[Début d’un article de Mattick paru dans Economies et Sociétés, Série S, Etudes de Marxologie, n° 11 (Institut de science économique appliquée, juin 1967, pp. 49 à 62)]
En écrivant Le Capital, Marx
se proposait « de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne
» (Le Capital, Œuvres, La Pléiade tome I, p. 550). Le centenaire du Capital offre
une excellente occasion de juger la validité ou la non-validité de la loi
hypothétique formulée par Marx quant à l’origine l’existence, l’épanouissement
et la mort du système capitaliste. Aujourd’hui comme autrefois, sa justesse est
encore controversée. On ne saurait s’en étonner, car on ne peut pas s’attendre
à ce qu’elle soit acceptée par ceux qui voient dans le capitalisme « non une
phase transitoire du progrès historique, mais bien une forme absolue et
définitive de la production sociale » (id., p. 553). L’étude objective de la
société capitaliste, Marx ne pouvait la concevoir que sous l’angle de
l’opposition et de la critique : c’est-à-dire du point de vue de la classe
sociale qui n’a rien à redouter, qui a tout à gagner de la dissolution du système
capitaliste. De même que l’économie bourgeoise en tant que telle claironna
l’effondrement de la féodalité et l’accession de la classe des capitalistes au
rang de classe dirigeante, de même son programme critique révélait la loi
immanente du développement du capitalisme et de sa marche vers l’issue fatale.
Les critiques du capitalisme pouvaient prétendre à l’objectivité scientifique ;
ses défenseurs ne le pouvaient pas. Sans aucun doute, c’est grâce à cène
objectivité rigoureuse que Le Capital a remué la société capitaliste tout au
long d’un siècle, et demeure à ce jour la théorie économique la plus ardemment
discutée. Tandis que les œuvres de l’école classique sont sans exception
reléguées dans l’histoire de la pensée économique, Le Capital a gardé toute son
actualité.
Fait encore plus marquant,
aucun traité critique comparable n’a vu le jour. Non que les disciples de Marx
aient manqué de talent: mais Marx avait déjà épuisé le champ de la critique
économique; et quoi qu’on ait à dire sur les changements du capitalisme, on n’a
rien ajouté d’essentiel à son modèle abstrait du capitalisme et de son
développement. Les marxistes s’en sont tenus à des problèmes marginaux, à des
changements notables dans l’un ou l’autre secteur de la structure théorique,
revêtant la vieille théorie d’un costume empirique nouveau.
A la vérité, l’intérêt pour la
réalité mouvante du capitalisme a suscité des interprétations de l’œuvre de
Marx qui souvent s’écartent de l’original. Marx lui-même n’a-t-il pas insisté
sur une distinction claire entre les lois économiques abstraites et les
conditions concrètes, toujours changeantes, de la production capitaliste que
ces lois devaient élucider afin de repérer la tendance générale sous-jacente ?
Cependant, à certains moments, la réalité parut contredire la théorie, et l’on
s’efforça de la modifier pour l’adapter au monde variable des apparences.
Laissons de côté ces efforts divers, puisqu’ils ne concernent pas la question
de savoir si l’analyse du Capital s’applique encore au capitalisme moderne.
Le
problème de la valeur
La théorie marxienne du
développement capitaliste repose sur la théorie de la valeur-travail, que
Ricardo proposait déjà, et que Marx a présentée sous une forme plus élaborée.
Marx lui donne une assise naturelle dans le processus de production matérielle,
et dans l’inéluctable nécessité de distribuer le travail social selon des
proportions définies, pour assurer l’existence et la reproduction de la vie
sociale. Il n’est pas de société qui échappe à cette contrainte, dit-il, ce qui
peut changer, » dans des circonstances historiques différentes, c’est seulement
la forme (...) sous laquelle s’imposent ces répartitions proportionnelles du
travail » (Lettre à Kugelmann, 11 juillet 1868). Cette forme, dans le
capitalisme, « où les interrelations du travail social se manifestent dans
l’échange privé des produits individuels du travail, c’est précisément la
valeur d’échange de ces produits ». Marx a donc vu dans la loi de la valeur la
forme indirecte d’organisation sociale dans une société productrice de
marchandises. La valeur d’une marchandise consiste en temps de travail
socialement nécessaire – coagulé. La force de travail est elle aussi une
marchandise, et possède à ce titre une valeur d’usage et une valeur d’échange.
