarchistes, sans renoncer cependant à sa Weltauschaung
marxienne. L’autre se considérait comme l’héritière de tout ce qu’il y avait eu
de révolutionnaire dans le mouvement marxiste du passé. Elle essaya de mettre
sur pied une Quatrième Internationale mais ne réussit qu’a réaliser une
coopération plus étroite avec des groupes similaires d’un petit nombre de pays
européens.
Selon l’opinion de Rühle, une
révolution prolétarienne n’était possible qu’avec la participation consciente
et active de larges masses prolétariennes. Ceci de nouveau présupposait une
forme d’organisation qui ne put pas être gouvernée d’en haut, mais fut
déterminée par la volonté de ses membres. L’organisation d’usine et la
structure de l’Union Générale du Travail préviendraient, pensait-il, un divorce
entre les intérêts d’organisation et les intérêts de classe; cela préviendrait
la naissance d’une puissante bureaucratie servie par l’organisation au lieu de
la servir. Cela préparait en fin de compte, les ouvriers à s’emparer des
industries et à les gérer en accord avec leurs propres besoins et ainsi
préviendrait-on l’érection d’un nouvel état d’exploitation.
Le Parti Ouvrier Communiste se
rallia à ses idées générales et ses organisations d’usine étaient de celles qui
étaient d’accord avec Rühle Mais le parti maintenait que à ce niveau de
développement, l’organisation d’usine à elle seule ne pouvait garantir une
politique révolutionnaire clairement délimitée. Toutes espèces de gens
voudraient entrer dans ces organisations; il n’ y aurait aucune méthode de
sélection convenable, et des ouvriers sans culture politique détermineraient le
caractère des organisations qui ainsi ne seraient pas capables de se mettre au
niveau des exigences révolutionnaires du jour. Ce point fut démontré par le
caractère relativement arriéré du mouvement des Conseils de 1918. Le Parti
Ouvrier Communiste soutenait que les révolutionnaires formés au marxisme et à
la conscience de classe, quoique appartenant à des organisations d’usine,
devraient être en même temps réunis dans un parti à part pour sauvegarder et
développer la théorie révolutionnaire et, pour ainsi dire surveiller les
organisations d’usine pour les empêcher de sortir du droit chemin
Le Parti Ouvrier Communiste
vit dans la position de Rühle une espèce de déception cherchant refuge dans une
nouvelle forme d’utopisme. Il soutint que Rühle généralisait simplement
l’expérience des vieux partis et il insista sur le fait que le caractère
révolutionnaire de l’organisation du Parti Ouvrier Communiste était le résultat
de sa propre force de Parti. Il rejetait les principes centralistes de Lénine,
mais il insistait pour garder le parti restreint afin qu’il soit affranchi de
tout opportunisme.
Il y avait d’autres arguments
pour soutenir l’idée d’un parti. Certains se référaient à des problèmes
internationaux, d’autres se rapportaient à des questions d’illégalité, mais
tous les arguments ne réussirent pas à convaincre Rühle et ses partisans. Ils
voyaient dans le parti la perpétuation du principe des chefs et des masses, la
contradiction entre le parti et la classe, et craignaient une reproduction du
bolchevisme dans la Gauche allemande.
Aucun des deux groupes ne put
vérifier sa théorie. L’histoire les dépassa tous les deux, ils argumentaient
dans le vide. Ni le Parti Ouvrier Communiste, ni les deux Unions Ouvrières
Générales ne dépassèrent leur situation de sectes « ultra-gauches ». Leurs
problèmes intérieurs devinrent tout à fait artificiels, car il n’y avait pas en
fait de différence entre le Parti Ouvrier Communiste et l’Union Ouvrière
Générale. Malgré leurs théories, les partisans de Rühle n’exercèrent pas leurs
fonctions dans les usines. Les deux unions s’abandonnèrent aux mêmes activités.
A partir de là toutes leurs divergences théoriques n’eurent aucun sens
pratique.
