Les
logiciens distinguent la définition de nom et la définition de
chose. La définition de chose est-elle possible à l’individualiste
ou, dès qu’on lui en propose une, se méfie-t-il, averti qu’il
se trouve en présence d’un dogmatisme conscient ou inconscient ?
L’individualiste a le sentiment de la réalité de l’individu, de
l’irréalité de tout ce qui n’est pas individuel et singulier.
Or, d’après tous les logiciens, l’individu reste indéfinissable
; sa richesse complexe ne saurait être enfermée en aucune formule ;
et on ne peut définire que les termes généraux. Pour qui croit à
la réalité du seul individu, définir c’est peut-être, au lieu
d’essayer de dire ce qui est, consentir à dire ce qui n’est pas.
Puisque
l’individu, seul réel, n’est définissable aux yeux de personne,
qu’est-ce, donc qu’on définit ? Qu’exprime le terme général
? Lorsque je dis « homme », ou « individualiste » ou «
anarchiste », qu’est-ce que je dis ?
Je
résume une certaine série d’expériences. Je résume les
rencontres « de personnes ou de tendances » qui m’ont fait penser
« anarchiste » ou « individualist » ; les rencontres d’êtres
qui m’ont fait penser « homme »... Mais plus le terme est général
et moins ma série d’expériences coïncidera avec celle d’aucun
autre : personne n’a rencontré exactement et exclusivement les
mêmes hommes que moi, dans les mêmes circonstances, dans le même
ordre, dans les mêmes. états d’esprit. Quand j’écris « homme
», j’exprime une de mes séries d’expériences et chaque lecteur
lit autre chose : une série d’expériences qui lui est propre.
Mon
idée de l’homme, qui ne peut correspondre complètement avec celle
d’aucun de mes lecteurs, n’est pas la même aujourd’hui
qu’hier, sera différente demain. Ma série d’expériences va
nécessairement s’enrichissant et se modifiant. Je ne puis donc
définir le mot « homme » même pour moi seul. La définition -
exigent les logiciens - doit être adéquate, c’est-à-dire
s’appliquer exactement au défini et uniquement au défini. Je ne
puis trouver une définition adéquate à ma série d’expériences,
une définition qui dise exactement et uniquement tout ce que je
pense et rien que ce que je pense quand je prononce un terme général.
Ayant pris le sentiment de cette impossibilité, je trouverais fou de
chercher une définition adéquate non seulement pour moi mais pour
tous. Quiconque le tente est, à mes yeux, ou fou, ou un homme qui
n’a pas étudié cette impossibilité, ou un charlatan et un
menteur.
En
termes moins modernes et moins précis, Antisthène faisait déjà
cette critique. Il adressait encore à la définition d’autres
reproches. Je les lui fais résumer ainsi au commencement des
Véritables Entretiens de Socrate : « Toute définition est une
menteuse. Dès qu’au lieu de désigner la chose par son nom, tu
t’appliques à la définir, voici que tu la désignes par d’autres
noms que le sien, voici que tu remplaces le signe exact par des
signes inexacts, voici que tu rapproches et confonds des choses que
la réalité sépare et distingue... La définition multiplie les
difficultés qu’elle prétend résoudre. Pour définir un mot, il
te faut plusieurs mots. Nous étions en désaccord sur deux au moins.
Il te faut encore deux mots au moins pour définir chacun des termes
de ta première définition. Te voici, dira quelqu’un, de
l’occupation pour toute ta vie. Antisthène ne dit pas comme ce
quelqu’un. Antisthène sait-que tu ne pourras pousser très loin ta
ridicule tentative. Car les mots d’une langue ne sont pas en nombre
infini : Bientôt tu définiras par des mots déjà employés, tu
définiras par ce qui est à définir, tu éclaireras par ce que tu
viens de confesser avoir besoin d’éclaircissement. Ainsi tu
tourneras dans un cercle... Ou bien tu t’arrêteras au bord d’un
abîme. Tu seras arrivé à quelque mot trop général pour que tu le
puisses faire entrer en un genre plus vaste. Tu t’arrêteras alors
par nécessité et tu auras marché longtemps pour rien. A mieux
dire, tu te seras fatigué pour le contraire de ce que tu voulais.
Car, plus le mot est général, plus il est vide et obscur, moins il
répond à des choses que tu aies éprouvées. Par exemple, tu as
voulu définir l’homme. Après un long chemin de plus en plus
ténébreux, tu arrives à la notion d’être. Or, tu sais moins ce
que c’est que l’être que ce que c’est que l’homme. »
Antisthène
faisait encore à Platon une objection qui doit se traduire en
langage moderne : « Je connais des hommes, je ne connais ni ne puis
connaître l’homme ». Et, en effet, l’homme en soi, l’homme en
dehors des hommes, l’homme définissable est une chimère. C’est
pourtant sur de telles chimères que s’appuient tous les
dogmatismes. C’est sur des définitions que s’appuient toutes les
démonstrations. Quiconque sait de quelle brume est faite la
fondation rit de toute l’architecture. Mais beaucoup de ces folies
sont intéressées et les conclusions, au domaine éthique ou social,
ne sont-elles jamais présentées comme créatrices de devoirs et
d’obligations ? Quand l’erreur est sincère, voici d’où elle
vient. La première science qui se soit constituée, la science
mathématique, appuie ces démonstrations sur des définitions. Et
les démonstrations mathématiques - mais elles seules - sont exactes
parce que les définitions mathématiques - mais elles seules - sont
adéquates. Quelle est la cause d’un tel privilège ? C’est que
la définition mathématique est créatrice. Quand j’essaie de
définir l’homme, l’individualiste, l’anarchiste ou quoi que ce
soit de concret, je tente - chose impossible - d’enfermer en une
formule d’innombrables séries d’expériences. En mathématiques,
je reste indifférent aux expériences. Je définis la ligne par
l’absence de largeur et d’épaisseur ; je définis la surface par
.l’absence d’épaisseur. Or je n’ignore pas que, dans
l’expérience, supprimer complètement une des trois dimensions,
c’est supprimer aussi les deux autres et anéantir l’objet.
Lorsque je définis la circonférence une courbe fermée dont tous
les points sont à égale distance d’un point intérieur nommé
centre, comme j’ai défini auparavant le point par l’absence
d’étendue et que je ne connais rien qui soit exempt d’étendue,
je sais (et pour quelques autres raisons) que ma définition crée un
concept au lieu de calquer une réalité. Je ne me préoccupe pas de
chercher dans la nature ou de réaliser par art une circonférence
parfaite. Je sais que c’est impossible. Et je sais aussi qu’une
circonférence imparfaite n’est pas une circonférence.
En
mathématiques, la définition n’essaie jamais de dire ce qui est.
Elle a la hardiesse consciente de créer son objet. Pas de cercle
avant la définition du cercle, pas de surface avant la définition
de la surface. La définition crée un concept qui contient
exactement ce qu’elle y met. Ainsi les définitions mathématiques
sont adéquates et permettent des démonstrations probantes. C’est
parce qu’il y a dans le cercle uniquement ce que la définition y
met que je puis, dans la définition du cercle, découvrir toutes les
propriétés du cercle et de la définition du cercle tirer tous les
théorèmes concernant le cercle. Quand on démontre en s’appuyant
sur une ou plusieurs définitions, la démonstration, si elle est
correcte, vaut pour les concepts qu’on a définis, non pour les
réalités qu’on a prétendu définir.
C’est
pourquoi l’anti-dogmatique ne définit pas au commencement d’un
exposé et se méfie de tout exposé non mathématique qui débute
par des définitions. S’il définit, l’anti-dogmatique avertit
que sa définition, est simple imposition de nom ou résumé
provisoire de son expérience. De vraies définitions de choses ne
pourraient venir qu’à la fin d’une science, si jamais une
science pouvait être achevée. Elles seraient le fruit de toute une
branche de la connaissance ; elles ne peuvent être un moyen de
connaître et de prouver.
Han
Ryner
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