C’est cette double nature de la force de travail qui cache et tout aussi bien
explique l’exploitation du travail par le capital. L’acheteur de force de
travail paie sa valeur d’échange, mais reçoit sa valeur d’usage; laquelle est
en mesure de produire une plus-value, qui dépasse sa propre valeur d’échange.
Les meilleurs points du Capital, écrit Marx à Engels, « sont 1° le double
caractère du travail, selon qu’il s’exprime en valeur d’usage ou en valeur
d’échange (toute la compréhension des faits en dépend) ; et 2° l’analyse de la
value indépendamment de ses formes particulières de profit, d’intérêt, de rente
foncière, etc. » (Marx à Engels, 24 août 1867) Tandis que le double caractère
de la force de travail fait de la production capitaliste une production de
plus-value, on aperçoit, à ne considérer que cène dernière, un rapport social
fondamental ; que la plus-value soit répartie en diverses catégories, selon
divers modes d’appropriation, c’est une circonstance qui ne fait guère que
masquer ce rapport.
Vu ce double caractère de la
production de valeurs, l’allocation nécessaire du travail dans le capitalisme
ne coïncide pas avec la répartition du travail dans les proportions requises
qui peuvent prévaloir dans d’autres formes de la production sociale. Le capital
a modifié cette nécessité sociale : ce n’est pas la production comme telle,
c’est la production de plus-value et de valeur d’échange qui motive la
production capitaliste. Il y a une nécessité matérielle de répartir le travail,
mais elle s’impose ici dans l’échange et dans les aspects qu’il fait prendre à
la production; c’est un phénomène qui échappe aux regards des producteurs grâce
aux mécanismes du marché. Dans ces conditions, la loi capitaliste de la valeur
« l’emporte de haute lutte comme loi naturelle régulatrice, de même que la loi
de la pesanteur se fait sentir à n’importe qui lorsque s’écroule sur sa tête »
(Le Capital, Œuvres, La Pléiade, t. I, p. 609). Il s’ensuit que si le travail
se distribue conformément au processus de production capitaliste, cette
distribution n’a lieu que dans « la confusion de ses fluctuations accidentelles
» et à travers les crises économiques.
En fondant sa théorie du
développement capitaliste sur la théorie de la valeur-travail, Marx restait
conscient du fait que les marchandises ne s’échangent pas selon leur valeur.
Cette « contradiction », que les théories antimarxiennes ne se firent pas faute
d’exploiter, Marx la résolut pour son compte en se référant au mécanisme du
marché concurrentiel, qui transforme les valeurs en prix de production, autour
desquels oscillent les prix effectifs de marché. En réalité, il n’existe aucun
moyen de découvrir le prix d’une marchandise dans sa valeur, ou, inversement,
de sa valeur dans son prix. Le concept de valeur n’a aucun lien direct avec les
rapports de prix; il faut le relier au mouvement de tous les prix dans le
changement incessant de la productivité du travail, eu égard au capital total.
La controverse sur la transformation prix-valeur s’est apaisée. On ne doute
plus qu’il soit » possible de construire un modèle économique où la théorie de
la valeur-travail se présente comme un système de distribution, mais dans
lequel les marchandises ne s’échangent pas selon la proportion de travail qui a
servi à produire chacune d’elles » (JP Henderson, Mane, Classical Economies,
and the Labor Theory of Value, The Centennial Review of Arts and Science, vol.
III, 1959, P- 448).
Le modèle du développement
capitaliste, fondé sur la valeur, est un moyen méthodologique conçu pour «
saisir ses relations intérieures », qu’on ne saurait observer dans la réalité.
Tout modèle est une version simplifiée d’une situation, d’un phénomène dont la
complexité défie l’analyse ; mais pour donner des résultats valables, le modèle
doit garder contact avec les phénomènes compliqués qu’il sert à examiner.
Ainsi, le concept de valeur était-il nécessaire à Marx pour comprendre la
dynamique de la production capitaliste. Si l’abstraction ne coïncidait pas
trait pour trait avec la réalité, elle n’en était pas moins tirée des rapports
réels. Et, dit Marx, quand bien même Le Capital n’aurait pas contenu de
chapitre sur la valeur, « l’analyse que j’ai donnée du rapport réel contient la
preuve et démonstration des rapports de valeur réels. Tout ce palabre sur la
nécessité de prouver le concept de valeur vient d’une ignorance totale, et du
sujet traité, et de la méthode scientifique dans ce livre » (Marx à Kugelmann,
11 juillet 1868).