Ces organisations-débris des
tentatives prolétariennes de jouer un rôle dans les événements de 1918
essayèrent d’appliquer leurs expériences au sein d’un développement qui
s’orientait de façon conséquente dans le sens opposé à celui où ces expériences
avaient pris naissance réellement. Le Parti Communiste seul par la vertu de sa
direction russe, put grandir au sein de cette tendance vers le fascisme. Mais
parce qu’il représentait le fascisme russe, non le fascisme allemand, lui aussi
dut succomber devant le mouvement nazi naissant qui ayant reconnu et accepté
les tendances capitalistes dominantes, hérita finalement du vieux mouvement
ouvrier allemand dans sa totalité.
Après 1923, le mouvement «
ultra-gauche » cessa d’être un facteur politique sérieux dans le mouvement
ouvrier allemand. Sa dernière tentative pour forcer le cours du développement
dans sa direction fut dissipée dans la brève phase d’activité
En Mars 1921 sous la conduite
populaire de Max Hoelz. les militants les plus actifs contraints à l’illégalité
introduisirent des méthodes de conspiration et d’expropriation dans le
mouvement, hâtant par là sa désintégration. Bien qu’organisationnellement les
groupes « ultra-gauche » aient continué à exister jusqu’au début de la
dictature hitlérienne, leur activité fut réduite à celle de clubs de discussion
essayant de comprendre leurs propres échecs et ceux de la révolution allemande.
VIII
Le déclin du mouvement «
ultra-gauche », les changements en Russie et dans la composition des partis
bolcheviks, la montée du fascisme en Italie et en Allemagne rétablissent les
rapports d’autrefois entre l’économie et la politique qui avaient été troublés
pendant et un peu après la première guerre mondiale. Dans le monde entier, le
capitalisme était suffisamment stabilisé pour déterminer l’orientation
politique générale. Le fascisme et le bolchevisme, produits des conditions de
crise, furent comme la crise elle-même, également les moyens d’une nouvelle
prospérité, d’une nouvelle expansion du capital et de la reprise des luttes
impérialistes de concurrence. Mais tout comme n’importe quelle grande crise
paraît être la crise finale à ceux qui souffrent le plus, de même des
transformations politiques qui l’accompagnèrent apparurent comme des expressions
du fiasco du capitalisme. Mais l’immense intervalle entre l’apparence et la
réalité transforme tôt ou tard un optimisme exagéré en un pessimisme exagéré au
sujet des possibilités révolutionnaires. Alors deux voies restent ainsi
ouvertes pour le révolutionnaire il peut capituler devant les processus
politiques prédominants, ou il peut se retirer dans une vie contemplative et
attendre le retournement des évènements
Jusqu’à l’écroulement final du
mouvement ouvrier allemand, la retraite des « ultra-gauches » parut être un
retour au travail théorique. Les organisations existaient sous forme de
publications hebdomadaires et mensuelles, brochures et livres. Les publications
protégeaient les organisations, les organisations protégeaient les
publications. Tandis que les organisations de masses servaient de petites
minorités capitalistes, la masse des ouvriers était représentée par quelques
individus. Les contradictions entre les théories des « ultra-gauches » et la
situation existante devinrent insupportables. Plus on pensait en termes de
collectivité, plus isolé on devenait. Le capitalisme sous sa forme fasciste,
paraissait le seul collectivisme réel; l’anti-fascisme, comme un retour à un
individualisme bourgeois primitif. La médiocrité de l’homme dans le capitalisme,
et par conséquent du révolutionnaire placé dans les conditions du capitalisme,
devint douloureusement évidente dans les petites organisations stagnantes. De
plus en plus de gens, partant des prémices que les « conditions objectives » de
la révolution étaient mûres, expliquaient l’absence de révolution au moyen de «
facteurs subjectifs » tel que le manque de conscience de classe et le manque de
compréhension et de caractère de la part des ouvriers. Ces carences elles
mêmes, cependant, devaient à leur tour s’expliquer par des « conditions
objectives » car les défaillances du prolétariat étaient sans aucun doute la
conséquence de sa position spéciale au sein des rapports sociaux du
capitalisme. La nécessité de restreindre l’activité au travail d’éducation
devint une vertu développer la conscience de classe des ouvriers fut considéré
comme la plus essentielle de toutes les taches révolutionnaires. Mais la
vieille croyance social-démocrate que « savoir c’est pouvoir » n’était plus
convaincante, car il n’y a pas de connexion directe entre le savoir et son
application.
