[Western Socialist, Boston,
EU, de novembre-décembre 1955, traduit de l’anglais par A.B. et S.J. Le sujet
devait être développé dans son livre portant le même titre.]
L’économie politique
classique, que l’on fait habituellement commencer avec Adam Smith, trouva sa
meilleure expression mais aussi sa plus fine avec David Ricardo. Ricardo, qui,
dit Marx, a fait « délibérément de l’antagonisme des intérêts de classe, de
l’opposition entre salaire et profit, profit et rente, le point de départ de
ses recherches. Cet antagonisme (…), il le formule naïvement comme la loi
naturelle, immuable, de la société humaine. C’était atteindre la limite que la
science bourgeoise ne franchira pas. » [Le Capital, livre I, postface de la 2e
éd. allemande] En effet, pousser la critique plus loin ne pouvait aboutir qu’à
mettre en lumière les contradictions et les limites propres au système de
production capitaliste. Tout en parvenant à des résultats que les économistes
bourgeois étaient décidément incapables d’obtenir, Marx avait le sentiment
d’être tout à la fois l’héritier authentique et le destructeur de l’économie
politique bourgeoise.
Le développement ultérieur de
la théorie économique a renforcé l’avis de Marx. Même si l’économie bourgeoise
était effectivement incapable de progresser, elle n’en a pas moins su changer
de visage. Les économistes classiques avaient mis l’accent sur la production et
sur le système en tant que tel ; leurs successeurs le mirent sur l’échange et
sur l’entreprise en tant qu’unité particulière. Même si aucun doute sérieux ne
s’est élevé quant à l’idée que le système capitaliste soit naturel, raisonnable
et invariable, le désaccord croissant entre la théorie libérale et la réalité
sociale a détruit la confiance initiale de la théorie économique bourgeoise.
Toutefois, avec l’aggravation des difficultés économiques, il fallut se pencher
sur le cycle industriel, les facteurs contribuant à engendrer la prospérité
comme les crises et les dépressions.
L’école néo-classique – dont
le représentant le plus connu reste Alfred Marshall – s’efforça de transformer
l’économie politique en une science susceptible d’être appliquée, c’est-à-dire
de découvrir des moyens d’influer sur les fluctuations du marché, afin
d’accroître la rentabilité du capital et le bien-être social en général. La
durée et la violence croissantes des dépressions allaient toutefois bientôt
changer son optimisme renouvelé en un désespoir encore plus profond, et la
stérilité de la théorie bourgeoise amena encore une fois les économistes à
saisir la sécurité moins embarrassante de la « théorie pure » et le silence du
monde académique.
C’est pendant la « grande
crise » des années 1930 que la pensée économique a été ressuscitée par les
théories « osées » de John Maynard Keynes. Son œuvre principale, La Théorie générale
de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, fut acclamée comme une « révolution
» de la pensée économique, et devait amener la formation d’une nouvelle école,
l’école « keynésienne ». Tandis que les économistes fidèles à l’« orthodoxie »
prenaient position contre cette tendance, la qualifiant pour les uns de «
socialisante », pour les autres d’« illusoire », certains soi-disant
socialistes cherchaient à amalgamer Marx et Keynes ou, plus exactement, à faire
passer les théories du second pour le « marxisme de notre temps ». Le
scepticisme de Marx quant à l’avenir de la théorie économique bourgeoise fut
présentée comme la marque de l’incapacité – ou de la mauvaise volonté – à
critiquer les classiques d’une manière constructive. Par contre, Keynes avait, disait-on,
donné corps aux aspirations d’Alfred Marshall : la réforme et le progrès du
système capitaliste. Ces tentatives, aussi bien que la popularité des «
keynésiens », en général et dans les milieux académiques, et l’insistance des
keynésiens sur l’applicabilité pratique de leurs raisonnements économiques,
font qu’il est utile d’examiner leurs prétentions et d’analyser l’œuvre de leur
maître décédé à la lumière du développement actuel et des tendances
reconnaissables de la société d’aujourd’hui. Ce qui appelle une comparaison
entre les points de vue keynésien et marxien.
II
Avant la publication de la
Théorie générale, on voyait Keynes comme un économiste de l’école néo-classique
dont le langage marginaliste était le sien. Les catégories économiques étaient
habillées en termes psychologiques, tirés, semblait-il, de la « nature humaine
». Les anticipations et les déceptions individuelles déterminent la vie
économique et Keynes parlait même des instincts des individus à faire et à
aimer l’argent comme la force motivante principale de la machine économique.