Cette analyse de la formation
du capital au point de vue de la valeur se fonde sur « la société comme un tout
». Le monde est considéré comme une seule nation dans laquelle la production
capitaliste domine partout, et ceci » afin d’examiner le sujet… dans son
intégrité, libre de toutes circonstances secondaires ». On suppose que toutes
les marchandises s’échangent à leur valeur, parce que la somme de tous les prix
équivaut à la valeur totale, du moment que l’on tient « la société pour un tout
». Dans ce système abstrait et fermé, il n’existe que le capital et le travail,
la valeur et la plus-value, et l’expansion du capital au travers de la
plus-value.
Le
modèle de l’accumulation du capital
En général, le développement
social est fondé selon Marx sur l’accroissement des forces productives du
travail social. Dans le capitalisme, l’accroissement de la productivité va de
pair avec le déclin de la valeur des marchandises, étant donné qu’il faut pour
les produire un temps de travail réduit. Or, l’on peut désormais produire plus
de marchandises en un temps donné. Comme elle recouvre une plus grande masse de
valeur d’usage, la quantité de valeur d’échange augmente elle aussi, ce qui
donne à l’expansion de la production matérielle le caractère d’une expansion de
la valeur. Il n’en est pas moins vrai que, par suite de la productivité accrue
du travail, une quantité donnée de valeur d’usage contient une quantité plus
petite de valeur d’échange. Ce mouvement double et divergent de la valeur des
marchandises est sous-jacent dans l’analyse marxienne de la production
capitaliste sous le rapport de la valeur. La productivité accrue rend possible
et en même temps exprime l’accumulation du capital, que Marx considère du point
de vue de la valeur d’usage aussi bien que de la valeur d’échange. « La
composition du capital, écrit-il, se présente à un double point de vue. Sous le
rapport de la valeur, elle est déterminée par la proportion suivant laquelle le
capital se décompose en partie constante (la valeur des moyens de production)
et parue variable (la valeur de la force de travail, la somme des salaires).
Sous le rapport de sa matière, telle qu’elle fonctionne dans le procès de
production et en force de travail agissante, et sa composition est déterminée
par la proportion qu’il y a entre la masse des moyens de production employés et
la quantité de travail nécessaire pour les mettre en œuvre. La première
composition du capital est la composition-valeur, la deuxième la composition
technique.
Enfin, pour exprimer le lien
intime qu’il y a entre l’une et l’autre, nous appellerons composition organique
du capital sa composition-valeur, en tant qu’elle dépend de sa composition
technique, et que, par conséquent, les changements survenus dans celle-ci se
réfléchissent dans celle-là » (Le Capital, La Pléiade, t. I, p. 1121-1122).
Parce que la nature matérielle de la
production détermine les investissements tant en travail qu’en capital, la
composition organique du capital diffère dans les différentes branches de la
production. Dans le système clos de Marx, la moyenne des compositions des
capitaux individuels donne la moyenne du capital total dans n’importe quelle
branche de la production; et la moyenne des moyennes de toutes les branches
donne la composition du capital social dans sa totalité. C’est sur cette
moyenne que Marx raisonne en traitant de la loi générale de l’accumulation du
capital.
L’accumulation modifie la
composition organique du capital. Elle est « haute » quand le capital constant
est plus grand que le capital variable, et « basse » dans le cas contraire.
Accroître la productivité du travail, c’est produire plus avec moins de travail
; l’accroître par voie d’accumulation suppose une augmentation du capital
constant relativement plus rapide que celle du capital variable, quoique tous
deux augmentent dans l’absolu. Le capital nouvellement ajouté attire des
travailleurs de moins en moins nombreux proportionnellement à sa grandeur; et
le capital reproduit qui subit les effets de la composition modifiée expulse
les travailleurs, autrefois attachés à lui, en nombre de plus en plus grand.
C’est pourquoi, dit Marx, « une progression accélérée du capital total,
accélération en progression croissante, est exigée pour absorber un nombre
croissant d’ouvriers, ou même pour continuer à employer ceux qui travaillent
déjà, compte tenu de la métamorphose permanente de l’ancien capital. A son
tour, cette accumulation et centralisation croissante devient la source de
nouveaux changements dans la composition du capital, ou d’une diminution encore
accélérée de sa partie variable, comparée à la partie constante » (Das Kapital,
l, Werke, Band XXIII, Berlin, 1962, p. 658).