L’échec du capitalisme du «
laissez-faire » et la direction centraliste croissante de masses toujours plus
larges à travers la production capitaliste et la guerre accrurent l’intérêt
intellectuel pour les domaines de la psychologie et de la sociologie négligés
auparavant. Ces branches de la « science » bourgeoise servirent à expliquer le
désarroi de cette partie de la bourgeoisie exclue du jeu par des rivaux plus
puissants et de cette partie de la petite bourgeoisie réduite au niveau
d’existence prolétarien pendant la dépression. A ses premières étapes, le
processus capitaliste de concentration de la richesse et du pouvoir s’était
accompagné de la croissance absolue des couches bourgeoises de la société.
Après la guerre, la situation changea, la dépression européenne frappa à la
fois la bourgeoisie et le prolétariat et détruisit de façon générale la
confiance dans le système et les individus eux-mêmes. La psychologie et la
sociologie, cependant, furent non seulement l’expression du désarroi et de
l’insécurité de la bourgeoisie mais elles servirent en même temps le besoin
d’une détermination plus directe qu’il n’a été nécessaire dans les conditions
d’une centralisation moindre. Ceux qui avaient perdu le pouvoir dans les luttes
politiques qui accompagnèrent la concentration du capital aussi bien que ceux
qui gagnèrent le pouvoir proposèrent une explication psychologique et
sociologique de leur échecs ou de leurs succès complets. Ce qui était pour l’un
le « viol des masses » était pour l’autre une vue nouvellement acquise – qu’il
fallait systématiquement incorporer à la science de l’exploitation et du
gouvernement – au sujet de la nature intime des processus sociaux.
Dans la division capitaliste
du travail, le maintien et l’extension des idéologies dominantes est la besogne
des couches intellectuelles de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.
Cette division du travail est naturellement déterminée plus par les conditions
de classe existantes que par les besoins de production de la société complexe.
Ce que nous savons, nous le savons au moyen d’une production capitaliste de
connaissance. Mais comme il n’y en a pas d’autre, la façon prolétarienne
d’aborder tout ce qui est produit par la science et la pseudo-science
bourgeoise, doit toujours être critique. Faire servir cette connaissance à
d’autres buts que les buts capitalistes revient à la nettoyer de tous ses
éléments composants en rapport avec la structure de classe capitaliste. Il
serait aussi faux qu’impossible de rejeter en gros tout ce qui est produit par
la science bourgeoise. Cependant on ne peut l’aborder qu’avec scepticisme. La
critique prolétarienne – compte tenu de nouveau de la division capitaliste du
travail – est tout à fait limitée. Elle n’a de réelle importance que sur les
points où la science bourgeoise traite des rapports sociaux. Sur ce point, ses
théories peuvent être vérifiées dans leur validité et leur signification pour
les différentes classes et pour la société dans son ensemble. C’est l’a
qu’apparaît, alors, avec la vogue de la psychologie et de la sociologie, le
besoin d’examiner les nouvelles découvertes dans ces domaines du point de vue
critique des classes opprimées. *
Il était inévitable que la
vogue de la psychologie pénètre dans le mouvement ouvrier. Mais la ruine
complète de ce mouvement se révéla une fois de plus dans ses tentatives