Selon lui, les individus, en vertu d’une « loi psychologique », tendent à
consommer une fraction de plus en plus réduite de leur revenu à mesure que ce
revenu s’accroît. Quand le revenu réel global s’accroît, bien entendu la
consommation s’accroît également mais moins que le revenu. En supposant que
tout investissement ait pour conséquence ultime de combler les exigences de la
consommation, on verra le volume de l’épargne s’élever plus vite que celui des investissements.
Que tel soit le cas, et la demande globale fléchira et le niveau effectif de
l’emploi en fera autant, faute d’offre du côté de la main-d’œuvre. Voila un
phénomène qui caractérise les sociétés « mûres » où la quantité énorme de
l’équipement en capital déjà en place contribue à déprimer l’efficacité
marginale, la rentabilité, du capital et à décourager l’espérance de rapports
futurs. D’où à son tour une attitude psychologique où les possesseurs de
richesses préfèrent conserver leur épargne sous forme liquide plutôt d’investir
dans des entreprises qui ne paraissent guère prometteuses, voire pas du tout.
La stagnation économique et le
chômage à grande échelle étaient au centre de l’intérêt de Keynes. La théorie
économique traditionnelle était liée aux conditions imaginaires du plein emploi
et à « la loi de débouchés » de Say. Comme Say, Keynes voyait dans la
consommation présente et future le but de toute activité économique, mais, à la
différence de l’économiste français, il ne croyait plus que l’offre crée une
demande suffisante pour maintenir le plein emploi. La réfutation de la « loi de
Say » est acclamée comme l’aspect le plus important de la théorie keynésienne,
en particulier parce qu’il réfute cette « loi » sur sa base même en démontrant
que l’offre ne crée pas sa propre demande précisément de ce « fait » que la
production est en tout subordonnée à la consommation.
Près de soixante-quinze ans
plus tôt, Marx faisait déjà observer qu’une expansion accélérée du capital
permet d’accroître l’emploi, que la consommation et la « consommation » dans
des conditions de production capitaliste sont deux choses différentes, et que
la production totale ne peut accroître que si elle fournit une part du total
plus grande à ceux qui possèdent et qui contrôlent le capital. Quant à Say, il
estimait inutile de démolir ce « comique prince de la science », quand bien
même « ses admirateurs sur le continent l’ont célébré comme l’inventeur de ce
fameux trésor de l’équilibre métaphysique des achats et des ventes » [Contribution
à la critique de l’économie politique]. Aux yeux de Marx, la loi de Say perdait
toute espèce de fondement dès qu’on tenait compte de la disparité croissante
entre les exigences de profit inséparables de l’expansion du capital et celles
de la société en matière de production considérées dans une optique
rationnelle, entre la « demande sociale » et les besoins sociaux réels ; et
Marx avait démontré que l’accumulation du capital présuppose une armée de
réserve industrielle de chômeurs.
III
Quand, si tardivement, Keynes
s’approcha de la position de Marx, ce n’était pas pour signaler une
contradiction inhérente à la production du capital mais pour saluer la
disparité entre l’emploi et l’investissement comme un grand accomplissement.
Selon lui seule « une communauté riche est obligée de découvrir des occasions
d’investissement beaucoup plus nombreuses, pour pouvoir concilier la propension
à épargner de ses membres les plus riches avec l’emploi de ses membres les plus
pauvres. » [Théorie générale, Paris, 1942, p. 123] Cependant, sans
l’élimination de l’écart entre le revenu et la consommation, il s‘en suit dans
la théorie de Keynes que « chaque fois que nous assurons l’équilibre
d’aujourd’hui en augmentant l’investissement, nous aggravons la difficulté que nous
aurons à assurer l’équilibre demain » [Théorie générale, livre I, ch. 3, II].
Mais, en ce qui concerne le proche avenir, Keynes jugeait ces difficultés
surmontables grâce à des politiques gouvernementales visant à diminuer la «
préférence pour la liquidité » et à augmenter la « demande effective » par
moyen de l’inflation contrôlée, des taux d’intérêt réduits et des salaires
réels plus bas, promouvant ainsi les stimulants à investir. Si cela ne suffit
pas, le gouvernement peut accroître l’activité économique par les travaux
publics et le financement déficitaire. Avec le plein emploi comme le critère,
l’efficacité des diverses interventions dans l’économie de marché peut être
testée expérimentalement. Tout ce qui n’amène pas le plein emploi n’est pas suffisant.
