dimanche 22 août 2021

Les damnés de la terre par Franz Fanon

 

CAS No 5

Un inspecteur européen torture sa femme et ses enfants

 

R.... 30 ans, vient spontanément nous consulter. Il est inspecteur de police, et constate depuis quelques semaines que « cela ne tourne pas rond ». Marié, trois enfants. Il fume beaucoup : cinq paquets de cigarettes par jour. Il n’a plus d’appétit et son sommeil est fréquemment agité de cauchemars. Ces cauchemars n’ont pas de caractéristiques propres. Ce qui le gêne le plus, c’est ce qu’il appelle ses « crises de folie ». D’abord il [256] n’aime pas être contrarié : « Docteur, expliquez-moi cela. Dès que je rencontre une opposition j’éprouve l’envie de frapper. Même en dehors du boulot, j’ai envie de travailler le gars qui me barre la route. Un rien. Tenez, par exemple, je vais chercher les journaux au kiosque. Il y a beaucoup de monde. Forcément il faut attendre. Je tends le bras (le type qui tient le kiosque est un copain) pour prendre mes journaux. Quelqu’un dans la queue me dit avec un petit air de défi : "Attendez votre tour." Eh bien, j’ai envie de le taper, et je me dis "Mon petit vieux, si je te tenais quelques heures, tu ferais moins le zigomar après !’Il n’aime pas le bruit. À la maison, il a envie de frapper tout le monde, tout le temps. Et, effectivement, il frappe ses enfants, même le petit de 20 mois, avec une rare sauvagerie.

Mais ce qui l’a effrayé, c’est qu’un soir où sa femme l’avait particulièrement critiqué de trop frapper les enfants (elle lui avait même dit : « Ma parole, tu deviens fou... ») il s’est jeté sur elle, l’a battue et ligotée sur une chaise en lui disant : « Je vais t’apprendre une fois pour toutes que c’est moi le maître dans cette baraque. »

Heureusement, ses enfants commencent à pleurer et à crier. Il réalise alors la gravité de son comportement, détache sa femme et, le lendemain, décide de consulter un médecin « spécialisé dans les nerfs ». Il précise qu’« avant [il] n’était pas comme cela », qu’il corrigeait rarement ses enfants et ne se disputait en tout cas jamais avec sa femme. Les phénomènes actuels sont apparus depuis « les événements » : « C’est que, dit-il, nous faisons maintenant un travail d’infanterie. La semaine dernière par exemple, nous étions en opération comme si nous appartenions à l’armée. Ces Messieurs du gouvernement disent qu’il n’y a pas de guerre en Algérie et que les forces de l’ordre, c’est-à-dire la police, doivent ramener le calme. Mais il y a la guerre en Algérie, et quand ils s’en rendront compte, ce sera trop tard. Ce qui me tue le plus ce sont les tortures. Ça ne vous dit rien, vous ?... Je torture des fois dix heures d’affilée...

- Qu’est-ce que cela vous fait de torturer ?

- Mais cela fatigue... Il est vrai qu’on se relaie, mais c’est une question que de savoir à quel moment passer la main au copain. Chacun pense qu’il est sur le point d’obtenir le renseignement et se garde bien de céder l’oiseau préparé à l’autre, qui, naturellement, en tirera une gloire. Alors, on lâche... ou on ne lâche pas...

« Il arrive même qu’on propose au type de l’argent, notre propre argent de poche pour l’amener à parler. Le problème pour nous, en effet, est le suivant : es-tu capable de faire parler ce type ? C’est un problème de succès personnel ; on est en compétition, quoi... On a eu à la fin les poings esquintés. Alors, on a employé les "Sénégalais". Mais ils frappent soit trop fort et esquintent le type en une demi-heure, soit trop doucement et ce n’est pas efficace. En fait, il faut être intelligent pour réussir dans ce travail. Il faut savoir à quel moment serrer et à quel autre desserrer. C’est une question de flair. Quand le gars est mûr, ce n’est pas la peine de continuer à taper. C’est pourquoi il faut faire le travail soi-même : on surveille mieux les progrès. Je suis contre ceux qui font préparer le gars par d’autres et qui viennent voir toutes les heures où il en est. Ce qu’il faut surtout, c’est ne pas donner au type l’impression qu’il ne sortira pas vivant de vos mains. Il se demanderait alors pourquoi parler si cela ne doit pas lui sauver la vie. Dans ce cas-là vous n’auriez aucune chance de savoir quelque chose. Il faut qu’il espère : c’est l’espoir qui fait parler.

 Mais ce qui m’embête le plus, c’est l’histoire de ma femme. C’est sûr qu’il doit y avoir quelque chose de détraqué. Il faut m’arranger cela, Docteur. »

Son administration lui refusant un repos et, par ailleurs, le malade ne voulant pas de certificat d’un psychiatre, un traitement est entrepris en « pleine activité ». On devine aisément les faiblesses d’une pareille formule. Cet homme savait parfaitement que tous ses troubles étaient causés directement par le type d’activité déployée dans les salles d’interrogatoire, encore qu’il ait tenté d’en rejeter globalement la responsabilité sur « les événements ». Comme il n’envisageait pas (ce serait un non-sens) [258] d’arrêter de torturer (alors il faudrait démissionner), il me demandait sans ambages de l’aider à torturer les patriotes algériens sans remords de conscience, sans troubles de comportement, avec sérénité.

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