d’utiliser les nouvelles théories de la psychologie et de la sociologie
bourgeoise pour un examen critique de ses propres théories au lieu d’utiliser
la théorie marxiste pour critiquer la nouvelle pseudo[1]science bourgeoise. Derrière cette attitude
se cachait une méfiance croissante à l’égard du marxisme due aux échecs des
révolutions allemande et russe. Derrière ce fait aussi, il y avait l’incapacité
de dépasser Marx dans un sens marxiste; incapacité clairement mise en lumière
par le fait que tout ce qui paraissait nouveau dans la sociologie bourgeoise
était emprunté à Marx en premier lieu. Malheureusement de notre point de vue,
Otto Rühle fut un des premiers à revêtir les idées les plus populaires de Marx
du nouveau langage de la psychologie et de la sociologie bourgeoise. Dans ses
mains, la conception matérialiste de l’histoire devînt alors de la « sociologie
» pour autant qu’elle se rapportait à la société ; pour autant qu’elle se
rapportait à l’individu, c’était de la « psychologie ». Les principes de cette
théorie devaient servir à la fois à l’analyse de la société et à l’analyse des
complexités psychologiques des individus de la société, Dans sa biographie de
Marx, Rühle applique sa nouvelle conception psychosociologique du marxisme qui
ne pouvait aider qu’à soutenir la tendance à incorporer un marxisme émasculé
dans l’idéologie capitaliste. Cette sorte de « matérialisme historique » qui
cherchait les raisons des « complexes d’infériorité et de supériorité » dans
les domaines sans fin de la biologie, de l’anthropologie, de la sociologie, de
l’économie et ainsi de suite afin de découvrir une espèce « d’équilibre des
forces des complexes au moyen des compensations qui put être considéré comme
l’adaptation correcte entre l’individu et la société – cette sorte de marxisme
n’était capable de servir à aucun des besoins pratiques des ouvriers, et ne
pouvait pas non plus aider à leur éducation. Cette partie de l’activité de
Rühle, qu’on l’apprécie négativement ou positivement, avait peu de chose a
faire, si elle avait quelque chose à faire, avec les problèmes qui assaillent
le prolétariat allemand. Il n’est pas de ce fait nécessaire de traiter ici de
l’œuvre psychologique de Rühle. Nous en faisons mention, néanmoins, pour la
raison double qu’elle peut servir d’exemple supplémentaire du désespoir général
du révolutionnaire dans la période de contre-révolution et que c’est une
manifestation de plus de la sincérité de ce révolutionnaire, Rühle, dans les
conditions mêmes du désespoir. Car, dans cette phase de son activité
littéraire, comme dans toute autre touchant des questions
pédagogico-psychologiques, historico-culturelles ou économico-politiques, il
s’élève aussi contre les conditions inhumaines du capitalisme, contre des
formes nouvelles possibles d’esclavage physique et mental, pour une société qui
convienne à une humanité libre.
IX
Le triomphe du fascisme
allemand termina la longue période de découragement révolutionnaire, de
désillusion, de désespoir. Tout redevient alors très clair; l’avenir immédiat
se profile dans toute sa brutalité. Le mouvement ouvrier prouve pour la
dernière fois que la critique que les révolutionnaires avaient dirigée contre
lui était plus que justifiée. Le combat des « ultra-gauches » contre le
mouvement ouvrier officiel montra qu’il avait été la seule lutte conséquente
contre le capitalisme qui ait été engagée aussi loin.
