vendredi 6 août 2021

Trotskysme et anarchisme

  : Une lettre de J.P. Cannon (1)

Un camarade trotskyste, soucieux de me montrer que son courant n’avait pas toujours eu une opinion entièrement négative sur le mouvement anarchiste, m’a transmis la lettre suivante de James P. Cannon dirigeant du Socialist Workers Party américain (trotskyste orthodoxe, du moins à ses débuts), à une amie, Myra Tanner Weiss, dont voici les extraits les plus significatifs :

Los Angeles, Calif. 29 juillet, 1955

Chère Myra,

J’ai reçu ta lettre du 9 juin. Je dois avouer que le fait de t’envoyer ma brochure sur les IWW (2) était une manœuvre calculée de ma part. Je savais que ce texte allait réveiller la vieille Wobbly qui sommeille en toi.

Murry a en partie raison lorsqu’il pense que je t’ai envoyé ce pamphlet parce que je te considère comme une « anarchiste ». Mais il a complètement tort s’il croit qu’il s’agit pour moi d’un terme péjoratif. L’anarchisme est une bonne chose, lorsqu’il est sous le contrôle d’une organisation. Cela peut sembler une contradiction dans les termes, mais sans l’anarchisme qui nous habite nous n’aurions pas besoin de la discipline de l’organisation. Le parti révolutionnaire réalise l’unité dialectique de ces forces opposées. Dans un sens, il représente la fusion de la révolte individuelle instinctive avec la conscience que cette révolte ne peut être efficace que si tous deux se combinent et s’unissent en une seule force puissante que seule une organisation disciplinée peut fournir.

Dans ma jeunesse, j’entretenais des relations amicales avec les anarchistes, et mon comportement était spontanément anarchiste. J’adorais ce mot de « liberté » qui était le mot le plus important de leur vocabulaire. Mais mon attirance spontanée pour ce courant fut bloquée lorsque je compris que la réorganisation de la société, qui peut seule rendre possible la liberté, ne peut s’accomplir sans l’aide d’une organisation. Et qui dit organisation dit discipline et subordination de l’individu à la majorité. Je voulais tout avoir à la fois, en fait j’ai toujours les mêmes aspirations, mais je n’ai pas encore réussi à savoir comment cela pourrait se réaliser.

Ceux qui sont nés après la révolution russe et la Première Guerre mondiale ne savent pas et ne peuvent pas vraiment comprendre ce que représentait le mouvement anarchiste avant 1914, avant que ses hypothèses théoriques fussent soumises au test décisif de la pratique. On considérait alors l’anarchisme comme la forme la plus extrême de radicalisme. Les anarchistes attiraient des gens merveilleux ; ils se voulaient les continuateurs des martyrs de Haymarket (3), et tous les cercles révolutionnaires ou radicaux les respectaient. Lorsque Emma Goldman et Alexander Berkman venaient à Kansas City durant une de leurs tournées de conférences, nous les Wobblies, nous invitions les gens à venir assister à leurs réunions.

Goldman était une grande oratrice, l’une des meilleures que j’ai jamais entendues et Berkman un personnage héroïque, d’une grande noblesse. C’est lui qui avait organisé le premier comité de défense et le mouvement pour Tom Mooney (4), après que ce dernier fut condamnée et lorsqu’il était sur le point d’être exécuté, quand tout le monde avait peur d’élever la voix. Je me souviens de sa venue à Kansas City, au cours d’une tournée nationale de conférences, où il était venu pour organiser la première coordination des comités de défense de Mooney. Je me rappelle avec orgueil avoir été un membre actif du premier comité organisé par Berkman. (Moi et Browder (5)!)

Les pulsions de révolte des premiers anarchistes étaient merveilleuses, mais leur théorie ne tenait pas la route et n’a pu survivre au test de la guerre et de la révolution. J’ai honte de rappeler que les anarchistes espagnols sont devenus ministres dans un gouvernement bourgeois à l’époque de la révolution espagnole ; et que certains vieux anarchistes américains de New York, ou plutôt ce qu’il en restait, sont devenus des sociaux-patriotes pendant la Seconde Guerre mondiale. Rien n’est aussi mortel qu’une théorie fausse (…)

James P. Cannon

Notes du traducteur

1. James P. Cannon (1890-1974) Né dans un milieu d’ouvriers catholiques radicaux du Kansas, il devint un organisateur des IWW et fut personnellement formé par Bill Haywood. Il adhéra au Sccialist Party à l’âge de 18 ans et fut un des dirigeants de la tendance favorable aux bolcheviks qui scissionna en 1919 pour créer le Workers Party (l’un des premiers partis communistes aux Etats-Unis) dont il devint le secrétaire général en 1919. Il s’allia à William Z. Foster dans l’espoir d’implanter les idées révolutionnaires dans le mouvement ouvrier américain. Il participa très activement à la campagne pour la défense des anarchistes Sacco et Vanzetti. En 1928 alors qu’il assistait au Sixième Congrès de l’Internationale communiste Cannon fut convaincu par les critiques de Trotsky contre la bureaucratie stalinienne. A son retour, il fut exclu du PC et fonda la Communist League of America qui publiait The Militant avec Max Schachtman. Après une brève période d’entrisme dans le Socialist Party, Canon créa le Socialist Workers Party en 1938, qui devint la plus grande section de la nouvelle Quatrième Internationationale. En 1941, aux côtés de 17 autres dirigeants du Parti, il fut arrêté en raison du Smith Act, loi anticommuniste et le PC américain applaudit à son incarcération. En 1943, il fut condamné à 16 mois de prison et libéré en 1945 à la fin de la Seconde Guerre mondiale. James P. Cannon a écrit plusieurs livres dont un seul est traduit en français.

2. IWW (Industrial Workers of the Word), et Wobblies . Syndicat révolutionnaire fondé en 1905 par des syndicalistes radicaux qui s’opposaient à la politique conservatrice et pro-patronale de l’American Federation of Labor. Les Wobblies, comme s’appelaient les membres de ce syndicat, comprenaient beaucoup de membres du Socialist Party of America, du Socialist Labor Party et d’autres groupes radicaux de gauche. Pendant les années 1910, les IWW jouèrent un rôle important dans la lutte pour les droits des travailleurs américains. Des militants célèbres comme John Reed (auteur du classique « Dix jours qui ébranlèrent le monde), Mother Jones, Bill Haywod, Joe Hill et d’autres prirent parti pour l’idée d’un grand syndicat en espérant que les travailleurs du monde entier pourraient s’unir et combattre ensemble contre leurs oppresseurs capitalistes. Mais le gouvernement lança une répression féroce contre les activités des IWW en 1917 et l’influence du syndicat baissa rapidement. Les IWW devinrent anarcho syndicalistes. Cette organisation existe toujours aujourd’hui mais ne regroupe que quelques centaines de militants.

3. Martyrs de Haymarket. Suite à la manifestation du 1er mai pour la journée de huit heures à Chicago une bombe explosa parmi la foule. Cinq anarchistes furent accusés. L’un se suicida en prison et les quatre autres furent pendus.

4. Tom Mooney (1882-1942), syndicaliste des IWW, inculpé de meurtre suite à l’explosion d’une bombe à San Francisco en 1916 qui fit 10 morts et 40 blessés. Sa condamnation à mort fut commuée en peine de prison. Il fut gracié en 1939 et formellement disculpé en 1961.

5. Earl Russell Browder (1891-1973) Originaire d’une famille nombreuse et très pauvre, il arrêta l’école à 10 ans pour commencer à travailler. Il adhéra au Socialist Parti à l’âge de 15 ans et milita dans l’aile gauche du syndicat de l’American Federation of Labor. En 1917 Browder fut condamné à 16 mois de prison pour son agitation contre la guerre. Il adhéra au Parti communiste américain, travailla pour le compte de l’IC en Chine en 1926 et épousa tous les tournants de la politique stalinienne de la défense du pacte Hitler Staline (qui lui valut de passer plus d’un an en prison) jusqu’à l’alliance américano[1]soviétique contre le fascisme, alliance qui l’amena à dissoudre le PC dans le parti démocrate ! Exclu du PC américain en 1946, il continua à défendre ses idées jusqu’à sa mort.

Echanges de publications Bulletin de la CNT 2e UR, lettre d’information de 8 pages. · L’Oiseau tempête, revue de 68 pages. Correspondance : Oiseau-tempête c/o Ab Irato — BP 328 75 525 Paris Cedex 11 France. Les anciens numéros sont disponibles sur le site web http://internetdown.org/oiseautempete/plan.php3 Au sommaire du N° 9 : Fascisme de la misère, misère de l’antifascisme. Où en est-on avec le mensonge moderne de masse ? Emeutes en Argentine. L’effet Chomsky ou l’anarchisme d’Etat. Soulèvements en Algérie, etc. Dissidences, revue d’histoire des mouvements révolutionnaires · A contre-temps, bulletin de comptes rendus de livres anarchistes Présence marxiste

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