jeudi 19 août 2021

Lignes: collection dirigée par Michel Surya

Lignes n° 62 : les mots du pouvoir, le pouvoir des mots

 



Du service comme concession  par Pierre-Damien Huyghe

 

Le pouvoir n’est pas tout extérieur à nous. Il enseigne et instruit si efficacement que nous ne nous passons que difficilement de son langage. Il enseigne pour autant que ce mot veuille dire déposer un signe dans un esprit ou marquer cet esprit d’un trait signifiant. Il instruit pour ce que ce verbe évoque du placement d’une couche (-struire), ici de mots, au sein (in-) d’une mentalité dont l’allure est ainsi refaite. L’opération a quelque chose de classiquement pictural car elle vient recouvrir  une surface déjà instruite et déjà enseignée. On fait de même quand, propriétaire, on s’apprête à louer un vieil appartement : on le repeint pour qu’il retrouve une certaine allure, une allure au goût du jour. C’est une économie que toute cette opération : dans le cas qui va nous intéresser, elle mise, elle aura misé sur une expression déjà là afin de lui extorquer une sorte de plus-value. Le processus ne s’effectue jamais sans quelque fétichisation du côté du locataire.

Un fétiche, ça se brandit. Ça se brandit comme un tison, comme une épée, comme une arme (ces connotations appartiennent à l’origine, même du verbe « brandir »), et cela par ceux mêmes qui pensent à ce tison, a  cette épée, avec cette arme avoir trouvé quelque chose qui le défend. Cette défense n’est pas à la hauteur qu’elle croit. Elle ne vaut que par imaginaire.

Un exemple de fétiche de cette sorte, c’est le syntagme de « service publics » que ma génération aura brandi en croyant par-là s’opposer à l’attaque de tout un pouvoir. Elle l’a fait sans se rendre compte qu’elle s’équipait d’un langage à elle prêté et par elle bientôt adoptée comme une arme, quand ce n’était précisément, qu’un fétiche.

Qu’est-ce à dire ? Que « service », bien sûr, ça peut être un mot généreux. Ce que nous voulions proclamer avec lui, c’était une certaine disponibilité. Et un certain sens de la générosité. Nous croyions, le brandissant, défendre auprès de tiers supposés de bon sens l’utilité commune de quelques activités. Qui parmi ces tiers pourrait, sauf à manquer de bon sens, penser à contrario ? Nous imaginions ainsi nous gagner la bienveillance d’un vaste public quand aussi bien nos esprits allaient être par ce dernier mot refait. Car « public » ne serait bientôt pas (c’est une partie du problème) le nom d’une instance spécifique, mais celui, tout simplement, du grand nombre. « Service public » passerait donc comme une expression en soi démocratique et tout le monde serait content.

Rien dans tout cela n’aura été absolument faux. Si les intentions étaient bonnes, les choses ont cependant bien changé. Et la défense, s’il en fallait une (justement, fallait-il seulement procéder en défense ?), n’est-elle pas en train d’échouer ? On a vu jouer des notions intermédiaires, celle de « mission de service public » par exemple. Qu’est ce qui avait là ? Rien de bien grave en apparence, juste un changement d’accent, le passage à un mot dont, juxtaposé comme il l’aura été au fameux « service public », on n’aura pas entendu la connotation archaïquement religieuse. Ce passage n’eut que l’apparence d’un progrès. La mission étant premièrement une délégation, elle autorisa un glissement (une sorte de lapsus) à peine audible et pourtant de conséquence. Il fut dans la foulée bientôt question de « délégation de service public ». Autrefois, c’est le monde de la féodalité qui se constitua de telles délégations, la royauté remettant à tel ou tel de ses féaux l’exercice de telle ou telle de ses prérogatives. Aujourd’hui, c’est à des sociétés de droit privé que l’état a décidé de faire « des concessions », parmi lesquelles se trouvent les télécommunications, les autoroutes et le transport ferroviaire. Quant aux municipalités, elles délèguent et concèdent toutes sortes de gestions, de celle des parcs de bicyclettes à celle des contraventions en passant quelques compétences propres à la maitrise d’ouvrage. Je viens de dire « royauté », « état », « municipalité ». Chacun de ces mots signifie un dépositaire de puissance. Si ces genres de dépositaires ne sont pas sans rapport, c’est trop évident, avec les jeux de pouvoir (on peut en conquérir le commandement, ils détiennent un monopole de la violence dite légitime, ils peuvent servir des intérêts particuliers), y sont-ils complétement réductibles ? Ne peuvent-ils nourrir aucune activité utile au commun ? Je ne le pense pas. Mais leur puissance alors a un nom et une modalité spécifiques : elle est publique et pour cette raison est fondée à ne pas s’organiser ni fonctionner comme s’organise et fonctionne toute puissance capable de revendiquer au titre d’un droit privé la capacité à initier supposément au mieux quelque chose dans le monde. C’est de cette prétention au mieux que tout un pouvoir fait depuis quelque temps son affaire.

Ce pouvoir est économique. Il ne tient pas plus aujourd’hui qu’hier (et même à certains égards, il y tient moins) à l’idée d’une spécifique utilité de l’instance publique. Il ne veut pas de la capacité organisatrice dont cette instance a historiquement témoigné, celle qui passe par des statuts (et non des contrats), par des qualifications accordées aux personnes (et non aux postes de travail), par une propriété non lucrative de l’appareillage de production (et non un capital à rémunérer). Il attaque l’idée même de cette capacité et pervertit (repeint) pour ce faire le langage qui la soutient. C’est ainsi que « service » ne désigne plus aujourd’hui une attitude mais un produit, et « public » moins une source et un mode d’initiative qu’une population essentiellement appréhendée comme un ensemble au mieux d’utilisateurs, au pire de consommateurs, en fait une clientèle.

Désormais, quand le ministre de l’Education définit l’école comme un service public, il pose bientôt, comme si c’était équivalent, que cette école doit être « au service delà réussite de tous » ou «  au service du plus grand nombre ». Ce faisant, dit-il d’abord l’exigence de cette école ? Dit-il ensuite ce qu’elle a de spécifique ? Dit-il enfin ce qui la distingue en tant qu’institution publique ? Il faudrait que je parle aussi d’hôpital et de santé. Ce serait pour parvenir à la même suggestion : celle de faire valoir, ici comme là, et dans d’autres cas encore, l’idée non de services, mais d’organisation publiques. Elles lieraient, ces organisations, leurs travailleurs à des statuts non régressibles. Et elles ne chercheraient pas à profiter du travail pour rémunérer la propriété d’un capital en sus des utilités réalisées.

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