Article tiré de l'Injustice sociale N°4 et N°5
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C'est
la constance même de l'avortement de nos évasions dans quelques
cellules toujours trop semblables à celles que nous quittions (et
pouvait-il en être autrement) qui nous amènent aujourd'hui à nous
interroger· sur· ce que nous voulons en définitive quitter. Et par
delà cette interrogation nécessaire sa suite: comment et pour quoi?
Voir dans un mouvement social notre libération n'est rien,si nous ne
savons ce dont nous voulons nous libérer et si nous ne discernons
pas,dans ce mouvement même,ce qui est porteur de nos espérances. En
fait, 1'intrication établie entre ces trois questions est-elle qu'il
serait vain de tenter de résoudre l'une sans les autres. Le geste
aliéné et la pensée rationalisante se produisant réciproquement
dans un univers probabilisé au maximum nous promettent des
lendemains bien cours qui se mesureront -peut-être avec la précision
avec laquelle la science prétend saisir- la matière inanimée: il
restera l 'électrocardiogramme nous rassurer
l'électroencéphalogramme.La grande obsession du capital n'est plus
tant de nous voir garder un"droit chemin",que de déterminer
l'ensemble de ceux que nous risquons d'emprunter.Ce bienveillant
parapluie destiné à nous protéger contre les avanies du temps
dissimule par dessus tout l'ombre par trop bavarde que pourrait
apporter quelques journées ensoleillées.
Stérilisé,homogénéisé,l'espace social capitaliste,dans sa
prétention à préserver la vie de ses sujets,s'arroge jusqu'au
contrôle de leurs émotions;et l'hygiénisme et la sécurisation en
bannissant la mort de l'horizon· de cette autre mort qu'est la
survie, fournissent à la marchandise le prétexte royal de sa
domination. L'obsession de la prévision et l'éternel retour du même
sont les murs et les chemins de ronde de la prison où nous enferme
le capital. La détestable capacité que nous avons de résumer notre
vie dans des formulaires est 1'exacte mesure de 1'illusion qui
différencie Sarcelles de Fleury Mérogis: si içi reste à
l'aventure la possibilité de se chiffrer sur les cadavres des
flippers, les années n'y sont pas pour cela plus longues - quelques
journées d'où les autres se déduisent par de trop mathématiques
similitudes ..
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C'est,
nous l'avons déjà dit, la reconnaissance de nos échecs qui nous a
conduit au pied du mur que nous voulons franchir , Reste, afin de le
sauter, à s'assurer si quelque trait communs nos tentatives échouées
ne menacerait pas, en se reproduisant, de mettre à bas nos efforts.
Or ce trait commun n'est autre que la logique interne de nos
illusions successives, illusions qui n'ont pu être saisies pour
telles que dans l'écart opéré hors de leurs, logiques. Ici
commence la difficulté : ne s'agit-il pas de nous en prendre à la
logique, à la raison elle-même! Le langage dominant, ce véhicule
de la banalité raisonnante apparaît, en dernier ressort, comme l'un
des garants le plus sûr de la société marchande. Si les limites de
notre univers forment les limites de notre langage, au sens de la
réalité présente, les limites de notre langage sont également les
limites de notre univers possible, au sens de la faculté de
l'imagination d'un monde autre. Sans lui avoir fait atteindre la
dimension du novlangue décrit dans le 1984 d'Orwell, la domination
croissante du capital sur tout les domaines de la vie réduit de plus
en plus le langage à n'être que le discours de la marchandise. La
normalisation du travail et de ses produits, l'invasion du langage
socialisé, l'évolution des connotations attachées aux mots sont
les gardes-fous zélés d'une pensée qui ne doit s'écarter des
chemins qui mènent de l'usine au super-marché. Comment le
communisme pourrait-il être autre chose que le stalinisme quand tous
les chats sont gris, quand gazon rime avec interdiction? Mais les
mots ne sont que les maillons de cette chaîne qu'est la phrase
rationnelle dont l'âme est la pensée technique. Sous le règne de
la domination de la valeur d'échange sur la société, la pensée
technique est la seule intéressant la production de plus valu, avec
la domination réelle du capital, la pensée humaine tend à n'être
que cette pensée analytique , rationnelle des choses. C'est là sa
soumission, c'est par-là qu'elle perd 1 'usage d'elle-même en
inversant la relation qui lie le plaisir à la raison au moyen d'un
discours rationalisant le plaisir, l'inféodant à la marchandise.