Étant donné que seul le
travail, ou capital variable, produit de la plus-value, et que le taux du
profit se mesure à la totalité des investissements, c’est-à-dire à la
combinaison des capitaux variable et constant, ce taux de profit déclinerait,
n’était que la composition organique du capital augmente, et avec elle le taux
de plus-value, grâce à la productivité accrue du travail. Quoi qu’il en soit,
pour illustrer la tendance cachée du taux de profit vers sa chute, Marx imagine
un capital qui se développe grâce à un taux constant de plus-value, hypothèse
toute irréelle sans doute, mais qui montre la baisse du taux de profit à mesure
que s’élève la composition organique du capital.
Il se peut que le capital
s’accumule tout en gardant un taux de profit égal: il suffit que la valeur du
capital variable et celle du capital constant augmente au même rythme. Ce
serait toutefois supposer que le capital se forme sans que la productivité du
travail augmente : les faits sont là pour démontrer au contraire que le capitalisme
se développe, et se signale par un immense progrès technologique. Il se peut
aussi que le capital ne s’accumule pas, et donc que le taux de profit ne
décline pas. Or, un capitalisme sans accumulation ne saurait être qu’un
phénomène passager: c’est un capitalisme en crise. Le développement capitaliste
ne se conçoit que par accumulation. Et généralement, la formation du capital
destitue de la main-d’œuvre, réduisant ainsi le taux du profit, mais
accroissant simultanément et le taux et la masse de la plus-value.
La baisse tendancielle du taux
de profit est une conséquence théorique de l’application de la théorie de la
valeur-travail au processus de formation du capital. Quoique le taux du profit
décline à mesure que la composition organique du capital augmente, la masse de
plus-value augmente avec la masse accrue de capital accumulé. Selon les propres
termes de Marx, les mêmes causes « qui produisent une diminution absolue de la
plus-value, et donc du profit, sur un capital donné et, par conséquent, dans le
pourcentage du taux de profit, produisent une augmentation de la masse absolue
de la plus-value – et du profit – accaparée par le capital total » (Das
Kapital, III, Werke, Band XXV, Berlin, 1964, p. 231). Tout cela exige que « le
multiplicateur qui indique l’accroissement du capital total doit être égal au
diviseur qui indique la chute du taux de profit » (ibid., p. 232). En d’autres
termes, « le capital doit augmenter plus rapidement que le taux de profit ne
baisse. (…) Pour que la partie variable du capital total non seulement reste
absolument la même, mais s’accroisse absolument, bien que son pourcentage dans
le capital total tombe, le capital total doit croître dans des proportions plus
élevées que que le pourcentage du capital variable ne diminue » (ibid., p.
232-233). C’est le processus d’accumulation lui-même qui, dans l’immédiat, ôte
toute importance pratique à la baisse tendancielle du taux de profit.
Néanmoins, l’accumulation se
caractérise encore et toujours par : « 1° L’accroissement du sur-travail, donc
la réduction du travail nécessaire exigé pour la reproduction de la force de
travail ; 2° la diminution de la force de travail (le nombre des travailleurs)
employée en général pour mettre en mouvement un capital donné » (Das Kapital,
III, op. cit., p. 257).
Ces occurrences
s’entre-déterminent, et elles affectent le taux du profit de façon contraire.
Tandis que le taux de la plus-value s’accroît dans une direction, dans l’autre
on voit décroître le nombre des travailleurs : « Dans la mesure où le développement
des forces productives réduit la partie payée du travail exploitée, il augmente
la plus-value en en élevant le taux; mais, dans la mesure où il réduit la masse
totale de travail employée par un certain capital, il réduit le facteur des
nombres par lesquels le taux de plus-value est multiplié pour calculer sa masse
» (id).
