lundi 23 août 2021

Les damnés de la terre par Franz Fanon

 

LOT Nº 4

Après lavage de cerveau

 

On a beaucoup parlé ces derniers temps de l’« action psychologique » en Algérie. Nous ne voulons pas procéder à l’étude critique de ces méthodes. Nous nous contenterons d’évoquer ici leurs conséquences psychiatriques. Il existe deux catégories de centres de torture par lavage de cerveau en Algérie.

I - POUR LES INTELLECTUELS

Le principe est ici d’amener le prisonnier à jouer un rôle. On voit à quelle école psychosociologique cela renvoie.

1.    Mener le jeu de la collaboration L’intellectuel est invité à collaborer en élaborant des justifications à cette collaboration. Il est donc obligé de mener une existence dédoublée : c’est un patriote connu comme tel qui, préventivement, a été retiré de la circulation. Le but de l’action entreprise est d’attaquer de l’intérieur les éléments qui constituent la conscience nationale. Non seulement il doit collaborer, mais la consigne lui est donnée de discuter « librement » avec les opposants ou les réticents et de les convaincre. C’est là une manière élégante de l’amener à attirer l’attention sur les patriotes, donc à servir d’indicateur. Si par hasard il affirme ne pas trouver d’opposants, on les lui désigne ou on lui demande de faire comme s’il s’agissait d’opposants.Faire des exposés sur la valeur de l’œuvre française et sur le bien-fondé de la colonisation Pour mener à bien cette tâche, on est largement entouré de « conseillers politiques » : officiers des Affaires indigènes, ou mieux encore : psychologues, psychologues de la vie sociale, sociologues, etc.

2.    Prendre les arguments de la Révolution algérienne et les combattre un à un L’Algérie n’est pas une nation, n’a jamais été une nation, ne sera jamais une nation. Il n’y a pas de « peuple algérien ». Le patriotisme algérien est un non-sens. Les « fellagas » sont des ambitieux, des criminels, de pauvres types trompés. Tour à tour, chaque intellectuel doit faire un exposé sur ces thèmes, et l’exposé doit être convaincant. Des notes (les fameuses « récompenses ») sont attribuées et totalisées à la fin de chaque mois. Elles serviront d’éléments d’appréciation pour décider ou non de la sortie de l’intellectuel.

3.    Mener une vie collective absolument pathologique Être seul est un acte de rébellion. Aussi est-on toujours avec quelqu’un. Le silence également est prohibé. Il faut penser à voix haute

TÉMOIGNAGE

Il s’agit d’un universitaire interné et soumis des mois durant au lavage de cerveau. Les responsables du camp, certain jour, le félicitent pour les progrès réalisés et lui annoncent sa libération prochaine. Connaissant les manœuvres de l’ennemi, il se garde de prendre cette nouvelle au sérieux. La technique est, en effet, d’annoncer aux prisonniers leur sortie et quelques jours avant la date fixée d’organiser une séance de critique collective. À la fin de la séance la décision est alors souvent prise de surseoir à la libération, le prisonnier ne paraissant pas présenter tous les signes d’une guérison définitive. La séance, disent les psychologues présents, a mis en évidence la persistance du virus nationaliste. Cette fois pourtant, il ne s’agit pas d’un subterfuge. Le prisonnier est bel et bien libéré. Une fois dehors, dans la ville et au sein de sa famille, l’ancien prisonnier se félicite d’avoir si bien joué son rôle. Il se réjouit de pouvoir reprendre sa place dans le combat national et tente déjà d’établir le contact avec ses responsables. C’est à ce moment qu’une idée lancinante et terrible lui traverse l’esprit. Peut-être n’a-t-il trompé personne, ni les geôliers, ni les codétenus, ni surtout lui-même.

Où devait finir le jeu ? Là encore, il faut rassurer, lever l’hypothèse de la culpabilité.

TABLEAUX PSYCHIATRIQUES RENCONTRÉS

a) Phobie de toute discussion collective. Dès qu’il y a rencontre à trois ou quatre, l’inhibition réapparaît, la méfiance, la réticence s’imposent avec une particulière densité.

b) Impossibilité d’expliquer et de défendre une position donnée. La pensée se déroule par couples antithétiques. Tout ce qui est affirmé peut, dans le même moment, être nié avec la même force. C’est certainement la séquelle la plus douloureuse que nous ayons rencontrée dans cette guerre. Une personnalité obsessionnelle est le fruit de l’« action psychologique » mise au service du colonialisme en Algérie.

 

II - POUR LES NON-INTELLECTUELS

Dans les centres comme Berrouaghia, on ne part plus de la subjectivité pour modifier les attitudes de l’individu. On s’appuie, au contraire, sur le corps que l’on casse, en espérant que la conscience nationale se démantèlera. C’est un véritable dressage. La récompense se traduit par l’absence de tortures ou par la possibilité de s’alimenter.

a) Il faut avouer que l’on n’est pas FLN. Il faut le crier en groupe. Il faut le répéter des heures durant.

b) Ensuite, il faut reconnaître qu’on a été FLN et qu’on a compris que c’était mal. Donc : à bas le FLN. Après cette étape, en arrive une autre : l’avenir de l’Algérie est français, il ne peut être que français. Sans la France, l’Algérie retourne au Moyen Âge. Enfin, on est français. Vive la France. Ici les troubles rencontrés ne sont pas graves. C’est le corps souffrant et douloureux qui appelle repos et apaisement.

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