L'analysme, à travers l'obligation qu'il se fait de serrer et de
décortiquer au plus près une réalité qui ne peut que figer pour
l'observer a, par-dessus tout, aboutit à un extraordinaire
resserrement de 1a pensée en en bannissant l'imagination. Après
l'information suivant laquelle X ••• est fraiseur, il ne reste
pas beaucoup de possibilités dans la tête de l'informé, pour X •••
que celle d'être fraiseur :sert-il un jour dans quelque vaisseau
voguant vers l' Alaska? L'invasion de 1'audio-visuel est le rêve
accomode cette obsession de l'analyse et de l'information corrélative
au développement du capital. Si l'écriture nous laissait le choix
des images associées aux mots lus, ainsi que le bénéfice de la
part prise à la compréhension du texte, l'écran nous prive de
cette liberté d'imagination: la petite commode verte aura six
tiroirs pour tout le monde et nous ne nous demanderons plus ce qu'ils
contiennent- ce serait perdre le fil de l'histoire. L'information
achève de chasser l'anormal, le non-rationnel, avec les balles du
réalisme entièrement figuré. La carte perforée et les aventures
de Mannix sont l'avenir d'un discours toujours plus mercantile qui se
ramènera en dernier ressort au "vends toi et tais-toi" de
la marchandise. Tant qu'un chat ne sera qu'un chat, il est à
craindre que nous ne puissions faire autrement que de rendre à César
ce qui appartient à César. Et ce n'est pas en décrétant qu'un
tient vaut mieux que deux tu l'auras que nous y changerons quelque
chose. Il s'agirait plutôt de se demander si: qui rira lundi
travaillera mardi !
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Tous
les mouvements sociaux de quelque envergure ont été menés sous
l'égide d'un rêve commun, si l'on convient d'appeler rêve toute
représentation imaginaire d'un désir non-satisfait dans la réalité
présente d'un individu ou d'une société. Ici comme précédemment,
il ne conviendra pas de constater platement les frustrations
contenues dans ces "bonheurs", poule au pot des démocrates,
puis de se demander quel projet suffisamment cohérent et mirifique
il faudrait présenter au prolétariat pour lui donner enfin l'envie
de bouger. Laissons donc ces projets, rêves communs, pour ce qu'ils
sont: une rationalisation homogénéisante des désirs d'une
multitude d'autres humains, des marchandises mystifiantes et
rutilantes exposées à une humanité un peu moins morte aujourd’hui
qu'elle ne le serait dans leur lendemain Mieux vaut se rendre à
cette évidence: le prochain mouvement révolutionnaire ne tendra pas
à la réalisation d'un rêve commun à l'humanité ou au
prolétariat, mais tout simplement à la réalisation du rêve.
Que
cette protestation contre la réalité qu'est le rêve se traduise de
façon aussi insolite ne nous surprendra pas: le langage du désir
n'est vraiment pas raisonnable. L'insolite même du rêve est à la
mesure de l'inadéquation du plaisir à la réalité. En saisissant
les éléments du quotidien pour les jeter en 1'air et les assemblées
mystérieusement, le rêve distend l'univers du rêveur aux
dimensions de ses désirs. Il est du reste assez plaisant de
remarquer que dans cet univers-là le rêveur ne se paie pas de mots:
Si quelque concept parvient à s'y glisser, ce sera dans la banalité
quotidienne d'une phrase immédiatement niée par la visualisation
surréaliste de quelque femme vêtue d'une seule écharpe devisant
avec une horloge posée près d'un cratère: que la petite aiguille
:s'inquiète alors de la démocratisation de 1 'Espagne ramène
finalement ce problème à sa juste dimension : on se demande quelle
heure il est! Dépassons la trop rapide constatation de
l’insociabilité absolue du fantasme, pour y voir son universalité
et la totalité de la révolte qu'il exprime : n'est-ce pas de
cette totalité que le mouvement révolutionnaire à venir sera
porteur? Allons plus loin encore, et interrogeons-nous sur la
prétendue insociabilité du rêve: n'est-ce pas ma liberté, pour
reprendre Bakounine, qui étend celle des autres à l'infini!
Derrière l'inassociabilité présente du rêve,ne peut que se cacher
sa sociabilité achevée dans les lendemains de sa réalisation.
4
Maintenant
que nous avons cerné ce que refusons et renoncé à définir ce que
nous désirons, il nous appartient de nous interroger sur la nature
du mouvement qui nous mènera de cet ici à cet ailleurs. Nous
n'envisagerons
pas
ici d'autre problème. Celui de savoir quel processus déterminera
l'éclosion du prochain printemps ne sera pas abordé ici, dans la
mesure où l'hiver et l'amour aboutissent tous deux sur de beaux
temps: de ceux que l'on dédaigne de mesurer. Ceci étant dit, on
aurait tort de se moquer des danses de la pluie des Guayaki, les
prévisions météorologiques n'ont jamais rien changé : il va
de soi que si nous avons quelques divergences · avec les Guayaki (
sur des questions culinaires particulièrement) nous posons le
problème du mouvement social leur façon: nous sommes partie
prenante. Là cesse 1e paradis des éclaireurs et l'enfer des
éclairés. Nous n'avons rien à apprendre si personne ni de personne
sur le sujet essentiel qu'est la vie. Tout au plus pouvons-nous
reconnaître 1es chemins de cette fausse mort qu'est la survie pour
les détruire à tout jamais. Cela devrait suffire à enterrer les
avant-gardistes de toute sorte, si quelques remarques supplémentaires
sur leurs intentions, nous libérer ne nous permettaient de par delà
de ce qu'il ne faut pas faire, l'ébauche de l'immédiatement
possible. Semons leurs cendres à tous vents , et voyons si de leur
cadavre ne peuvent sortir quelques beaux fruits dont nous nous
régalerons. Haine de l'inconnu, incantations aux dieux passés,
.nono t on i e , cul te de la charogne, litanies ouvriéristes, Il
est décidément encore plus fastidieux d'énumérer les tares des
sectes politiques et économistes que de les insulter. Impuissants à
évoquer le désir d'autres quotidiens, leurs discours ont la triste
logique de la marchandise et leur activité naturellement ne se
singularise que dans la dénonciation de la marchandise qu'ils
rackettent: masses, peuples, militants. Si "un militant
révolutionnaire" pour reprendre la fière formule , qui est
celle des gauchistes est "dix pour cent de cervelle et quatre
vingt dix pour cent de semelle" – ce dont personne ne doute du
reste- que dire de son activité, sinon ce que dit le proverbe:
"ennuyeux comme une manifestation gauchiste"? Ici comme
ailleurs, l'ennui est contre-révolutionnaire! Le grand succès du
renouveau du mouvement subversif aura été de démontrer que
l'agitation pouvait être agréable, qu'elle devait même l'être, le
plaisir s'y associant étant le seul gage de son efficacité.
L'agitation réussit là où elle parvient à faire énoncer par ceux
auxquels elle s'adresse, le discours que nous leur destinons.
Laissons aux autres le soir de 1e faire les interprètes de la
révolte: la nécessité du mouvement subversif n'est pas de se
trouver des interprètes, mais bel et bien de nous faire retrouver la
parole. Là se situe la rupture avec le consommable. La rupture avec
le mode pédagogique, figuratif de l'agitation est l'impératif
d'aujourd'hui. L'agitation ne consiste pas à décrire ce qui est, à
expliquer la misère, mais à la rendre provocante en se rendant
provocante: chacun sait qu'il est difficile de vivre avec un million
par mois: impossible de procréer sans se coincer le nez dans un
dossier d'assurance--vie; n'est-ce pas une "raison"
suffisante pour aller faire l'amour dans les jardins publics? C'est
en cela que notre agitation, imperméable au réalisme figuratif, se
fera découvrir par ceux-là même que nous désirons connaître, et
qu'elle se fera active dans le sens où la pensée la produira, au
lieu de la consommer.
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Le
grand éclat de rire avec lequel les Indiens métropolitains
prétendent enterrer le vieux monde ne sera que celui, amplifié et
repris par quelques mitraillettes, de ce couple d'amoureux regardant
du haut de leur chambre passer le très digne défilé des mendiants
de pourcetanges. mendiants de pourcentages. La sidération produite
par la rencontre de deux mondes que la logique ne permet pas de
comparer, est le détonateur qui fait surgir à la fois le ridicule
et l'horreur d'un quotidien auquel chacun préférerait un orage dans
une forêt hantée. L'esprit est ce jeu du langage qui provoque la
réalité en défiant la pitié. Cynique, naïf, provoquant,
sidérant, en désignant pour cadavre le revencaticativiste,
l'humour réussit en un éclair là où la raison échoue des années
durant, et la pancarte, démasquée, n'a plus qu'à disparaître.
