CAS
No 5
Un
inspecteur européen torture sa femme et ses enfants
R.... 30 ans, vient
spontanément nous consulter. Il est inspecteur de police, et constate depuis
quelques semaines que « cela ne tourne pas rond ». Marié, trois enfants. Il
fume beaucoup : cinq paquets de cigarettes par jour. Il n’a plus d’appétit et
son sommeil est fréquemment agité de cauchemars. Ces cauchemars n’ont pas de
caractéristiques propres. Ce qui le gêne le plus, c’est ce qu’il appelle ses «
crises de folie ». D’abord il [256] n’aime pas être contrarié : « Docteur,
expliquez-moi cela. Dès que je rencontre une opposition j’éprouve l’envie de
frapper. Même en dehors du boulot, j’ai envie de travailler le gars qui me
barre la route. Un rien. Tenez, par exemple, je vais chercher les journaux au
kiosque. Il y a beaucoup de monde. Forcément il faut attendre. Je tends le bras
(le type qui tient le kiosque est un copain) pour prendre mes journaux.
Quelqu’un dans la queue me dit avec un petit air de défi : "Attendez votre
tour." Eh bien, j’ai envie de le taper, et je me dis "Mon petit
vieux, si je te tenais quelques heures, tu ferais moins le zigomar après !’Il
n’aime pas le bruit. À la maison, il a envie de frapper tout le monde, tout le
temps. Et, effectivement, il frappe ses enfants, même le petit de 20 mois, avec
une rare sauvagerie.
Mais ce qui l’a effrayé, c’est
qu’un soir où sa femme l’avait particulièrement critiqué de trop frapper les
enfants (elle lui avait même dit : « Ma parole, tu deviens fou... ») il s’est
jeté sur elle, l’a battue et ligotée sur une chaise en lui disant : « Je vais
t’apprendre une fois pour toutes que c’est moi le maître dans cette baraque. »
Heureusement, ses enfants
commencent à pleurer et à crier. Il réalise alors la gravité de son
comportement, détache sa femme et, le lendemain, décide de consulter un médecin
« spécialisé dans les nerfs ». Il précise qu’« avant [il] n’était pas comme
cela », qu’il corrigeait rarement ses enfants et ne se disputait en tout cas
jamais avec sa femme. Les phénomènes actuels sont apparus depuis « les
événements » : « C’est que, dit-il, nous faisons maintenant un travail
d’infanterie. La semaine dernière par exemple, nous étions en opération comme
si nous appartenions à l’armée. Ces Messieurs du gouvernement disent qu’il n’y
a pas de guerre en Algérie et que les forces de l’ordre, c’est-à-dire la
police, doivent ramener le calme. Mais il y a la guerre en Algérie, et quand
ils s’en rendront compte, ce sera trop tard. Ce qui me tue le plus ce sont les
tortures. Ça ne vous dit rien, vous ?... Je torture des fois dix heures
d’affilée...
- Qu’est-ce que cela vous fait
de torturer ?
- Mais cela fatigue... Il est
vrai qu’on se relaie, mais c’est une question que de savoir à quel moment
passer la main au copain. Chacun pense qu’il est sur le point d’obtenir le
renseignement et se garde bien de céder l’oiseau préparé à l’autre, qui,
naturellement, en tirera une gloire. Alors, on lâche... ou on ne lâche pas...
« Il arrive même qu’on propose
au type de l’argent, notre propre argent de poche pour l’amener à parler. Le
problème pour nous, en effet, est le suivant : es-tu capable de faire parler ce
type ? C’est un problème de succès personnel ; on est en compétition, quoi...
On a eu à la fin les poings esquintés. Alors, on a employé les "Sénégalais".
Mais ils frappent soit trop fort et esquintent le type en une demi-heure, soit
trop doucement et ce n’est pas efficace. En fait, il faut être intelligent pour
réussir dans ce travail. Il faut savoir à quel moment serrer et à quel autre
desserrer. C’est une question de flair. Quand le gars est mûr, ce n’est pas la
peine de continuer à taper. C’est pourquoi il faut faire le travail soi-même :
on surveille mieux les progrès. Je suis contre ceux qui font préparer le gars
par d’autres et qui viennent voir toutes les heures où il en est. Ce qu’il faut
surtout, c’est ne pas donner au type l’impression qu’il ne sortira pas vivant
de vos mains. Il se demanderait alors pourquoi parler si cela ne doit pas lui
sauver la vie. Dans ce cas-là vous n’auriez aucune chance de savoir quelque
chose. Il faut qu’il espère : c’est l’espoir qui fait parler.
Mais ce qui m’embête le plus, c’est l’histoire
de ma femme. C’est sûr qu’il doit y avoir quelque chose de détraqué. Il faut
m’arranger cela, Docteur. »
Son administration lui
refusant un repos et, par ailleurs, le malade ne voulant pas de certificat d’un
psychiatre, un traitement est entrepris en « pleine activité ». On devine
aisément les faiblesses d’une pareille formule. Cet homme savait parfaitement
que tous ses troubles étaient causés directement par le type d’activité
déployée dans les salles d’interrogatoire, encore qu’il ait tenté d’en rejeter
globalement la responsabilité sur « les événements ». Comme il n’envisageait
pas (ce serait un non-sens) [258] d’arrêter de torturer (alors il faudrait
démissionner), il me demandait sans ambages de l’aider à torturer les patriotes
algériens sans remords de conscience, sans troubles de comportement, avec
sérénité.
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