samedi 20 octobre 2018

Invitation à l'Insolite



Article tiré de l'Injustice sociale N°4 et N°5



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C'est la constance même de l'avortement de nos évasions dans quelques cellules toujours trop semblables à celles que nous quittions (et pouvait-il en être autrement) qui nous amènent aujourd'hui à nous interroger· sur· ce que nous voulons en définitive quitter. Et par delà cette interrogation nécessaire sa suite: comment et pour quoi? Voir dans un mouvement social notre libération n'est rien,si nous ne savons ce dont nous voulons nous libérer et si nous ne discernons pas,dans ce mouvement même,ce qui est porteur de nos espérances. En fait, 1'intrication établie entre ces trois questions est-elle qu'il serait vain de tenter de résoudre l'une sans les autres. Le geste aliéné et la pensée rationalisante se produisant réciproquement dans un univers probabilisé au maximum nous promettent des lendemains bien cours qui se mesureront -peut-être avec la précision avec laquelle la science prétend saisir- la matière inanimée: il restera l 'électrocardiogramme nous rassurer l'électroencéphalogramme.La grande obsession du capital n'est plus tant de nous voir garder un"droit chemin",que de déterminer l'ensemble de ceux que nous risquons d'emprunter.Ce bienveillant parapluie destiné à nous protéger contre les avanies du temps dissimule par dessus tout l'ombre par trop bavarde que pourrait apporter quelques journées ensoleillées. Stérilisé,homogénéisé,l'espace social capitaliste,dans sa prétention à préserver la vie de ses sujets,s'arroge jusqu'au contrôle de leurs émotions;et l'hygiénisme et la sécurisation en bannissant la mort de l'horizon· de cette autre mort qu'est la survie, fournissent à la marchandise le prétexte royal de sa domination. L'obsession de la prévision et l'éternel retour du même sont les murs et les chemins de ronde de la prison où nous enferme le capital. La détestable capacité que nous avons de résumer notre vie dans des formulaires est 1'exacte mesure de 1'illusion qui différencie Sarcelles de Fleury Mérogis: si içi reste à l'aventure la possibilité de se chiffrer sur les cadavres des flippers, les années n'y sont pas pour cela plus longues - quelques journées d'où les autres se déduisent par de trop mathématiques similitudes ..
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C'est, nous l'avons déjà dit, la reconnaissance de nos échecs qui nous a conduit au pied du mur que nous voulons franchir , Reste, afin de le sauter, à s'assurer si quelque trait communs nos tentatives échouées ne menacerait pas, en se reproduisant, de mettre à bas nos efforts. Or ce trait commun n'est autre que la logique interne de nos illusions successives, illusions qui n'ont pu être saisies pour telles que dans l'écart opéré hors de leurs, logiques. Ici commence la difficulté : ne s'agit-il pas de nous en prendre à la logique, à la raison elle-même! Le langage dominant, ce véhicule de la banalité raisonnante apparaît, en dernier ressort, comme l'un des garants le plus sûr de la société marchande. Si les limites de notre univers forment les limites de notre langage, au sens de la réalité présente, les limites de notre langage sont également les limites de notre univers possible, au sens de la faculté de l'imagination d'un monde autre. Sans lui avoir fait atteindre la dimension du novlangue décrit dans le 1984 d'Orwell, la domination croissante du capital sur tout les domaines de la vie réduit de plus en plus le langage à n'être que le discours de la marchandise. La normalisation du travail et de ses produits, l'invasion du langage socialisé, l'évolution des connotations attachées aux mots sont les gardes-fous zélés d'une pensée qui ne doit s'écarter des chemins qui mènent de l'usine au super-marché. Comment le communisme pourrait-il être autre chose que le stalinisme quand tous les chats sont gris, quand gazon rime avec interdiction? Mais les mots ne sont que les maillons de cette chaîne qu'est la phrase rationnelle dont l'âme est la pensée technique. Sous le règne de la domination de la valeur d'échange sur la société, la pensée technique est la seule intéressant la production de plus valu, avec la domination réelle du capital, la pensée humaine tend à n'être que cette pensée analytique , rationnelle des choses. C'est là sa soumission, c'est par-là qu'elle perd 1 'usage d'elle-même en inversant la relation qui lie le plaisir à la raison au moyen d'un discours rationalisant le plaisir, l'inféodant à la marchandise. L'analysme, à travers l'obligation qu'il se fait de serrer et de décortiquer au plus près une réalité qui ne peut que figer pour l'observer a, par-dessus tout, aboutit à un extraordinaire resserrement de 1a pensée en en bannissant l'imagination. Après l'information suivant laquelle X ••• est fraiseur, il ne reste pas beaucoup de possibilités dans la tête de l'informé, pour X ••• que celle d'être fraiseur :sert-il un jour dans quelque vaisseau voguant vers l' Alaska? L'invasion de 1'audio-visuel est le rêve accomode cette obsession de l'analyse et de l'information corrélative au développement du capital. Si l'écriture nous laissait le choix des images associées aux mots lus, ainsi que le bénéfice de la part prise à la compréhension du texte, l'écran nous prive de cette liberté d'imagination: la petite commode verte aura six tiroirs pour tout le monde et nous ne nous demanderons plus ce qu'ils contiennent- ce serait perdre le fil de l'histoire. L'information achève de chasser l'anormal, le non-rationnel, avec les balles du réalisme entièrement figuré. La carte perforée et les aventures de Mannix sont l'avenir d'un discours toujours plus mercantile qui se ramènera en dernier ressort au "vends toi et tais-toi" de la marchandise. Tant qu'un chat ne sera qu'un chat, il est à craindre que nous ne puissions faire autrement que de rendre à César ce qui appartient à César. Et ce n'est pas en décrétant qu'un tient vaut mieux que deux tu l'auras que nous y changerons quelque chose. Il s'agirait plutôt de se demander si: qui rira lundi travaillera mardi !

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Tous les mouvements sociaux de quelque envergure ont été menés sous l'égide d'un rêve commun, si l'on convient d'appeler rêve toute représentation imaginaire d'un désir non-satisfait dans la réalité présente d'un individu ou d'une société. Ici comme précédemment, il ne conviendra pas de constater platement les frustrations contenues dans ces "bonheurs", poule au pot des démocrates, puis de se demander quel projet suffisamment cohérent et mirifique il faudrait présenter au prolétariat pour lui donner enfin l'envie de bouger. Laissons donc ces projets, rêves communs, pour ce qu'ils sont: une rationalisation homogénéisante des désirs d'une multitude d'autres humains, des marchandises mystifiantes et rutilantes exposées à une humanité un peu moins morte aujourd’hui qu'elle ne le serait dans leur lendemain Mieux vaut se rendre à cette évidence: le prochain mouvement révolutionnaire ne tendra pas à la réalisation d'un rêve commun à l'humanité ou au prolétariat, mais tout simplement à la réalisation du rêve.
Que cette protestation contre la réalité qu'est le rêve se traduise de façon aussi insolite ne nous surprendra pas: le langage du désir n'est vraiment pas raisonnable. L'insolite même du rêve est à la mesure de l'inadéquation du plaisir à la réalité. En saisissant les éléments du quotidien pour les jeter en 1'air et les assemblées mystérieusement, le rêve distend l'univers du rêveur aux dimensions de ses désirs. Il est du reste assez plaisant de remarquer que dans cet univers-là le rêveur ne se paie pas de mots: Si quelque concept parvient à s'y glisser, ce sera dans la banalité quotidienne d'une phrase immédiatement niée par la visualisation surréaliste de quelque femme vêtue d'une seule écharpe devisant avec une horloge posée près d'un cratère: que la petite aiguille :s'inquiète alors de la démocratisation de 1 'Espagne ramène finalement ce problème à sa juste dimension : on se demande quelle heure il est! Dépassons la trop rapide constatation de l’insociabilité absolue du fantasme, pour y voir son universalité et la totalité de la révolte qu'il exprime : n'est-ce pas de cette totalité que le mouvement révolutionnaire à venir sera porteur? Allons plus loin encore, et interrogeons-nous sur la prétendue insociabilité du rêve: n'est-ce pas ma liberté, pour reprendre Bakounine, qui étend celle des autres à l'infini! Derrière l'inassociabilité présente du rêve,ne peut que se cacher sa sociabilité achevée dans les lendemains de sa réalisation.