C'est la levée immédiate des tabous sociaux, la dérision du
discours marchand. Sur ce terrain, la raison ne peut qu'avoir tort,
et si l'on mesure la masse de papier et le temps nécessaire à
ébranler quelques certitudes, on ne peut que rester stupéfait face
à la portée de quelques phrases concises, allusives, libérant
immédiatement les bras nécessaires à la lutte contre le vieux
monde. Autant la portée d'un trait d'esprit apparaît quand, dans
une foule hésitante, surgit le rire qui lui fera affronter l'ordre,
autant l'inanité des discours rationalisants s'affrontant à n'en
plus finir des années durant apparaît pour le fossé sanglant où
s'enterrent les espoirs de ceux qui avaient rêvé un instant d'aller
jouer du Bach sur quelque iceberg égaré. "Ce que les mots
d'esprit chuchotent à voix basse, on peut l'énoncer à haute voix,
à savoir: que les désirs et les aspirations des hommes ont le droit
de s'affirmer en face de la morale. Plus loin, Freud poursuit:
"L'esprit fait cause commune avec les tendances primordiales de
l'âme, qui sont en butte contre la répression, pour lever les
inhibitions intrinsèques conformément au principe cru plaisir
préliminaire.Raison-jugement critique- répression, voilà les
tendances qu'il combat tour à tour; il ne renonce jamais à son
plaisir primitif de jouer avec les mots, et,dès le stade de la
plaisanterie, il fait jaillir de nouvelles sources de plaisir en
levant les inhibitions .. '' Si l'humour, avec le rêve et d'autres
encore, est une des possibilités données à la parole, capable de
libérer le geste qui accomplira le désir, ces possibilités donnent
au geste leur caractère émancipatoire. Ici encore, geste et parole
se produisent réciproquement, et défont le carcan de nos fichiers
d' immatriculation alors nous cessons de devenir des numéros pour
préparer la farce dans laquelle nous engloutirons le vieux monde.
Ecartons-nous quelques instants de notre quotidien par quelque
procédé insolite: transformons un bureau de poste en chambre à
coucher Louis XV, distribuons quelques tomates bien mitres à
l'entrée d'un meeting" gauchiste· •... Le présent ressurgit
dans le double oubli du passé et du futur les limites imposées par
les valeurs actuelles sont détrônées, et la mesquinerie hygiéniste
de quelque horrible déodorant apparaît dans tout son ridicule.
L'étonnement s'installe en brisant la prudente réserve des témoins
déséquilibrés on ne sait plus qui règne. Il s'agit dès
maintenant de briser les fausses certitudes que nous construit
l'habitude. Inutile de dire que l'écart fait relativement à la
norme est le désintégrateur braqué sur les valeurs présentes. La
trop classique image du naufragé échoué avec tous ses trésors sur
une île déserte en dit long sur la vanité de quelques valeurs
éternelles: sorti du sentier, tout recommence.Ou plutôt, tout
commence.Et
qui
s'est écarté des randonnées banalisées comprendra facilement que
la première rencontre du plongeur avec le requin peut être 1e
prélude parfois nécessaire à la rencontre d'un chronomètre avec
la gueule d'un flic. Ici, tout se détruit: la relativité
généralisée rend au monde présent sa dimension réelle. Dans
l'espace courbe et chaud d'une poitrine, 1'espace euclidien chavire
jusqu'à ce que la raison s' abandonne au sens. Fractures
infinitésimales d'un ordre démesuré, ces ruptures ne peuvent le
mettre en péril que dans leur généralisation.C'est ce qui a fait
la grande frayeur du Capital, tant en mai 68 qu'en Italie cette
année. Par delà les barricades et les P-38, par· delà la
violence, la menace résidait pour 1'ordre dans son incapacité à
comprendre et donc marchander ces mouvements: il n'y avait rien à
vendre: Qui sont-ils? Que veulent-ils-? Qui les paye,? "Tous les
mensonges rassurants qui servent de réponse ne peuvent couvrir le
silence inquiétant des inconnus qui apparaissent dans la dissolution
des cortèges syndicaux ou gauchistes: la menace est dans la vie qui
se joue sans se confesser. Le slogan "'vivons
dangereusement"puise sa :fibre dans le conflit mortel de la
sécurisation climatisée 'Traduisons cette vérité des
assurances-vie·: nous sommes tous condamnés à mort.c'est la seule
chose qui vaille, que ta vie soit vécue. C'est aussi, en dernier
ressort, la seule constatation nécessaire au port d'un P'-38. Là
meurent tes discours raisonnables, histoires sans paroles de vies
sans histoires.
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