vendredi 20 août 2021

Lignes: collection dirigée par Michel Surya

 

Lignes N°62   les mots du pouvoir  le pouvoir des mots

 



Révolution   par Bernard Noël

 

« Il ne s’agit pas d’une égalité dans la possession, ais d’une fraternité dans le bien-être matériel. J’aime à penser que ce fut l’idéal des premiers chrétiens dégradé ensuite en charité.

La charité, pendant des siècles, a pansé la pauvreté mais n’est jamais allé jusqu’à en combattre les raisons. Elle ne fut qu’un palliatif et elle l’est toujours sous d’autres noms.

Que d’ONG pour combattre la misère du monde, mais elles ne font que l’entretenir et n’y changent rien, tout au plus sauvent-elles des vies.

Quand on apprend qu’une dizaine de milliardaires possèdent à eux seuls, autant de biens que la moitié ou les trois quarts de l’humanité », on est confronté à l’inimaginable. 

La disproportion est telle qu’elle paralyse la réflexion tant la quantité de richesse défie le nombre de pauvres et la possibilité de diviser l’une au profit des autres.

L’étrange est que les riches n’aient jamais songé à un partage susceptible de leur conserver leur place et même leurs privilèges en assurant à chacun une solide aisance.

 

Le partage pourrait résoudre en fondant, non pas une société égalitaire, mais solidaire. Et c’est à quoi nous engagent toutes les violences du passé pour en finir avec elles.

Les riches sont en principe des individus cultivés. Comment se fait-il que cette qualité ne les rende pas sensible au sort des humains, naturellement leurs semblables en les incitants au partage ? Un partage qui, au vu l’ampleur de leur richesse, leur en conserverait l’essentiel.

Et finalement les avantagerait en supprimant contestation, hostilité, révolutions. »

 

 

« Lu tout à l’heure un texte sur la gig economy , déjà fort avancée. Elle est basée sur l’auto-entreprise, qui fait de chacun un individu indépendant mais surtout isolé et privé de droits sociaux. Travail à la tâche, et pas de salaire. Pas d’encadrement, pas de régularité, isolement et fragilité.

Compétition de tous contre tous, mépris des faibles, dictature du marché, contrats à la tâche, flexibilité, disponibilité immédiate.

C’est l’économie à la tâche qui maintient le travailleur dans l’inconnu avec des algorithmes d’évaluation et une précarité extrême.

En somme la contre-révolution est à l’œuvre et elle dispose de moyens non pas seulement de vaincre, mais de liquider d’avance les moyens de résistance en les empêchant non seulement d’agir mais de s’éveiller.

Empêcher que s’éveille le désir de résister en bloquant d’avance cette aspiration naturelle : vieux rêve de pouvoir absolu.

Sauf qu’auparavant cette effet était obtenu par l’éducation, par le raisonnement orienté mais libre, tandis qu’il est en train d’être installé par connexion, par maitrise extérieure des défenses naturelles, leur perversion.

Les plus habiles vont cumuler les commandes, s’enrichir, sous-traiter, les autres vont galérer, s’épuiser… »

 

« Mais dans ce cas, de quoi je me mêle car si je n’ai pas de pouvoir, je n’y ai pas de responsabilité. Or, je voudrais des responsabilités sans pouvoir. Est-ce possible ? Responsabilité et pouvoir sont-ils séparables ?

Arrivé là, je me suis cru au bord de proférer des absurdités : eh bien non ! Si j’accepte des responsabilités et refuse qu’elles me donnent un autre pouvoir que celui de les exercer, tout change, car ce que j’exerce par devoir se limite à son exercice et n’en profite pas à titre personnel. Il s’agit de dévouement et non plus de pouvoir.

Ici quelque chose s’ouvre, qui est inattendu bien que la conséquence de ce qui précède : si la responsabilité pousse au dévouement et non au pouvoir quelque chose s’ouvre qui ne donne pas vers le profit mais la générosité.

Brusque méfiance à l’égard des bons sentiments, mais ne sont-ils que sentimentalement bons ? La générosité est-elle un bon sentiment ? Sans doute mais au sens péjoratif, et je l’étonne depuis toujours –depuis l’enfance qu’elle ne soit pas spontanée. Tout comme je m’étonne que la religion chrétienne qui a régné si longtemps sur l’occident n’ait pas généralisé solidarité, générosité, fraternité tout en ne cessant de les promouvoir.

Mais la religion participait au pouvoir ou bien l’exerçait, toujours dévouée ou complice ou gardienne. »

 

                                                                                  *

 

« Tout surpris d’arriver au bout de ce carnet sans avoir avancé ; j’ai piétiné, piétiné…Est-ce un effet de l’âge ? Ces derniers mots sont sans doute une dérobade, bien que la fatigue soit là, tous les jours.

L’idée d’exercer des responsabilités sans qu’elles me donnent un autre pouvoir que celui de les mettre en œuvre : voilà surement la seule chose à développer.

Mais les agents de l’état n’ont-ils pas été dans ce cas ? Tout déraille avec la destruction des services publics. Quand la rentabilité n’est plus dans le service rendu, tout va vers le pouvoir et il devient le maitre.

Rien de plus redoutable que le pouvoir anonyme : celui qui manipule tout sans jamais révéler qui il est. Le premier acte révolutionnaire serait de révéler qui il est. Mais nommer un groupe : la finance n’avance à rien.

On parle de « postes de responsabilité » : il faudrait qu’ils le soient sans en faire un lieu de pouvoir.

Des responsabilités et pas d’autre pouvoir que celui de les exercer.

Tel était, au fond, le rôle du service public : responsable du service rendu mais n’en tirait pas d’autre pouvoir que de susciter un Merci. »

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