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Maintenant que nous avons cerné ce que refusons et renoncé à définir ce que nous désirons, il nous appartient de nous interroger sur la nature du mouvement qui nous mènera de cet ici à cet ailleurs. Nous n'envisagerons
pas ici d'autre problème. Celui de savoir quel processus déterminera l'éclosion du prochain printemps ne sera pas abordé ici, dans la mesure où l'hiver et l'amour aboutissent tous deux sur de beaux temps: de ceux que l'on dédaigne de mesurer. Ceci étant dit, on aurait tort de se moquer des danses de la pluie des Guayaki, les prévisions météorologiques n'ont jamais rien changé : il va de soi que si nous avons quelques divergences · avec les Guayaki ( sur des questions culinaires particulièrement) nous posons le problème du mouvement social leur façon: nous sommes partie prenante. Là cesse 1e paradis des éclaireurs et l'enfer des éclairés. Nous n'avons rien à apprendre si personne ni de personne sur le sujet essentiel qu'est la vie. Tout au plus pouvons-nous reconnaître 1es chemins de cette fausse mort qu'est la survie pour les détruire à tout jamais. Cela devrait suffire à enterrer les avant-gardistes de toute sorte, si quelques remarques supplémentaires sur leurs intentions, nous libérer ne nous permettaient de par delà de ce qu'il ne faut pas faire, l'ébauche de l'immédiatement possible. Semons leurs cendres à tous vents , et voyons si de leur cadavre ne peuvent sortir quelques beaux fruits dont nous nous régalerons. Haine de l'inconnu, incantations aux dieux passés, .nono t on i e , cul te de la charogne, litanies ouvriéristes, Il est décidément encore plus fastidieux d'énumérer les tares des sectes politiques et économistes que de les insulter. Impuissants à évoquer le désir d'autres quotidiens, leurs discours ont la triste logique de la marchandise et leur activité naturellement ne se singularise que dans la dénonciation de la marchandise qu'ils rackettent: masses, peuples, militants. Si "un militant révolutionnaire" pour reprendre la fière formule , qui est celle des gauchistes est "dix pour cent de cervelle et quatre vingt dix pour cent de semelle" – ce dont personne ne doute du reste- que dire de son activité, sinon ce que dit le proverbe: "ennuyeux comme une manifestation gauchiste"? Ici comme ailleurs, l'ennui est contre-révolutionnaire! Le grand succès du renouveau du mouvement subversif aura été de démontrer que l'agitation pouvait être agréable, qu'elle devait même l'être, le plaisir s'y associant étant le seul gage de son efficacité. L'agitation réussit là où elle parvient à faire énoncer par ceux auxquels elle s'adresse, le discours que nous leur destinons. Laissons aux autres le soir de 1e faire les interprètes de la révolte: la nécessité du mouvement subversif n'est pas de se trouver des interprètes, mais bel et bien de nous faire retrouver la parole. Là se situe la rupture avec le consommable. La rupture avec le mode pédagogique, figuratif de l'agitation est l'impératif d'aujourd'hui. L'agitation ne consiste pas à décrire ce qui est, à expliquer la misère, mais à la rendre provocante en se rendant provocante: chacun sait qu'il est difficile de vivre avec un million par mois: impossible de procréer sans se coincer le nez dans un dossier d'assurance--vie; n'est-ce pas une "raison" suffisante pour aller faire l'amour dans les jardins publics? C'est en cela que notre agitation, imperméable au réalisme figuratif, se fera découvrir par ceux-là même que nous désirons connaître, et qu'elle se fera active dans le sens où la pensée la produira, au lieu de la consommer.


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Le grand éclat de rire avec lequel les Indiens métropolitains prétendent enterrer le vieux monde ne sera que celui, amplifié et repris par quelques mitraillettes, de ce couple d'amoureux regardant du haut de leur chambre passer le très digne défilé des mendiants de pourcetanges. mendiants de pourcentages. La sidération produite par la rencontre de deux mondes que la logique ne permet pas de comparer, est le détonateur qui fait surgir à la fois le ridicule et l'horreur d'un quotidien auquel chacun préférerait un orage dans une forêt hantée. L'esprit est ce jeu du langage qui provoque la réalité en défiant la pitié. Cynique, naïf, provoquant, sidérant, en désignant pour cadavre le revencaticativiste, l'humour réussit en un éclair là où la raison échoue des années durant, et la pancarte, démasquée, n'a plus qu'à disparaître. C'est la levée immédiate des tabous sociaux, la dérision du discours marchand. Sur ce terrain, la raison ne peut qu'avoir tort, et si l'on mesure la masse de papier et le temps nécessaire à ébranler quelques certitudes, on ne peut que rester stupéfait face à la portée de quelques phrases concises, allusives, libérant immédiatement les bras nécessaires à la lutte contre le vieux monde. Autant la portée d'un trait d'esprit apparaît quand, dans une foule hésitante, surgit le rire qui lui fera affronter l'ordre, autant l'inanité des discours rationalisants s'affrontant à n'en plus finir des années durant apparaît pour le fossé sanglant où s'enterrent les espoirs de ceux qui avaient rêvé un instant d'aller jouer du Bach sur quelque iceberg égaré. "Ce que les mots d'esprit chuchotent à voix basse, on peut l'énoncer à haute voix, à savoir: que les désirs et les aspirations des hommes ont le droit de s'affirmer en face de la morale. Plus loin, Freud poursuit: "L'esprit fait cause commune avec les tendances primordiales de l'âme, qui sont en butte contre la répression, pour lever les inhibitions intrinsèques conformément au principe cru plaisir préliminaire.Raison-jugement critique- répression, voilà les tendances qu'il combat tour à tour; il ne renonce jamais à son plaisir primitif de jouer avec les mots, et,dès le stade de la plaisanterie, il fait jaillir de nouvelles sources de plaisir en levant les inhibitions .. '' Si l'humour, avec le rêve et d'autres encore, est une des possibilités données à la parole, capable de libérer le geste qui accomplira le désir, ces possibilités donnent au geste leur caractère émancipatoire. Ici encore, geste et parole se produisent réciproquement, et défont le carcan de nos fichiers d' immatriculation alors nous cessons de devenir des numéros pour préparer la farce dans laquelle nous engloutirons le vieux monde. Ecartons-nous quelques instants de notre quotidien par quelque procédé insolite: transformons un bureau de poste en chambre à coucher Louis XV, distribuons quelques tomates bien mitres à l'entrée d'un meeting" gauchiste· •... Le présent ressurgit dans le double oubli du passé et du futur les limites imposées par les valeurs actuelles sont détrônées, et la mesquinerie hygiéniste de quelque horrible déodorant apparaît dans tout son ridicule. L'étonnement s'installe en brisant la prudente réserve des témoins déséquilibrés on ne sait plus qui règne. Il s'agit dès maintenant de briser les fausses certitudes que nous construit l'habitude. Inutile de dire que l'écart fait relativement à la norme est le désintégrateur braqué sur les valeurs présentes. La trop classique image du naufragé échoué avec tous ses trésors sur une île déserte en dit long sur la vanité de quelques valeurs éternelles: sorti du sentier, tout recommence.Ou plutôt, tout commence.Et
qui s'est écarté des randonnées banalisées comprendra facilement que la première rencontre du plongeur avec le requin peut être 1e prélude parfois nécessaire à la rencontre d'un chronomètre avec la gueule d'un flic. Ici, tout se détruit: la relativité généralisée rend au monde présent sa dimension réelle. Dans l'espace courbe et chaud d'une poitrine, 1'espace euclidien chavire jusqu'à ce que la raison s' abandonne au sens. Fractures infinitésimales d'un ordre démesuré, ces ruptures ne peuvent le mettre en péril que dans leur généralisation.C'est ce qui a fait la grande frayeur du Capital, tant en mai 68 qu'en Italie cette année. Par delà les barricades et les P-38, par· delà la violence, la menace résidait pour 1'ordre dans son incapacité à comprendre et donc marchander ces mouvements: il n'y avait rien à vendre: Qui sont-ils? Que veulent-ils-? Qui les paye,? "Tous les mensonges rassurants qui servent de réponse ne peuvent couvrir le silence inquiétant des inconnus qui apparaissent dans la dissolution des cortèges syndicaux ou gauchistes: la menace est dans la vie qui se joue sans se confesser. Le slogan "'vivons dangereusement"puise sa :fibre dans le conflit mortel de la sécurisation climatisée 'Traduisons cette vérité des assurances-vie·: nous sommes tous condamnés à mort.c'est la seule chose qui vaille, que ta vie soit vécue. C'est aussi, en dernier ressort, la seule constatation nécessaire au port d'un P'-38. Là meurent tes discours raisonnables, histoires sans paroles de vies sans histoires.

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