Le triomphe du fascisme
allemand, qui n’était pas un phénomène isolé mais était en étroite liaison avec
le développement antérieur de la totalité du monde capitaliste, ne causa pas
l’engagement d’un nouveau conflit mondial des puissances impérialistes mais
n’en fut qu’un simple auxiliaire. Les jours de 1914 étaient revenus. Mais pas
pour l’Allemagne. Les chefs ouvriers allemands étaient privés de « l’émouvante
épreuve » de se déclarer une fois de plus les enfants les plus authentiques de
la patrie. Organiser la guerre signifiait instituer le totalitarisme et revenait
à éliminer beaucoup d’intérêts particuliers. Dans les conditions de la
République de Weimar et à l’intérieur de la charpente de l’impérialisme
mondial, cela n’était possible que par la voie des luttes intérieures. La «
résistance » du mouvement ouvrier allemand au fascisme, qui n’était pas de
plein cœur en premier lieu, ne doit pas toutefois être prise pour une
résistance à la guerre. Dans le cas de la social-démocratie et des syndicats,
il n’y avait pas de résistance mais simplement une abdication accompagnée de
protestations verbales pour sauver la face. Et même cela ne vint que dans le
sillage du refus d’Hitler d’incorporer ces institutions dans leur forme
traditionnelle et avec leurs chefs « expérimentés », dans l’ordre des choses
fascistes. La « résistance » de la part du parti communiste ne fut pas non plus
une résistance à la guerre et au fascisme comme tels, mais seulement dans la
mesure où ils étaient dirigés contre la Russie. Si les organisations ouvrières
en Allemagne furent empêchées de prendre parti pour leur bourgeoisie, dans
toutes les autres nations elles le firent sans discussion et sans lutte.
Une seconde fois dans sa vie,
l’exilé Otto Rühle eut à décider quel parti prendre dans le nouveau conflit
mondial. Cette fois, cela paraissait dans une certaine mesure, plus difficile
parce que le totalitarisme cohérent d’Hitler se proposait de prévenir une
répétition des journées d’hésitation du libéralisme pendant la dernière guerre
mondiale. Cette situation permit à la seconde guerre mondiale de se déguiser en
une lutte entre la démocratie et le fascisme et procura aux socialistes
chauvins de meilleures excuses. Les chefs ouvriers exilés purent signaler les
différences politiques entre ces deux formes de système capitaliste quoiqu’ils
fussent incapables de nier la nature capitaliste de leur nouvelle patrie. La
théorie du moindre mal servit à rendre plausible la raison pour laquelle on
devait défendre les démocraties contre l’expansion plus large du fascisme.
Rühle, cependant, maintint son opposition de 1914. Pour lui, « l’ennemi était
encore chez soi », dans les démocraties comme dans les Etats fascistes ; le
prolétariat ne pouvait, ou plutôt ne devait prendre parti pour aucun d’eux,
mais s’opposer aux deux avec une ardeur égale. Rühle fit ressortir que tous les
arguments politiques, idéologiques, raciaux et psychologiques proposés pour la
défense d’une position favorable à la guerre ne pouvaient pas cacher réellement
les motifs capitalistes de la guerre : la lutte pour des profits entre les
rivaux capitalistes. Dans des lettres et dans des articles, il rappela toutes
les conséquences impliquées dans les lois du développement capitaliste, telles
qu’elles ont été établies par Marx, pour combattre le non sens de l’« anti[1]fascisme
» populaire qui ne pouvait que hâter le processus de « fascisation » du
capitalisme mondial.
Pour Rühle, fascisme et
capitalisme d’Etat n’étaient pas des inventions de politiciens corrompus, mais
la conséquence du processus capitaliste de la concentration et de la
centralisation par lesquelles se manifeste l’accumulation du capital. Le
rapport de classe dans la production capitaliste est assailli par maintes
contradictions insolubles. Rühle vit que la principale contradiction réside
dans le fait que l’accumulation capitaliste signifie aussi une tendance à la
baisse du taux du profit. Cette tendance ne peut être combattue que par une
accumulation plus rapide du capital – qui implique une augmentation de
l’exploitation. Mais en dépit du fait que l’exploitation augmente en rapport avec
le taux d’accumulation nécessaire pour éviter les crises et les dépressions,
les profits continuent à présenter une tendance à la baisse. Pendant les
dépressions, le Capital se réorganise pour permettre une nouvelle période
d’expansion du Capital. Si nationalement la crise implique la destruction du
capital le plus faible et la concentration du capital par les moyens ordinaires
des affaires, internationalement, cette réorganisation exige finalement la
guerre. Cela signifie la destruction des nations capitalistes les plus faibles
en faveur des impérialismes victorieux pour opérer une nouvelle expansion du
capital et sa concentration et sa centralisation plus poussée. Chaque crise
capitaliste -à ce niveau de l’accumulation du capital – englobe le monde ; de la
même façon chaque guerre est immédiatement d’une envergure mondiale. Ce ne sont
pas des nations particulières mais la totalité du mouvement capitaliste qui est
responsable de la guerre et de la crise. C’est lui, comme l’a vu Rühle qui est
l’ennemi, et il est partout.