Puisque l’emploi accru par le truchement du « pump priming » peut amener «
l’emploi secondaire » dans des branches additionnelles de la production, on a
supposé qu’il l’amène. Et si tout s’échouait, il existait toujours la
possibilité d’un contrôle direct de l’investissement par le gouvernement.
Ce n’est pas nécessaire d’être
d’accord avec Keynes quant à la cause du chômage pour reconnaître que les
politiques qu’il a suggérées pour le combattre ont été les politiques de tous
les gouvernements dans l’histoire récente, qu’ils aient eu connaissance de ses
théories ou pas. Ces politiques ont fait leur début historique bien avant leur
expression théorique. On a déjà tenté toutes les innovations monétaires et
fiscales : les travaux publics, l’inflation et le financement déficitaire sont
aussi vieux que les gouvernements et ils ont été employés dans maintes
situations de crise. Aux temps modernes, on les a cependant regardés comme des
exceptions à la règle, excusables en temps de stress social mais désastreux
comme politique permanente.
IV
Pour Marx, les contradictions
inhérentes à la production du capital n’ont pas un caractère « économique » au
sens bourgeois du terme. Il ne s’occupe pas des relations de l’offre et de la
demande du marché mais de l’effet des forces de production sociales sur les
relations sociales de production capitalistes, c’est-à-dire, les résultats de
la productivité croissante sur la production de la valeur et de la plus-value.
La thèse bourgeoise disjoint la productivité croissante, fêtée comme le produit
du capital lui-même, de ses implications sociales. Pour Marx, elle est la
variable indépendante qui détermine toutes les autres variables dans le système
de relations économiques.
La signification spéciale du
travail et de sa productivité croissante dans le schéma de raisonnement de
Marx, amena sa découverte d’une tendance de développement nette quant à
l’accumulation du capital, tendance qui révélait des changements qualitatifs à
la suite des changements quantitatifs. Il a pu montrer que le « mécanisme
d’équilibre » capitaliste doit changer lui-même au cours de l’expansion du
capital et que c’est celui-ci qui détermine et modifie les forces du marché de
l’offre et de la demande, puisque les lois du marché doivent s’affirmer dans le
cadre d’un « équilibre » qui se développe entre les forces de production
sociales et les relations de production capitalistes.
L’accroissement de la
productivité, de la plus-value et de l’accumulation du capital constitue un
même processus. Il implique un accroissement plus rapide du capital investi
dans les moyens de production que celui investi dans la force de travail. Cela
entraîne ce que Marx a appelé une « composition organique du capital croissante
». Puisque les profits se calculent sur le capital total investi, une tendance
à chuter doit se manifester parce que la partie du total qui seule donne de la
plus-value devient relativement plus petite. Bien entendu, le processus
entraîne également une capacité croissante d’extraire davantage de plus-value,
rendant ainsi nulle la « tendance » des profits à chuter, et constituant la
raison pour le processus lui-même. Mettant de coté toutes les complications de
l’exposé de Marx, son schéma abstrait de l’expansion du capital montre qu’outre
la concurrence comme moteur de l’expansion du capital dans la réalité du
marché, la production et l’accumulation capitalistes trouvent déjà dans le
caractère double de la production du capital – telles les valeurs d’échange et
d’usage – un élément limitant, à ne surmonter que par l’expansion et
l’extension continues du mode de production capitaliste. Afin de prévenir un
taux de profit qui chute, l’accumulation ne doit jamais cesser. On doit
extraire de plus en plus de plus-value, ce qui entraîne le bouleversement
régulier de la production et l’extension continue des marchés. Aussi longtemps
que l’accumulation est possible, le système capitaliste prospère. Si
l’accumulation s’arrête une crise et une dépression s’installent.
Marx et Keynes, tous les deux,
donc, même si pour des raisons différentes, reconnaissent le dilemme
capitaliste dans un taux d’accumulation qui baisse. Keynes diagnostique sa
cause dans un manque de stimulant à investir. Marx, regardant derrière le
manque de stimulant, en trouve les raisons dans le caractère social de la
production en tant que production du capital. Keynes ne regarde pas les crises
et des dépressions comme étant des aspects nécessaires de la formation du
capital ; elles ne sont telles que dans les conditions du laisser-faire et que
dans le sens de l’équilibre économique qui n’inclut pas le plein emploi. Pour
Marx, cependant, une accumulation continue du capital présuppose des périodes
de crises et de dépression, car la crise n’est que « le mécanisme d’équilibre »
qui agit dans le capitalisme à l’égard de son développement. C’est dans la
période de dépression que la structure du capital subit les changements
nécessaires qui rétablissent la rentabilité perdue et qui permettent
l’expansion nouvelle du capital.
V
La théorie d’accumulation de
Marx par sa critique de la théorie classique anticipa la critique de Keynes de
la théorie néo-classique. Dans son essence la « révolution » keynésienne
représente une répétition partielle de quelques-unes des critiques de Marx de
l’économie capitaliste et de sa théorie. Keynes n’étudia pas sérieusement les
théories de Marx, et il ne sentit pas la nécessité de le faire parce qu’il
assimila ces théories à celles des classiques. En s’opposant à la théorie
classique Keynes pensa qu’il s’opposa en même temps à Marx. Mais, en vérité,
loin de traiter de l’une ou de l’autre, il attaquait la théorie néo-classique
du marché qui avait cessé de présenter des rapports un tant soit peu sensibles
avec les idées de Smith et de Ricardo. La critique de Marx de l’économie
classique, cependant, ressemble à la critique de Keynes des néo-classiques,
même si elle approfondit davantage que celle de Keynes parce que les classiques
avaient été des penseurs plus profonds que leurs épigones et parce que Marx
n’était pas un réformateur bourgeois.
Même si Keynes voulait «
pulvériser les fondations ricardiennes du marxisme », pour ce faire il a dû
d’abord se placer sur ces mêmes fondations. Il accepta la théorie de valeur
dans le sens ricardien, dans laquelle le travail comme seul facteur de
production inclut « les services personnels de l’entrepreneur et de ses
assistants. » Comme Marx il s’occupa avec des totaux économiques, mais tandis
que dans le système de Marx l’analyse en termes de totaux économiques allait
mener à la découverte de la tendance de base de l’accumulation du capital et
rien d’autre, dans le système keynésien elle allait servir comme fondation
d’une politique capable d’appuyer la tendance sans nuire aux relations de
production capitalistes. Réduit à sa plus simple expression, le modèle de
Keynes se présente comme un système clos divisé en deux secteurs de production
: celui des biens de consommation et celui des biens capitaux. La dépense
totale exprimée en unités de salaire (basées sur l’heure de travail) dans ces
deux secteurs correspond au revenu total. Quand la demande globale,
c’est-à-dire la somme de la demande de biens de consommation et de la demande
de biens capitaux, est égale au revenu total et implique que le total de
l’épargne est égal à celui de l’investissement, le système est censé se trouver
en équilibre. Une baisse de la demande globale, laissant supposer une disparité
entre l’épargne et l’investissement, a pour effet de réduire le revenu total et
de provoquer du chômage. Si l’on veut sortir de cette situation, il faut faire
en sorte d’accroître la demande globale et de la porter au niveau où le revenu
total implique le plein emploi.
Dans le système de totaux
économiques globaux de Marx le capital constant est la propriété de la classe
capitaliste, le capital variable est l’équivalent social de la force de
travail, et la plus-value est la source de l’accumulation et du revenu de la
classe régnante. Il ne s’agit pas ici du « revenu social » et du « produit
social » et des relations entre eux, mais de l’exploitation capitaliste de la
force de travail.
VI
Avant la Deuxième Guerre
mondiale les théories de Keynes n’eurent qu’une vérification modeste. En effet
il avait l’alibi parfait : soit que ses théories n’étaient pas appliquées, soit
qu’elles l’ont été mais trop chichement. Lorsque la production de guerre se mit
à démarrer, Keynes se dit définitivement convaincu que sa théorie trouverait
enfin confirmation : on allait voir maintenant « quel niveau de consommation il
faut à une collectivité libre, moderne (…), pour arriver à proximité de
l’emploi optimal de ses ressources » [The New Republic, New York, 29 juillet
1940]. Cependant, les mesures liées à l’état de guerre n’avaient rien à voir
avec l’idéologie keynésienne. Elles ne différaient pas des mesures prises au
cours de la guerre précédente, ni ne variaient d’un pays à l’autre, tous
pourtant n’ayant pas opté pour la « révolution keynésienne ». Toutes les
innovations associées à l’économie dirigée de la Deuxième Guerre mondiale –
inflation de la monnaie et du crédit, contrôle des prix, contrôle de la main[1]d’œuvre,
priorités, épargne forcée, rationnement, etc. – avaient déjà été mises en
vigueur pendant la débâcle précédente, alors que les conceptions « orthodoxes »
prédominaient encore en économie.
Si l’économie de guerre a « démontré
» la validité de la théorie de Keynes, elle l’a fait à un tel degré que la
théorie elle-même a dû se renverser. Bien qu’elle n’ait pas réussi à accroître
la « propension à consommer » pendant la dépression, elle a été un « brillant
succès » en la réduisant pendant la guerre. Incapable d’accroître les
investissements de manière à créer le plein emploi, elle amena la pénurie de
postes de travail par les destructions du capital. Bien que laissée de côté
pendant la durée des hostilités, sa théorie recouvrera sa validité dès le «
retour à la normale ». Quant à la guerre elle-même, elle ne fit que renforcer
Keynes dans l’idée qui lui était chère, à savoir : que tout système économique,
s’il y tient, peut jouir du plein emploi. Il ne soupçonna pas qu’à notre
époque, seules la guerre et la préparation à la guerre permettent d’y arriver.
Mais d’autres que lui s’en aperçurent ; l’« esprit » keynésien apparaît mieux
en général chez des avocats de l’« Etat providence » tel William Beveridge qui,
vers la fin de la guerre, élabora un plan de plein emploi qui prévoyait « la
socialisation de la demande sans socialisation de la production » [W. H.
Beveridge, Du travail pour tous dans une société libre, Paris, 1945, p. 28].
Fondé sur les principes keynésiens, ce plan, qui devait être réalisé grâce à
des moyens fiscaux, visait à recréer en temps de paix le plein emploi du temps
de guerre.
Les craintes d’un retour du
chômage massif à la fin de la guerre se révélèrent en fin de compte exagérées.
Une différence nette entre économie de guerre et économie de paix n’existait
pas et il était inutile de recourir au plan Beveridge – ou à tout autre plan –
en vue d’arriver au plein emploi des ressources nationales. Depuis le
commencement de la « révolution keynésienne » aucune occasion réelle ne s’est
donc présentée pour tester sa validité pratique. Néanmoins l’intervention
gouvernementale pendant la dépression a fait croître l’emploi jusqu’à un
certain point. On peut donc dire que la théorie s’est montrée valide d’une
façon très générale partout où on l’a appliquée et dans la mesure où on l’a
appliquée. Dans ce sens cependant le keynésianisme ne serait qu’un autre nom
des politiques gouvernementales pendant une dépression et n’est pas plus que la
suggestion que le gouvernement devrait s’occuper d’anticiper la formation du
capital lorsque l’initiative privée commence à se ralentir. Aussi longtemps que
la production sera encore la production pour l’intérêt privé, son expansion
serait la responsabilité du gouvernement – une extension logique du système de
crédit par un passage de la gestion financière privée à la gestion financière
gouvernementale.
Pas seulement du point de vue
keynésien, mais de tout point de vue réaliste, on voit l’intervention
gouvernementale comme une nécessité inéluctable. Les défenseurs de l’« Etat
providence » et ceux de l’entreprise privée, tous deux, préconisent la
croissance de l’« économie du bien-être ». Néanmoins, même si personne ne
semble douter que la gestion gouvernementale se soit installée, la question de
sa nature reste controversée. Les Keynésiens favorisent en général plus
d’intervention gouvernementale, mais puisque l’accroissement suivi de la
régulation gouvernementale et du financement déficitaire est synonyme de la
transformation du système de capitalisme privé en capitalisme d’Etat, on s’y
oppose comme une forme de « socialisme rampant ». Parce que l’on pourrait voir
le keynésianisme comme un état transitoire vers une économie pleinement
réglementée par le gouvernement, il est devenu la théorie de la réforme sociale
au sein du système capitaliste. En tant que telle elle se situe en pleine
opposition au marxisme qui, lui, ne s’occupe pas de la réforme sociale mais
avec l’abolition du système capitaliste.
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