Lignes n° 62 : les mots du pouvoir, le pouvoir des mots
Du service comme
concession par Pierre-Damien Huyghe
Le pouvoir n’est pas tout
extérieur à nous. Il enseigne et instruit si efficacement que nous ne nous
passons que difficilement de son langage. Il enseigne pour autant que ce mot
veuille dire déposer un signe dans un esprit ou marquer cet esprit d’un trait
signifiant. Il instruit pour ce que ce verbe évoque du placement d’une couche
(-struire), ici de mots, au sein (in-) d’une mentalité dont l’allure est ainsi
refaite. L’opération a quelque chose de classiquement pictural car elle vient
recouvrir une surface déjà instruite et
déjà enseignée. On fait de même quand, propriétaire, on s’apprête à louer un
vieil appartement : on le repeint pour qu’il retrouve une certaine allure,
une allure au goût du jour. C’est une
économie que toute cette opération : dans le cas qui va nous intéresser,
elle mise, elle aura misé sur une expression déjà là afin de lui extorquer une
sorte de plus-value. Le processus ne s’effectue jamais sans quelque
fétichisation du côté du locataire.
Un fétiche, ça se brandit. Ça
se brandit comme un tison, comme une épée, comme une arme (ces connotations
appartiennent à l’origine, même du verbe « brandir »), et cela par
ceux mêmes qui pensent à ce tison, a
cette épée, avec cette arme avoir trouvé quelque chose qui le défend.
Cette défense n’est pas à la hauteur qu’elle croit. Elle ne vaut que par
imaginaire.
Un exemple de fétiche de cette
sorte, c’est le syntagme de « service publics » que ma génération
aura brandi en croyant par-là s’opposer à l’attaque de tout un pouvoir. Elle
l’a fait sans se rendre compte qu’elle s’équipait d’un langage à elle prêté et
par elle bientôt adoptée comme une arme, quand ce n’était précisément, qu’un fétiche.
Qu’est-ce à dire ? Que
« service », bien sûr, ça peut être un mot généreux. Ce que nous
voulions proclamer avec lui, c’était une certaine disponibilité. Et un certain
sens de la générosité. Nous croyions, le brandissant, défendre auprès de tiers
supposés de bon sens l’utilité commune de quelques activités. Qui parmi ces
tiers pourrait, sauf à manquer de bon sens, penser à contrario ? Nous imaginions ainsi nous gagner la
bienveillance d’un vaste public quand aussi bien nos esprits allaient être par ce
dernier mot refait. Car « public » ne serait bientôt pas (c’est une
partie du problème) le nom d’une instance spécifique, mais celui, tout
simplement, du grand nombre. « Service public » passerait donc comme
une expression en soi démocratique et tout le monde serait content.
Rien dans tout cela n’aura été
absolument faux. Si les intentions étaient bonnes, les choses ont cependant
bien changé. Et la défense, s’il en fallait une (justement, fallait-il
seulement procéder en défense ?),
n’est-elle pas en train d’échouer ? On a vu jouer des notions
intermédiaires, celle de « mission de service public » par exemple.
Qu’est ce qui avait là ? Rien de bien grave en apparence, juste un
changement d’accent, le passage à un mot dont, juxtaposé comme il l’aura été au
fameux « service public », on n’aura pas entendu la connotation archaïquement
religieuse. Ce passage n’eut que l’apparence d’un progrès. La mission étant premièrement
une délégation, elle autorisa un glissement (une sorte de lapsus) à peine
audible et pourtant de conséquence. Il fut dans la foulée bientôt question de
« délégation de service public ». Autrefois, c’est le monde de la
féodalité qui se constitua de telles délégations, la royauté remettant à tel ou
tel de ses féaux l’exercice de telle ou telle de ses prérogatives. Aujourd’hui,
c’est à des sociétés de droit privé que l’état a décidé de faire « des
concessions », parmi lesquelles se trouvent les télécommunications, les
autoroutes et le transport ferroviaire. Quant aux municipalités, elles délèguent
et concèdent toutes sortes de gestions, de celle des parcs de bicyclettes à
celle des contraventions en passant quelques compétences propres à la maitrise
d’ouvrage. Je viens de dire « royauté », « état »,
« municipalité ». Chacun de ces mots signifie un dépositaire de
puissance. Si ces genres de dépositaires ne sont pas sans rapport, c’est trop
évident, avec les jeux de pouvoir (on peut en conquérir le commandement, ils
détiennent un monopole de la violence dite légitime, ils peuvent servir des intérêts
particuliers), y sont-ils complétement réductibles ? Ne peuvent-ils
nourrir aucune activité utile au commun ? Je ne le pense pas. Mais leur
puissance alors a un nom et une modalité spécifiques : elle est publique
et pour cette raison est fondée à ne pas s’organiser ni fonctionner comme
s’organise et fonctionne toute puissance capable de revendiquer au titre d’un
droit privé la capacité à initier supposément au mieux quelque chose dans le
monde. C’est de cette prétention au mieux que tout un pouvoir fait depuis
quelque temps son affaire.
Ce pouvoir est économique. Il
ne tient pas plus aujourd’hui qu’hier (et même à certains égards, il y tient
moins) à l’idée d’une spécifique utilité de l’instance publique. Il ne veut pas
de la capacité organisatrice dont cette instance a historiquement témoigné,
celle qui passe par des statuts (et non des contrats), par des qualifications
accordées aux personnes (et non aux postes de travail), par une propriété non
lucrative de l’appareillage de production (et non un capital à rémunérer). Il
attaque l’idée même de cette capacité et pervertit (repeint) pour ce faire le
langage qui la soutient. C’est ainsi que « service » ne désigne plus
aujourd’hui une attitude mais un produit, et « public » moins une
source et un mode d’initiative qu’une population essentiellement appréhendée
comme un ensemble au mieux d’utilisateurs, au pire de consommateurs, en fait
une clientèle.
Désormais, quand le ministre
de l’Education définit l’école comme un service public, il pose bientôt, comme
si c’était équivalent, que cette école doit être « au service delà
réussite de tous » ou « au service du plus grand nombre ». Ce
faisant, dit-il d’abord l’exigence de cette école ? Dit-il ensuite ce
qu’elle a de spécifique ? Dit-il enfin ce qui la distingue en tant
qu’institution publique ? Il faudrait que je parle aussi d’hôpital et de
santé. Ce serait pour parvenir à la même suggestion : celle de faire
valoir, ici comme là, et dans d’autres cas encore, l’idée non de services, mais
d’organisation publiques. Elles lieraient, ces organisations, leurs
travailleurs à des statuts non régressibles. Et elles ne chercheraient pas à
profiter du travail pour rémunérer la propriété d’un capital en sus des
utilités réalisées.
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