Parce que » le rapport entre
le travail salarié et le capital détermine le caractère général du mode de
production capitaliste » (id., p. 886 sq.), on peut enrayer la chute du taux de
profit, sans jamais l’empêcher tout à fait. Compenser la réduction relative du
nombre des travailleurs par l’exploitation intensifiée, cela ne peut se faire
indéfiniment, car il existe des limites précises au-delà desquelles le temps de
travail ne saurait s’étendre, et le temps de travail nécessaire, c’est-à-dire
le temps de travail incombant aux ouvriers, ne saurait se réduire encore au
profit du temps de surtravail. Allons aux extrêmes: le temps de travail absolu
ne peut, aux plus beaux jours, dépasser vingt-quatre heures ; le temps de
travail nécessaire ne peut tomber à zéro. Ainsi l’extraction de plus-value
rencontre des limites sociales et naturelles. Quelle que soit la masse de force
de travail dont dispose en réalité le monde capitaliste, elle sera forcément,
vu l’accroissement toujours plus rapide du capital constant, une quantité en
diminution relative de force de travail exploitable. Poussée à son « terme
logique », une expansion du capital continuellement accélérée fera du déclin
relatif du taux de profit une chute absolue, la plus-value défaillante perdant
tout rapport avec la masse boursouflée du capital. Ce point une fois atteint,
la réalité correspondrait au modèle de l’accumulation que Marx nous propose.
Toutefois, Marx n’a jamais dit
que le capitalisme succomberait par la vertu de la « loi de la chute du taux de
profit », et il ne s’y est jamais attendu. Le modèle abstrait de la formation
du capital sert à illustrer l’effet d’une productivité accrue sur la production
et l’expansion du capital. Il indique aussi pourquoi toutes les contradictions
que la réalité nous offre ne peuvent être tenues pour accidents ou remèdes,
mais prennent source dans la nature du capitalisme, système producteur de
valeur et de plus-value. Il nous montre, avant toute considération des rapports
réels du processus de production, le système vulnérable aux crises ; il fournit
l’outil nécessaire pour évaluer la force et la durée de toute modification de
détail que le capitalisme peut subir en cours de développement.
Cette hausse de la composition
organique du capital, Marx la trouve « à chaque pas confirmée par l’analyse
comparée des prix des marchandises, soit qu’on compare différentes époques
économiques chez une même nation, soit qu’on compare différentes nations dans
la même époque » (Le Capital, La Pléiade, t. I, p. 1134).
Ce phénomène a frappé tous les
observateurs des rapports proportionnels réels entre le capital et le travail
dans le processus de production ; loin de le nier, on l’a célébré comme le plus
grand accomplissement du système capitaliste. Le degré de la composition
organique du capital à tel ou tel moment ne nous dit rien, bien entendu, des
perspectives ultérieures de la production capitaliste. Si le taux de la
plus-value est suffisant, le capital peut s’accumuler tout aussi bien avec une
composition haute ou basse. Un taux croissant de formation du capital dénote un
taux suffisant de profit. Seul le déclin du taux d’expansion indiquerait que
prend effet la tendance latente du profit à chuter.
L’extension quantitative du
capital va de pair avec un changement qualitatif de sa composition: ce
processus et ses suites sont clairement démontrés grâce à un modèle qui dépeint
la loi générale de l’accumulation capitaliste. S’y trouve employé un concept de
capital global qui néglige la réalité, ses nombreux capitalistes, ses
concurrences ; mais qui montre de ce fait, sous-jacent à la lutte, déterminant
son caractère, la chute tendancielle du taux de profit, qui exprime le
développement des forces productives de la société sous les auspices de la
production capitaliste.
Sous la pression de cette
baisse tendancielle, la concurrence et le crédit deviennent, selon Marx, « les
deux plus puissants leviers » de la concentration et de la centralisation du
capital ; « la centralisation étend et précipite les changements dans la
composition technique du capital, changements qui augmente sa partie constante
au dépens de sa partie variable, ou occasionnent un décroissement dans la
demande dans la demande relative du travail » (Le Capital, La Pléiade, t. I, p.
1140) Plus grande est la richesse sociale, le capital en fonction, et donc « le
nombre absolu de la classe ouvrière et la puissance productive de son travail
», plus grande est la réserve industrielle. « Mais plus la réserve grossit,
comparativement à l’armée active du travail, plus grossit aussi la
surpopulation consolidée dont la misère est en raison directe du labeur imposé.
Plus s’accroît enfin cette couche des Lazare de la classe salariée, plus
s’accroît aussi le paupérisme officiel. Voilà la loi générale, absolue, de
l’accumulation capitaliste » (id., p. 1162). Son action, comme celle de toute
loi, « est naturellement modifiée par des circonstances particulières, dont il
n’y a pas lieu de faire ici l’analyse » (id., p. 1162 et note i).
