La
Nation nous dit le Larousse, est une « réunion d’hommes ayant une
origine et une langue communes, ou des intérêts longtemps communs
». Notre conception de la nation n’est pas la même (Voir Nation),
il nous semble ridicule de prétendre que les intérêts des
différents éléments qui composent la nation française sont
identiques. Pour nous la nation ne se présente que sous la forme
d’une minorité d’oligarques, issue de la famille capitaliste,
tenant courbé sous le joug économique et politique la grande
majorité de la population d’un territoire déterminé. S’il
arrive que les intérêts de cette minorité soient en opposition
avec ceux d’une minorité appartenant à un territoire étranger,
on déclare alors que la nation est en danger. Il faut la défendre
et l’on organise ce que l’on appelle la « défense nationale ».
Nous avons tenté de démontrer par ailleurs (voir capitalisme) que
la grande majorité des populations étaient exploitées sous toutes
les formes par un capitalisme qui de jour en jour centralisait sa
puissance, et que les intérêts de cette population étaient
diamétralement opposés a ceux de ce capitalisme. Par quelle
aberration ces peuples consentent-ils à donner leur vie, à se
livrer à 1a défense nationale, alors qu’ils ne peuvent espérer
en tirer que la misère et la mort ? Cela dépasse l’imagination
d’un homme qui pense sagement et sainement. C’est cependant un
fait indéniable que les hommes se précipitent dans la guerre
meurtrière pour défendre une nation au sein de laquelle ils ne sont
que des esclaves.
La
défense nationale est habilement et adroitement organisée par les
hommes qui ont la charge de diriger les nations au plus grand profit
des intérêts capitalistes. Jamais on ne verra des chefs du
Gouvernement avouer que la guerre entreprise est une guerre offensive
; elle . est toujours défensive, quelles que soient les causes qui
l’ont déterminée et les ignorants se laissent prendre naïvement
au stratagème puéril qu’emploient les représentants du
capitalisme pour entraîner le peuple dans le carnage.
Lorsqu’une
nation entre en guerre, voici de quelle façon on pose au peuple la
question qui est résolue d’avance : « Notre pays vient d’être
attaqué par des barbares ; nous vivions en paix dans la sérénité
de notre labeur. Nous n’avions aucune ambition. Chacun était
heureux. Allons-nous laisser envahir nos hameaux, nos villages, nos
villes ? Allons-nous laisser détruire toutes les richesses
accumulées par nos ancêtres ? Allons-nous laisser les tyrans nous
arracher notre liberté ? Allez-vous laisser vos femmes et vos
enfants être les innocentes victimes de nos ennemis qui veulent
conquérir votre pays ? Et la population naïve, répond par le
sacrifice. Elle ne veut pas qu’on lui dérobe les richesses
accumulées, elle ne veut pas qu’on lui arrache sa liberté et elle
va défendre la nation, et elle se prête, elle se livre, elle se
donne a la défense nationale. Et il en est ainsi dans tous les pays
où défendre son pays, défendre sa nation est un devoir. Mais
demandons au pauvre garçon de ferme de la Beauce ; au pauvre pâtre
qui, pour quelques sous par jour, un bout de pain noir et du fromage
mène une vie solitaire et perdue, dans ses montagnes ; demandons à
l’ouvrier d’usine qui durant 8 ou 10 heures par jour et cela
pendant des années et des années, jusqu’à la mort, trime et
végète devant les hauts-fourneaux qui le brûlent ; demandons à
toute cette agglomération de parias, à toute cette armée de
plébéiens des champs et des villes, ce qu’ils ont, eux, des
richesses accumulées par les ancêtres ; demandons-leur où elle est
leur liberté, où elle est la nation qu’ils défendent, ce qu’elle
leur a donné, le bénéfice, l’avantage qu’ils ont à se battre
de tel ou tel côté de la barricade ; demandons-leur pourquoi ils
défendent la nation, ce qu’elle représente à leurs yeux. car
enfin, pour tout abandonner, pour tout quitter : femme, enfants,
père, mère, amante, pour préférer la mort à la vie, pour se
donner ainsi entièrement, sans protester, pour répondre par le mot
: présent à l’appe ! de la patrie, pour consentir à se livrer
corps et âme à la défense de la nation, il faut se faire une idée
grandiose de la nation, il faut qu’elle soit une source de joie, de
bonheur, d’allégresse et d’amour ; il faut qu’elle soit le
temple de la bonté, de la justice, de l’égalité, de la
fraternité ; il faut que seule, cette nation puisse nous donner tout
ce à quoi nous rêvons, nous aspirons, et que nulle autre au monde
ne puisse réaliser notre rêve et notre idéal. En est-il ainsi, et
est-ce pour cela que la « défense nationale » arrive à recruter
ses armées ? Hélas, non ; et le patriotisme ou 1e nationalisme du
peuple ne repose jamais sur des réalités, mais sur des illusions.
Qui n’a, pas lu l’oeuvre magistrale d’Octave Mirbeau ? Dans ses
Vingt et un jours d’un neurasthénique, le célèbre écrivain nous
présente Joseph Tarabustin qui, à, la frontière espagnole va
chaque soir faire son pèlerinage au dernier bec de gaz de France. Et
en extase devant cet appareil d’éclairage, il cherche à faire
partager à sa femme les sentiments de patriotisme qui se lèvent en
lui, qui montent du plus profond de son être, et qui le remplissent
de grandeur et de fierté. Voilà en vérité ce que c’est que la
nation ; c’est le dernier bec de gaz de France, c’est le dernier
bec de gaz d’Allemagne, c’est le dernier bec de gaz d’Italie.
C’est moralement pour ce symbole que les peuples se déchirent
entre eux ; c’est à cause de ces préjugés que l’on arrive à
enrôler dans les rangs de la défense nationale des millions de
travailleurs qui se massacrent entre eux pour défendre, non pas la
nation, mais les intérêt-particuliers des capitalistes nationaux.
Il y a parmi cette foule d’inconscients qui se laisse mener
passivement à l’abattoir, convaincue qu’elle remplit un devoir
sacré, une minorité qui se refuse ou tente tout au moins de se
refuser au sacrifice qu’exige la « défense nationale ». Elle est
impitoyablement écrasée par les forces d’autorité, de
répression, de violences, mises au service des institutions de la
bourgeoisie. La défense nationale engloutit tout ce qui peut être
un facteur de victoire et tous les hommes en vertu de ce principe : «
La nation est en danger » doivent se donner entièrement aux
exigences de la défense nationale.
La
grande guerre de 1914-1918 éclaire d’une lueur brutale, aveuglante
même, le mensonge -sur lequel repose cette formule. Même en se
plaçant sur le terrain du nationalisme le plus large, il est
impossible de légitimer cet acte monstrueux qui oblige un homme ou
une population à aller se faire tuer pour défendre sa nation. Au
sens bourgeois du mot, la nation n’existe pas et en conséquence la
défense nationale est un leurre. Prenons les uns après les autres
les pays qui ont été entraînés dans la catastrophe de 1914. Où
est-elle l’unité nationale de la France ? Est-ce que les
Algériens, les Sénégalais, envoyés sur le front pour y défendre
la « mère patrie » avaient une raison plausible pour se battre et
se trouver plutôt d’un côté de la barricade que de l’autre ?
Où est-il le patriote ou le nationaliste assez subtil pour soutenir
cette thèse : que les Sénégalais devaient concourir à la défense
nationale parce que leurs intérêts sont intimement liés à ceux
des grands industriels et des grands financiers français. En vertu
de quels principes et au nom de quel devoir national l’Autriche-
Hongrie obligea-t-elle ses minorités. nationales à prendre part au
conflit ? Si l’on excepte la contrainte, quelles raisons poussèrent
les Tchèques, les Croates, les Slovènes, à défendre cette nation
dont ils refusaient la nationalité et dont ils se séparèrent
aussitôt que l’Empire écrasé fut incapable de les maintenir sous
sa domination ? Sur quoi reposait le nationalisme polonais, alors que
les habitants de la Pologne étaient répartis entre l’Allemagne,
la Russie et l’Autriche et ne se libérèrent, politiquement qu’à
la fin de la guerre ? Et les Irlandais qui, depuis le XIIè siècle,
mènent une lutte opiniâtre contre l’impérialisme britannique ;
et les 300 millions d’Indiens qui sont asservis à la perfide
Albion ; sous quelle forme se présentait à eux la « défense
nationale », et n’est-ce pas simplement contraints et forcés que
ces hommes prirent part à la lutte, animés par un sentiment de
peur, mais non pas par un sentiment de nationalisme ? La « défense
nationale » est un bluff formidable, elle ne se soutient pas et ne
résiste pas à l’analyse. Il n’y a, disons-nous plus haut,
qu’une infime minorité qui a intérêt à défendre la nation,
parce que pour elle, la nation représente la richesse, le bonheur,
tous les privilèges, tous les droits, toutes les libertés ; cette
minorité, c’est le capitalisme. Mais le capitalisme serait
impuissant à se défendre lui-même et c’est pourquoi il a recours
à toute la population du pays. Il a inventé la « nation en danger
» et est arrivé à faire croire quE chacun devait fournir son
cerveau et son corps pour défendre la nation ; sur cette croyance
des crimes monstrueux ont été accomplis. Peut-être est-il temps
que cela cesse. L’horrible cauchemar que nous laisse la dernière
guerre n’est-il pas suffisant pour nous rappeler que le peuple n’a
rien à défendre sinon sa peau, et qu’il n’a rien à donner à
la nation, qui, elle, lui prend tout ? Il n’a pas à s’occuper de
« défense nationale » ; sa nation, elle est à bâtir, elle sera
universelle ; mais auparavant, il faut détruire les barrières qui
divisent
les hommes ; il faut que les individus comprennent que la vie ne peut
être belle qu’à l’abri de toutes tentatives belliqueuses, que
les guerres, toutes les guerres sont engendrées par le capitalisme,
et que la « défense nationale » est un préjugé atroce et
terrible qui coûte chaque siècle à l’Humanité des millions
d’êtres jeunes et vigoureux.
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