Assurément, Rühle ne doutait
pas que le totalitarisme était pire pour les ouvriers que la démocratie
bourgeoise. Il avait lutté contre le totalitarisme russe depuis son
commencement. Il luttait contre le fascisme allemand, mais il ne pouvait pas
lutter au nom de la démocratie bourgeoise, parce qu’il savait que les lois
particulières de développement de la production capitaliste transformeraient
tôt ou tard la démocratie bourgeoise en fascisme et en capitalisme d’Etat.
Combattre le totalitarisme revenait à s’opposer au capitalisme sous toutes ses
formes. « Le Capitalisme privé, a-t-il écrit, « et avec lui la démocratie qui
est en train d’essayer de le sauver, sont désuets et suivent le chemin de
toutes les choses mortelles. Le Capitalisme d’Etat et avec lui le fascisme qui
lui prépare les voies sont en train de grandir et de s’emparer du pouvoir. Le
vieux a disparu pour toujours et aucun exorcisme n’agit contre le nouveau.
Quelle que soit l’âpreté des tentatives que nous puissions faire pour ressusciter
la démocratie, tous les efforts seront sans effet. Tous les espoirs d’une
victoire de la démocratie sur le fascisme sont les illusions les plus
grossières, toute croyance dans le retour de la démocratie comme forme de
gouvernement capitaliste n’a que la valeur d’une trahison adroite et d’une
lâche auto[1]duperie.
C’est le malheur du prolétariat que ses organisations périmées basées sur une
tactique opportuniste le mettent hors d’état de se défendre contre l’assaut du
fascisme. Il a ainsi perdu sa propre position politique dans le corps politique
au moment présent. Il a cessé d’être un facteur qui fait l’histoire à l’époque
présente. Il a été balayé sur le tas de fumier de l’histoire et pourrira dans
le camp de la démocratie aussi bien dans celui du fascisme, car la démocratie
d’aujourd’hui sera le fascisme de demain ».
X
Quoique Rühle fit face à la
deuxième guerre mondiale de façon aussi intransigeante qu’il avait fait face à
la première, son attitude à l’égard du mouvement ouvrier fut différente de celle
de 1914. Cette fois, il ne pouvait s’empêcher d’être certain qu’aucune
espérance ne pouvait naître des misérables débris du vieux mouvement ouvrier
dans les nations démocratiques encore pour le soulèvement final du prolétariat
et sa délivrance historique. Encore moins l’espérance pouvait-elle naître des
fragments minables de ces traditions de parti qui s’étaient dispersés et
éparpillés dans l’émigration mondiale, ni des notions stéréotypées des
révolutions passées, indépendamment du fait que l’on croit aux bienfaits de la
violence ou bien à une transition pacifique. Il ne regardait pas cependant sans
espoir vers l’avenir. Il était sûr que de nouvelles forces et de nouvelles
impulsions animeraient les masses et les contraindraient à faire leur propre
histoire.
Les raisons de cette confiance
étaient les mêmes que celles qui convainquirent Rühle du caractère inévitable
du développement du capitalisme vers le fascisme et le capitalisme d’état.
Elles se basaient sur les contradictions insolubles inhérentes au système
capitaliste de production. Tout comme la réorganisation du capital pendant la
crise est en même temps la préparation des crises plus profondes, de même la
guerre ne peut engendrer que des guerres plus larges et plus dévastatrices.
L’anarchie capitaliste ne peut devenir que plus chaotique, sans égard à toutes
les tentatives de ses défenseurs pour mettre de l’ordre dans son sein. Des
parties toujours plus grandes du monde capitaliste seront détruites de sorte
que les groupes capitalistes les plus forts continuent l’accumulation. La
misère des masses mondiales ira en augmentant jusqu’à ce que soit atteint un
point de rupture et alors des soulèvements sociaux détruiront le système
meurtrier de la production capitaliste.
Rühle était aussi peu capable
que tout autre à ce moment-là de déterminer par quels moyens spécifiques le
fascisme serait vaincu. Mais il était certain que les mécanismes et la
dynamique de la révolution subiraient des changements fondamentaux. Dans l’auto
expropriation et la prolétarisation de la bourgeoisie par la seconde guerre
mondiale, dans le dépassement du nationalisme par la destruction des petits
Etats, dans la politique mondiale capitaliste d’Etat basée sur les Fédérations
d’Etats, il ne voyait pas seulement le côté immédiatement négatif, mais aussi
il voyait les aspects positifs: la fourniture de nouveaux points de départ pour
l’action anti-capitaliste. Jusqu’au jour de sa mort, il fut certain que la
conception de classe était destinée à s’étendre jusqu’à ce qu’elle alimente un
intérêt majoritaire en faveur du socialisme. Il regardait la lutte de classe
comme devant se transformer de catégorie idéologie abstraite en une catégorie
économique-pratique positive. Et il envisageait l’élection des conseils d’usine
dans le développement de la démocratie ouvrière comme une réaction à la terreur
bureaucratique. Pour lui, le mouvement ouvrier n’était pas mort, mais était à
naître dans les luttes sociales de l’avenir.
Si Rühle, finalement, n’avait
rien de plus à offrir que « l’espoir » que l’avenir résoudrait les problèmes
que le vieux mouvement ouvrier n’avait pas réussi à résoudre, cet espoir ne
sortait pas de la foi, mais de la connaissance, connaissance qui consistait à
reconnaître les tendances sociales réelles. Cet espoir ne contient pas un guide
touchant la façon d’accomplir la transformation sociale nécessaire. Il
exigeait, toutefois, la rupture avec les activités sans effet et les
organisations sans espoir. Il exigeait la reconnaissance des raisons qui ont
conduit à la désintégration du vieux mouvement ouvrier et la recherche des
éléments qui marquent les limites des systèmes totalitaires dominants. Il
exigeait une distinction affinée entre l’idéologie et la réalité, afin de
découvrir dans cette dernière les acteurs qui échappent à la direction des
organisations totalitaires.
Ce qu’il faut, beaucoup ou peu
– pour transformer la société – se découvre toujours exclusivement d’après cet
indice de fait. Mais le plateau de balance de la société est délicat, et
particulièrement sensible actuellement. Les plus puissantes contraintes sur les
hommes sont véritablement faibles quand on les compare aux formidables
contradictions qui déchirent le monde d’aujourd’hui. Otto Rühle avait raison
d’indiquer que les activités qui feraient pencher le plateau de la balance
sociale en faveur du socialisme ne seraient pas découvertes au moyen de
méthodes liées aux activités antérieures et aux organisations traditionnelles.
Elles doivent être ouvertes au sein des rapports sociaux changeants qui sont
encore déterminés par la contradiction entre les rapports capitalistes de
production et la direction dans laquelle les forces productives de la société
sont en mouvement. Découvrir ces rapports, c’est-à-dire reconnaître la
révolution qui vient dans les réalités d’aujourd’hui, sera la tâche de ceux qui
continuent à avancer dans l’esprit d’Otto Rühle.
Paul Mattick Boston, 1960
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire