21. 10. 2002
« Bonjour,
« O. me dit que vous aimeriez
connaître mon sentiment sur Sans patrie ni frontières. Cela ne m'est guère
facile, car je suis totalement extérieur à ce qui m'a semblé être votre
démarche : une (auto- )critique du trotskisme et des groupes politiques qui
s'en réclament, et ne puis donc rien vous apporter sur ce plan, fût-ce sur le
mode de la polémique.Pourquoi, me direz-vous, avoir alors pris la peine
d'acheter la revue? Quelques mots à ce sujet : 1) L'attrait du titre. 2) Une «
lecture » cursive en librairie souvent ne permet de se faire qu'une idée très
approximative d'un texte, de sa dynamique, etc. 3) M'intéressaient les textes
d'Emma Goldmann et l'étude sur Bordiga, et, de ce point de vue, je suis
pleinement satisfait. Voilà, c'est bien peu, je l'admets. Bonne fin de journée,
B.R. »
* * *
27.10.2002
« Bonjour Yves,
« J'ai bien reçu ton bulletin
de traductions et je t'en remercie. Étant d'origine française et vivant à
Montréal, je mesure moi aussi, chaque jour, l'étanchéité entre les luttes
américaines, canadiennes et européennes. L'idée m'était d'ailleurs venue de
rechercher des textes d'Emma Goldman ou de militantes ouvrières canadiennes de
l'entre deux-guerres dans les universités américaines notamment à l'U. de
Boston, à l'U. du Michigan ou même aux archives canadiennes. Il existe beaucoup
de textes inconnus parce que non traduits et un travail de mémoire à ce propos
s'impose. « Mais il existe aussi en parallèle, un oubli presque total des
luttes de ce temps au Canada notamment et sans doute aux U.S., chose qui est
encore pire. Un travail de conscientisation passe t-il par là ? Sans doute mais
je peine à voir comment les jeunes particulièrement (j'ai 50 ans) peuvent être
sensibilisés par des textes qui traitent de points (certes importants et
cruciaux)internes eux mêmes à des situations historiques dont ils ignorent à
peu près tout.
« Enfin malgré l'intérêt de
ces textes, je ne puis te suivre sur le terrain de la politique révolutionnaire
qui détermine ta position théorique. Il me semble que le projet révolutionnaire
est indissociable d'une critique de la politique, de toute forme-parti et
surtout de l'idéologie sous quelque forme qu'elle se présente. Bien sûr il est
louable de proposer les termes d'un débat mais il ne faut pas que celui-ci
s'énonce dans des termes identiques aux impasses connues et identifiées.
Retrouver au détour de tes pages Bordiga, Lutte ouvrière, les médias de gauche,
un nouveau parti anticapitaliste, me semble non pas un recul, mais du sur-place,
mais une seule et même erreur : celle de ne pas vouloir ou ne pas accepter
d'aller jusqu'au bout de tes interrogations et de ta critique théorique.
« La question la plus actuelle
n'est pas contenue dans les formes spectaculaires et événementielles que prend
l'idéologie du moment pour se manifester, à travers la guerre
israélo-palestinienne remplaçant le Chili ou le Vietnam et les élections en
France comme une reddition (ce sont les élections qui ont toujours posées
problème) ou la démocratie parlementaire transformée en perversion libérale (la
démocratie bourgeoise a toujours servi à nous écraser) où le terrorisme qui
mord la main de celui qui l'a nourri (la critique du terrorisme existe au moins
depuis Netchaïev jusqu'à Debord ou Cesarano pour l'Italie). Il faut accepter
d'aller au fond des choses comme disait Marx, non pas rester en surface.
« Par contre ce que tu nommes
le prétendu mouvement antimondialisation recèle sans doute plus de futurs car
la plupart des groupes qui se sont constitués en dehors des ONG sont plutôt
antiautoritaires proclamés, à la fois produits et acteurs d'un débat de fond
qui nous concerne : comment reconstituer un mouvement radical approprié à
l'arasement en cours des valeurs humaines? Un débat doit voir le jour sur
l'organisation, sur l'idéologie et la question de classes, mais il doit surtout
réaffirmer en quoi et comment une théorie radicale peut encore influer sur le
monde, sur les comportements, sur les mentalités, en se réalisant
offensivement, non pas dans une illusoire résistance au pouvoir, au chaos, ou à
quoi d'autre. Il convient qu'une théorie et une pratique s'énonce et se
comprenne comme des moments de liberté et d'émancipation sinon il devient
impossible de communiquer notre volonté à vouloir d'un monde différent. C'est
donc comme rupture qu'une théorie et une pratique adaptées doivent voir le
jour. Amicalement R.S. »
* * * Nicolas, du Cercle
social, a réagi à l’expression « le Borgne de Saint-Cloud » (de mauvais goût je
le reconnais volontiers) que j’ai employée dans le numéro 1 de Ni patrie ni
frontières à propos de Le Pen. Il m’a indiqué un article (« Les idées faciles
d'accès : les handicaps comme critiques politiques ») sur le site demainlemonde
(http:// www. geocities. com/ demainlemonde/ xenophobie.htm) dont j’extrais le
passage suivant, sans autres commentaires, malgré mon désaccord sur l’optique
de l’article :
« «Un borgne, c'est un infirme qui n'a droit
qu'à un demi-chien.» Journal de Jules Renard -1893-1898.
« Xénophobie, la haine de
l'Autre, peut être déclinée à l'envi tant elle s'adapte à toutes les formes de
haine. Cependant si l'on évoque couramment le racisme, l'homophobie, le
sexisme, rares sont les débats touchant les handicapé-e-s. Certain-e-s
militant-e-s se sont penché-e-s sur les handicapé-e-s dit mentaux surtout pour
fustiger les asiles, milieux carcéraux et aliénants, ou pour dénoncer la
réalité de certains handicaps mentaux (par exemple, travaux de Michel
Foucault). Ici, mon propos ne sera pas d'évoquer les problèmes d'accès à la
santé ou les difficultés matérielles que rencontrent les handicapé-e-s dans la
société de profit, que j'essayerais d'évoquer ultérieurement mais bien de
m'attaquer à l'utilisation de l'image du handicap physique par des militant-e-s
de « gauche », à travers deux exemples sensibles. Il semble qu'à l'instar de
nos adversaires politiques xénophobes, certain-e-s utilisent pleinement le
handicap comme procédé de condamnation et de disqualification.
« Le premier exemple analyse
les attaques concernant le handicap visuel du président de Front National,
Jean-Marie Le Pen.
Le délit de faciès de Le Pen
« Dans les années
soixante-dix, Le Pen portait un bandeau noir. Je me souviens d'avoir vu sur les
tracts électoraux cet homme très droit, la tête haute, fier d'arborer
ostensiblement ce bandeau. A travers ce symbole manifeste, Le Pen affirmait sa
blessure de guerre, celle qu'il aurait eu lors de la guerre d'Algérie. L'impact
était visuel, fort. Il jouait (consciemment ?) sur les deux tableaux : primo,
je suis un militaire qui affronte le combat, et preuve de ma mâle bravoure,
j'ai perdu un œil. Secundo, mon allure rigide et martiale doit inspirer la
frousse, je désire impressionner, je suis un vétéran, un vieux briscard.
« Dans les années
quatre-vingt, suite peut-être au relooking médiatique de la politique (c'était
le début des grands shows, il fallait savoir être " recevable " à la
télé, séduire les masses par une apparence standardisée, etc.), comprenant que
le port du bandeau noir le rend peu sympathique, Le Pen change d'image. Ses scores
électoraux confirment que sa nouvelle apparence est bienvenue. Visuellement, Le
Pen a deux mirettes ! Le Borgne n'est plus. Ce qui est intéressant, c'est que
ce changement n'empêcha pas certains antifascistes de continuer à le traiter de
borgne.
« Or, être borgne est un
handicap difficile à porter au quotidien. Quand on parle de borgne, ce n'est
pas un simple terme descriptif, neutre, car il existe précisément tout un
imaginaire accolé à ce nom : signe de disgrâce physique mais aussi signe de
méchanceté. Les personnes concernées préfèrent le terme médical d'amblyope
unilatéral. On retrouve cet imaginaire pour les bossu-e-s, pied-bots,
boiteux-ses, etc. On comprend mieux, dans ce contexte, pourquoi il est si
facile de stigmatiser Le Pen sur son handicap : cela renforce les préjugés les
plus éculés sur le " méchant borgne ". L'iconographie de Le Pen à
travers les caricatures (par exemple, Charlie-Hebdo) ou les textes de chansons
de rock " alternatif ", qui ont usé et abusé de cet amalgame facile,
sont extrêmement dangereux, car ils génèrent une haine viscérale, où la raison
est absente.
« Or, en attaquant Le Pen sur
ce handicap, on attaque tous ceux qui ont le même handicap et on utilise la
même rhétorique que ceux qu'on combat. C'est une évidence, mais elle ne semble
pas toujours avoir effleuré les grand-e-s militant-e-s de l'antiracisme et de
l'antifascisme ! Attaquer Le Pen sur ses idées et non sur son handicap, c'est
précisément refuser la "lepenisation des esprits".
« Cela fait une nouvelle fois
le jeu des idées réactionnaires, car la méchanceté gratuite est à la portée du/
de la premier-e stupide venu-e. Effectivement cela demande aucune remise en
question. Ces " idées faciles d'accès " montrent qu'il manque une
véritable prise de conscience de certains préjugés ou plis mentaux. A cet
égard, les militant-e-s, les médias militants ont un rôle essentiel à jouer.
Ces situations ne peuvent se développer que si on les encourage ou même si on
les tolère, car le droit au respect passe par le langage et l'attitude
réciproque. Entre signer des pétitions, manifester pour soulager sa bonne
conscience et réfléchir au quotidien sur les préjugés pour tenter de trouver
des solutions, il y a un monde. (…) »
Syb (2002)
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