Modification
de la loi générale
L’analyse abstraite de la
valeur a été conçue non pour se substituer aux réalités du développement, mais
pour aider à les comprendre. S’il est vrai que Marx découvrit, implicite et
prévisible dans les rapports de valeur qui sont ceux du capital et du travail,
la potentialité des crises et du dépérissement, c’est toujours la production
réelle et le processus réel d’échange que Marx et Engels prenaient en
considération quand ils eurent à donner leur opinion ou à prendre position sur
l’actualité politique et économique. Marx observa que la tendance générale du
développement capitaliste provoquait des contre-tendances, qui contredisaient
ou modifiaient les prédictions abstraites de la théorie. Néanmoins, ces contre[1]tendances
vérifiaient la tendance générale tout en réagissant contre elle. La baisse
tendancielle du taux de profit pouvait être neutralisée par une accumulation
accélérée, mais cette dernière ne faisait que reproduire le problème précédent
et nécessiter d’autres accumulations plus fortes encore. L’accumulation accroît
la demande de travail ; elle la fait tomber aussi, et la relève à nouveau grâce
à une masse de capital en augmentation progressive. Il arrive pourtant, dans
les périodes d’accumulation rapide, que le taux de profit ne tombe pas et que
la demande de travail ne décroisse pas dans l’absolu.
Les contre-tendances dont Marx
fait état, telles que l’intensité accrue de l’exploitation, la dévalorisation
des salaires, le meilleur marché des éléments constitutifs du capital constant,
l’augmentation du capital par actions, le commerce extérieur, etc., se
rapportent au processus réel de production, non au processus considéré dans le
modèle fondé sur la valeur ; mais toutes ces contre-tendances s’opposent à la
chute du taux de profit en accroissant la plus[1]value. La loi générale n’est pas supprimée,
elle est affaiblie. En outre, ce qui apparaît dans la théorie abstraite comme
l’issue « finale » d’un développement ininterrompu se présente dans les faits comme
un cycle récurrent, chaque cycle étant un « condensé » de la tendance à
l’expansion du capital considéré à long terme.
La théorie générale de la
production capitaliste selon Marx trouve sa confirmation dans les crises ;
c’est là seulement que se vérifie, par l’observation directe, l’analyse
abstraite sous le rapport de la valeur.
La crise, suspension du
processus d’accumulation, ne peut avoir de causes physiques, puisqu’elle
n’altère pas les forces productives dans leur existence matérielle, qu’il s’agisse
des moyens de production ou de la force de travail. Elle n’est pas motivée non
plus par une surproduction matérielle du capital indépendamment des rapports de
valeur: à ce point de vue, le monde a été, il est toujours et de toute évidence
« sous-capitalisé »; il n’existe pas assez de moyens de production pour
satisfaire même les besoins les plus élémentaires des populations. L’alternance
des périodes de prospérité et de dépression ne s’explique guère que par un
changement dans les rapports proportionnels de la valeur par lequel la
rentabilité du capital, de suffisante qu’elle était, devient insuffisante. Le
profit n’étant que la plus-value sous un autre nom, le cycle des crises
s’explique par la perte, puis la restauration d’un taux approprié d’exploitation.
Comme, selon toute apparence, la plus-value n’avait pas fait défaut avant la
dépression (soit dans la phase antérieure de l’accumulation), il faut constater
que le processus d’accumulation, en altérant la composition organique du
capital, a conduit de lui-même à une pénurie relative de plus-value, et donc à
la crise. La reprise du processus d’accumulation indique alors que l’on a
trouvé remède à cette pénurie, et que la plus-value est à nouveau extraite en
assez grandes quantités pour neutraliser les effets de la hausse de composition
organique sur le taux de profit. La crise se présente donc comme une
surproduction de capital par rapport à un taux d’exploitation donné. Les
capitalistes ne peuvent conserver et augmenter leur capital si ce n’est par voie
d’accumulation ; et ils suivent cette voie sans se soucier de la rentabilité du
capital social global, pourtant bien nécessaire, puisque la rentabilité de tous
les capitaux privés en dépend. Ce qu’il faut pour accélérer la formation du
capital, ce n’est pas n’importe quelle quantité de plus-value, mais une
certaine quantité, déterminée par le capital existant.
Cette masse de plus-value
suffisante se définit par rapport au total de la plus-value sociale et par là
au capital social total. Si les conditions existantes de la production ne
permettent pas de produire cette masse de plus-value, aucune expansion rentable
du capital ne sera possible, et, par conséquent, aucune expansion de la
production.
Dans le monde des faits, on ne
saurait dire quelle est exactement la masse de plus-value appropriée aux fins
de l’expansion capitaliste. Le rapport du capital existant et de la masse de
plus-value nécessaire pour garantir une production à plus grande échelle ne
peut se discerner au sein du marché et des rapports de prix, si ce n’est
indirectement, quand ils sont signes d’une expansion ou d’une contraction de
l’économie. Non seulement ces informations sont indirectes, mais elles ne sont
pas le moins du monde exactes, car le ralentissement ou la reprise des affaires
peut s’expliquer par d’autres raisons que les effets d’une disharmonie de la
production matérielle et de la production de valeur. En effet, obtenir de la
plus-value n’est pas tout : il faut encore la réaliser sur le marché, et la «
conversion de la plus-value en profit est déterminée tout autant par le
processus de circulation que par le processus de production » (Le Capital,
Livre III, p. 964). A supposer même que la réalisation n’offre aucune
difficulté, il peut encore se faire que le capital existant souffre d’une
rentabilité mal ajustée : il faudra résoudre ce problème avant de poursuivre
l’accumulation.
*On ne peut prédire le moment
où une crise se produira, ni l’ampleur de ses ravages; mais on peut s’y
attendre, comme au résultat d’un processus d’accumulation qui va s’accélérant
et qui est incapable de se « corriger » au point de vue de la rentabilité
nécessaire. Cette « correction », c’est le marché qui l’opère, en empêchant ou
en limitant la réalisation de la plus-value des capitaux individuels: la cause
en est dans la production insuffisante de plus-value par rapport au capital
social global. Or, du fait que le déclin de la rentabilité se produit dans la
sphère du marché, il paraît n’être autre chose qu’un problème de marché. Une
fois entré en crise, le capitalisme n’a d’autre moyen de recommencer son
expansion que d’opérer dans la sphère de production des changements qui
accroissent la plus-value relativement à la valeur du capital total. Pareils
changements exigent un « point de départ » différent de celui qui constitue le
« point final » de la phase d’expansion précédente – et qui s’est révélé moment
de crise. En d’autres termes, le nouveau mouvement ascendant présuppose la
crise, et traîne dans son sillage la destruction et la dévaluation du capital.
La crise arrête la hausse de
la composition organique du capital, et, par suite des faillites et
dévaluations, réduit la valeur de l’élément constant. En gros, cependant, la
composition technique demeure intacte. La plus-value produite se rapporte à
présent à une moindre valeur en capital, et c’est là une augmentation de la
rentabilité. Sous la pression du chômage, les salaires peuvent être baissés, le
rythme du travail peut être accéléré. La concurrence capitaliste, affaire de
survie, impose la recherche et la mise au point des améliorations techniques.
La même concurrence hâte aussi la concentration et la centralisation du
capital, dont l’effet est la rentabilité accrue des capitaux survivants. C’est
au cours de la crise, puis de la dépression qui s’ensuit, qu’on aménage les
conditions de la production en vue d’une rentabilité supérieure. S’ils sont une
réussite, ces aménagements débouchent sur une période nouvelle d’expansion, à
partir d’une nouvelle structure du capital. La périodicité des crises, selon Marx,
n’a d’autre origine que la capacité dont le capitalisme fait preuve quand il
s’agit de surmonter une surproduction de capital, c’est-à-dire une
disproportion de la valeur du capital et de sa rentabilité: phénomène rencontré
dans la phase précédente. Toute ascension nouvelle est cependant
l’avant-courière d’une crise suivante. Au XIXe siècle, il est de fait que les
crises succédèrent aux crises à des intervalles moyens d’environ dix ans.
Tout ce qui précède résume
l’essentiel de la théorie marxienne de l’accumulation. Le Capital embrasse tous
les aspects importants de la production capitaliste et du processus d’échange;
mais c’est le processus d’accumulation qui détermine le caractère du
développement du capitalisme, et qui renferme les contradictions où se
manifestent ses limites historiques. Il lui est indispensable d’avancer :
demeurer sur place c’est régresser. Cesser d’accumuler, c’est briser et fausser
toute la machine sociale qui soutient la production. Afin de garantir une
production ininterrompue de plus-value, conforme au besoin continuel
d’accumulation, le capitalisme doit bouleverser infatigablement la sphère de la
production ; il lui faut sans relâche étendre son marché afin de transformer la
plus-value en capital supplémentaire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire