La
démocratie est le « gouvernement du peuple ou plutôt un régime
politique qui prétend favoriser les intérêts de la masse. Si le
socialisme est, ainsi que le prétend le Dr Gustave Le Bon, « La
religion de l’avenir » on peut dire que la démocratie est la
religion moderne et que toutes les puissances dites civilisées
s’inspirent aujourd’hui de l’idée démocratique, sinon de son
esprit. Même les gouvernements d’essence réactionnaire qui
exercent sur les populations leur absolu pouvoir et politiquement
entravent ou cherchent a entraver tout progrès, ne manquent jamais
de se réclamer dans la direction de la, chose publique des intérêts
et de la souveraineté populaires. Cela s’explique, car si, dans le
passé, il fut possible aux autocrates d’éloigner le populaire de
tout ce qui intéresse la vie d’une nation, c’est qu’ils
étaient considérés comme des demi-dieux, nantis d’un pouvoir
supérieur, et que la croyance et l’ignorance des hommes
favorisaient une telle conception de la vie sociale ; mais Dieu est
mort et n’exerce plus sur le monde qu’un pouvoir spirituel.
Malgré les empreintes profondes laissées par les religions, malgré
leur emprise sur une partie de l’humanité, il n’est cependant
plus un individu - à moins qu’il ne soit un fanatique - qui, en
notre siècle de modernisme, se laisserait gouverner économiquement
au nom d’un Dieu qui apparaît lointain et qui s’éloigne chaque
jour davantage. Il faut quelque chose de positif, maintenant, à la
collectivité humaine ; l’homme veut être libre et la démocratie,
si elle ne lui donne pas la liberté, lui offre tout au moins
l’illusoire et l’éphémère satisfaction de se croire libre
politiquement, alors qu’il est enchaîné dans les lois économiques
dont il forge luimême les mailles. Si nous jetons un regard en
arrière et si nous faisons une comparaison entre les formes
politiques passées et présentes, nous pouvons constater que la
démocratie n’est que l’adaptation dés classes possédantes aux
nécessités intangibles de l’évolution sociale. Il fut un temps
où le fait de posséder la terre donnait au possédant le droit
absolu et incontesté de gouverner et il ne serait jamais venu au
serf l’idée de réclamer une parcelle d’autorité à son maître.
L’autorité se transmettait de génération en génération avec
les domaines, et le pouvoir était en conséquence exercé par un
aristocratie héréditaire qui se réservait tous les privilèges
économiques et politiques. Les relations d’homme à homme, de pays
à pays, de contrée à contrée ; les découvertes de territoires
nouveaux et l’intensification du négoce international devaient, en
donnant à l’argent une puissance inconnue, transformer cet état
de chose et cependant que « les rois se ruinent dans les grandes
entreprises et que les nobles s’épuisent dans les guerres privées,
les roturiers s’enrichissent dans le commerce. L’influence de
l’argent se fait sentir sur les affaires de l’Etat »
(Tocqueville). Ces divers progrès ne pouvaient se manifester sans
imprimer au peuple une orientation nouvelle et les gouvernements se
trouvaient forcément influencés par les nouvelles lois économiques
qui avaient leur répercussion sur tout l’ensemble de l’activité
sociale. C’est la démocratie qui prenait naissance ; elle se
développa graduellement ; elle détruisit la féodalité ; elle
sortit victorieuse de sa lutte contre les régimes autocratiques et
s’imposa enfin au monde par l’idée de liberté dont elle
semblait inspirée. Si la « république était belle sous l’Empire
» la démocratie n’a rien à lui envier en ce qui concerne les
désillusions qu’elle a fait naître. En vérité, ce ne fut pas
sans crainte que la bourgeoisie, qui n’est en réalité qu’une
nouvelle aristocratie, constatait les progrès de la démocratie ;
mais, ne pouvant en arrêter l’évolution, elle allait l’adapter
à ses besoins et s’en faire une arme contre ceux-là mêmes qui en
étaient les plus chauds partisans et les plus fidèles défenseurs.
Pour donner au peuple l’illusion de la liberté absolue, pour le
convaincre de sa puissance en matière politique, on le laissa se
gouverner lui-même ou plutôt on lui en laissa l’apparence et
lorsqu’on 1848, après bien des hésitations, la bourgeoisie
française accorda au peuple le suffrage universel, elle fut bien
vite rassurée sur les dangers de la démocratie, car, en raison de
son ignorance, le peuple envoya aussitôt à
l’Assemblée
Constituante une majorité de réactionnaires. La bourgeoisie comprit
alors tous les avantages que présentait .pour elle la démocratie et
elle s’efforça d’en consolider les bases tout en en conservant
la direction et « On comprend alors pourquoi les hautes classes ont
définitivement abandonné toute idée de restauration monarchique ou
césarienne, et pourquoi elles soutiennent de toute leur influence et
de leur argent, les journaux et les candidats démocrates de tout
poil et de toute nuance ». (F. Delaisi, La Démocratie et les
Financiers, p. 69.) Il n’y a donc pas grand chose de changé ; 1a
démocratie actuelle ne se différencie que faiblement des anciens
régimes et si le peuple est souverain, reconnaissons que c’est un
souverain plein d’abnégation qui sacrifie tout son bien-être au
profit d’une oligarchie occulte qui ne se présente que sous la
forme d’un gouvernement qu’il a lui-même nommé. Qu’a fait la
démocratie ? Rien, nous dit Tocqueville ; elle a été abandonnée à
ses instincts et il en est résulté que la révolution démocratique
s’est opérée dans le matériel de la société, sans qu’il se
fit dans les lois, dans les habitudes et les moeurs, le changement
nécessaire pour rendre cette révolution utile. En quittant l’état
social de nos aïeux, on jetait pêle-mêle derrière nous leurs
institutions, leurs idées et leurs moeurs ; qu’avons-nous pris à
la place ? Le prestige du pouvoir royal s’est évanoui, sans être
remplacé par la majesté des lois ». Pouvait-il en être autrement
? Anarchistes, nous ne le pensons pas et les démocrates sincères,
les démocrates d’hier qui n’ont pas vécu l’expérience de la
démocratie, ont commis une profonde erreur en s’imaginant qu’un
gouvernement peut être d’émanation populaire alors qu’en
réalité le capital est le maître absolu et que c’est lui qui
dirige toute l’activité politique, économique et sociale du monde
moderne. Cela peut sembler un paradoxe, surtout lorsque l’on sait
que le peuple a la faculté de nommer ses délégués dans les
assemblées législatives et que, par conséquent, c’est lui qui
exerce le pouvoir par l’intermédiaire des hommes qu’il désigne
à certaines fonctions. Nous avons dit plus haut que cela n’était
qu’une illusion et il suffit pour s’en convaincre de lire
l’oeuvre de vulgarisation dû à la plume de Francis Delaisi : «
La Démocratie et les Financiers ». Dans ce petit ouvrage, écrit en
1911, Delaisi nous éclaire sur la façon dont se font les élections
en régime démocratique ; il dévoile à nos yeux tous les dessous
de l’action parlementaire et aucun doute ne peut subsister sur
l’indépendance des Parlements et sur le rôle qu’ils jouent dans
les organisations démocratiques. Les gouvernements sont étroitement
liés avec les grosses entreprises financières et industrielles et
les gouvernants ne sont que des hommes de paille, des pantins que
manoeuvrent les véritables maîtres qui se cachent derrière le
paravent de la démocratie. Les exemples abondent de cette corruption
parlementaire et gouvernementale et il n’est pas besoin de fouiller
dans le passé pour trouver des preuves du mensonge démocratique. Le
capital soutient la démocratie et cela se conçoit, car aucun régime
ne lui semble aussi favorable et c’est la raison pour laquelle tous
les pays du monde s’orientent de plus en plus vers la démocratie.
Le peuple est souverain ; c’est lui qui est le maître et qui
contrôle l’activité économique et politique du pays ; c’est en
son nom que se font les lois et c’est en son nom qu’elles sont
appliquées ; c’est lui qui veille à ce que les intérêts de la
collectivité ne soient pas sacrifiés aux intérêts de quelques
particuliers ; en un mot, c’est lui qui gouverne. Voilà l’esprit
de la démocratie. Mais étudions-la brièvement dans son activité,
dans l’application de son programme. Quelques faits, par leur
brutalité, suffiront, nous pensons, à initier les plus crédules.
Nous disons plus. haut que les gouvernements démocratiques - comme
tous les gouvernements du reste - agissent au nom du peuple, mais en
vue d’intérêts particuliers ; qu’on en juge. Les réseaux de
chemins de fer français accusent, pour l’année 1925, un déficit
de 750 millions de francs et laissent entrevoir pour l’exercice de
1926 une perte de 900 millions de francs. Or, en vertu des lois
édictées au nom du peuple français, ce déficit doit être couvert
par le Gouvernement qui sortira de ses caisses les sommes
indispensables à l’équilibre du budget des compagnies
ferroviaires. Quelle ne sera pas la stupeur du démocrate assez
aveugle pour croire en la vertu du démocratisme, en apprenant que
les compagnies de chemins de fer ont, en fin d’année 1925,
distribué à leur personnel certaines petites gratifications en
guise d’étrennes ; en voici le tableau :
Directeur
ou assimilé ............ 100.000 francs
Sous-Directeur
général ............ 60.000 francs
Ingénieur
en chef ................ 50.000 francs
Ingénieur
en chef adjoint ........ 40.000 francs
Ingénieur
.......................... 30.000 francs
Inspecteur
principal ............... 20.000 francs
Inspecteur
principal adjoint ....... 15.000 francs
Chef
de gare ..................... 800 francs
Sous-chef
de gare ................. 600 francs
Commis
facteur ................... 400 francs
Hommes
d’équipe ................. 60 francs
II
n’est pas besoin de signaler la gratification dérisoire accordée
au personnel inférieur et l’allocation princière touchée par
l’Etat-major ; mais ce qui mérite d’être souligné, c’est que
c’est le peuple qui est obligé, en vertu de son « pouvoir
démocratique » de payer aux parasites sociaux des sommes fabuleuses
et que si la somme d’impôts augmente chaque année, c’est que la
démocratie est un foyer autour duquel viennent se grouper tous les
profiteurs ignorés des classes laborieuses. Le fait que nous
signalons ci-dessus n’est pas un accident, un cas isolé, un crime
pourrait-on dire, mais une chose normale, inhérente à la démocratie
; c’est la démocratie toute entière. Le monde moderne a été
transformé en une vaste société anonyme à la tête de laquelle se
trouve un Conseil d’Administration tout puissant, et ce Conseil est
asservi aux grandes entreprises financières et industrielles qui
détiennent en leur pouvoir toute richesse économique. Que l’on
prenne les banques, les grandes entreprises de transport, l’industrie
métallurgique et minière, les grandes administrations d’intérêt
public, tout ce qui touche enfin à la vie active d’une nation, et
l’on s’aperçoit que tous les rouages de l’économie sociale
ont été abandonnés à quelques barons, véritables monarques qui,
sur des monceaux d’or, président aux destinées de l’humanité.
La démocratie a accompli ce tour de force : d’emprisonner le
peuple dans la liberté. Elle lui a donné la liberté, mais elle lui
a retiré les moyens de s’en servir. Elle lui permet d’accéder
aux plus hautes fonctions, mais elle a élevé des barrières pour
qu’il ne puisse pas y parvenir ; elle a déclaré que tous les
individus étaient égaux, mais elle a maintenu les privilèges qui
sont une source d’inégalité ; elle a affirmé que rien ne pouvait
se faire sans son assentiment et sans sa volonté, mais elle a livré
au marché de la concurrence le domaine politique des nations et,
même dans les tragédies périodiques engendrées par les appétits
particuliers, la démocratie ne peut rien contre les forces mauvaises
qui la dirigent. « Les nations se déchirent aujourd’hui comme
alors, et peut être avec plus de furie ; mais alors les peuples
n’étaient pas consultés, tout dépendait de la volonté de
princes que leur intérêt privé, guidait essentiellement, et qui
avaient plus ou moins le sentiment des intérêts des nations.
Aujourd’hui les peuples sont consultés ou paraissent l’être ;
ils apportent à l’exécution des plans qu’on leur propose une
adhésion plus formelle et mieux constatée ; ils semblent agir par
eux-mêmes, et cependant, ils ne réussissent qu’à être des
instruments ou des victimes. (Léon Ferr, Revue des Deux Mondes, Mars
1871). Et c’est en effet bien ainsi que cela se passe. On semble
consulter le peuple alors qu’en réalité on lui en impose et qu’on
lui fait accepter, sous le fallacieux prétexte de sa souveraineté,
les pires ignominies. Peut on expliquer autrement les guerres qui
ravagent l’humanité et plus particulièrement l’horrible
boucherie de 1914 ? Ce qui fait la puissance de la démocratie, c’est
que le peuple n’arrive pas à comprendre que l’on puisse le
berner à ce point, et que, dans sa confiance naïve, il s’imagine
que la puissance politique peut avoir raison des forces économiques
qui subordonnent en réalité toute l’activité politique. Dans son
ignorance, le peuple détache le politique de l’économique ; il ne
voit pas l’étroite corrélation qui existe entre ces deux organes
essentiels de la vie collective et se figure que la politique à
laquelle il accorde toute sa confiance, est un facteur d’évolution
et de libération sociale alors qu’elle n’est, prise telle
qu’elle se présente à nous dans les sociétés démocratiques,
qu’un facteur d’asservissement. Dans son dernier ouvrage « Les
Contradictions du Monde Moderne », Francis Delaisi, après une étude
approfondie de la situation créée par la grande guerre, est obligé
de reconnaître non seulement l’erreur de la démocratie mais aussi
ses dangers. » La souveraineté nationale, qui est apparue pendant
un siècle comme la suprême garantie de sécurité pour les
personnes et les entreprises, est maintenant, pour les unes et pour
les autres, le suprême danger ». (Les Contradictions du Monde
Moderne, p. 533). Nous pensons cependant que Francis Delaisi se
trompe lorsqu’il pense conjurer le péril en séparant le politique
de l’économique et qu’il déclare que « la séparation du
politique et de l’économique amènera la fin des guerres
d’affaires ». Il se trompe encore lorsqu’il pense que la
Constitution des Etats-Unis d’Europe mettra fin aux grands
conflits qui ensanglantent l’humanité. Normann Angell, dans « Sa
grande Illusion » soutient également cette thèse et, pourtant,
elle nous semble erronée. L’exemple de l’Amérique et de ses
grandes républiques fédérées n’est pas suffisant pour ébranler
les doutes qui nous animent, car s’il est possible de concilier
les
intérêts particuliers d’une fraction, il est impossible de
concilier, dans un régime basé sur le Capital, les intérêts
particuliers de toute l’humanité. La constitution des Etats-Unis
d’Europe et par extension des Etats-Unis d’Amérique est une
nouvelle illusion dont on cherche à griser les peuples, illusion
dangereuse et meurtrière, car les peuples souffriront de cette
expérience. Elle est fondée sur une conception fausse puisque ce ne
sont pas les divisions d’ordre politique qui déchaînent les
grands conflits, mais les divisions d’ordre économique. Or l’unité
économique ne peut être réalisé dans un monde dont le capitalisme
est le moteur. Le capital n’est pas un facteur d’union, mais de
désunion, et tant qu’il sera la source de toute l’activité
humaine, la misère régnera en maîtresse sur le monde. Séparer le
politique de l’économique est inconcevable ; c’est peut-être
une idée généreuse, mais elle ne peut se matérialiser, se
réaliser dans l’ordre social actuel. La politique est le paravent
derrière lequel se cachent les grands magnats de la finance et de
l’industrie, c’est elle qui permet au capital d’évoluer
librement à travers un monde d’ignorants et d’asservis, c’est
elle qui sert de trait d’union entre la liberté factice du peuple
et la liberté réelle des gouvernants ; c’est le cerveau de la
démocratie. La démocratie nationale a déjà conçu cette erreur
que la souveraineté du peuple éloignera tous les fléaux inhérents
à la féodalité ; la démocratie internationale qui repose sur la
même erreur engendrera les mêmes fléaux. Il n’y a de bonheur que
dans la liberté et il n’y a de liberté que par la révolution. Il
faut choisir. La guerre ou la Révolution. II n’y a pas de milieu.
Les mystiques de la démocratie devront s’incliner. La guerre
nationale ou internationale ne peut être effacée par la réforme
incomplète des institutions modernes ; elle continuera ses ravages
et ses crimes, tant que la population mondiale sera divisée en deux
classes : l’une opprimée, l’autre oppressive. La démocratie ne
peut concilier les intérêts de ces deux classes. Le voudrait-elle,
les moyens lui manquent, elle n’en aurait pas la possibilité. Il
faut choisir. Il est des hommes qui se refusent à prendre la
position qu’il convient. Passifs dans leur lâcheté, ils ne
veulent être ni pour la guerre, ni pour la révolution. Ce sont des
neutres ballotés au gré des événements, qui ne savent pas où ils
sont, qui ne savent pas où ils vont. Nourris au lait démocratique,
ils espèrent encore en la puissance des dieux politiques pour amener
au port le frêle bateau perdu dans l’océan. Ils ne veulent ni la
guerre ni la révolution. Ces hommes me font l’effet d’un
moribond qui, sur son lit de souffrance, se débat contre la camarde
en criant qu’il ne veut pas mourir. Il mourra cependant. Il n’est
aucune puissance qui puisse arrêter la mort ; il n’est aucune
puissance qui puisse arrêter la guerre ou la Révolution. La
démocratie c’est la guerre ; la Révolution, c’est la paix. La
Révolution écrasera la guerre ; la démocratie, héritière des
régimes autocratiques, dernier repaire de la finance et de
l’industrie, ultime sauvegarde du Capital et de l’autorité, doit
disparaître ; ou alors l’humanité doit s’attendre à vivre des
journées sombres et sanglantes avant de s’écrouler dans une
tragédie qui n’a pas de précédent dans l’histoire des peuples.
J.
Chazoff
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