dimanche 28 octobre 2018

DESOLIDARISER (SE) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Rompre un lien moral qui unissait plusieurs individus ou groupes d'individus. II arrive fréquemment que des hommes - et plus particulièrement dans le mouvement social - cherchent à unir leurs efforts pour atteindre un but qui semble commun et que les pratiques de certains d’entre eux apparaissent au bout d'un certain temps, nuisibles à la collectivité. Il est donc nécessaire de se détacher d'eux afin que ne se corrompe pas tout l'organisme constitué. On le fait ordinairement de façon assez retentissante pour que nul ne l'ignore et afin de n'être pas confondu avec ceux dont on se désolidarise. Dans ce cas, « se désolidariser » est un acte de courage, de franchise et de loyauté ; mais, parfois, la rupture du lien moral qui unissait des individus est provoquée par la crainte que l'action entreprise ne compromette la quiétude et la liberté de ceux qui s'y donnent et, dans ce cas, se désolidariser au moment du danger est une lâcheté. Durant la grande guerre de 1914-1918, une certaine fraction d'anarchistes intellectuels crurent devoir engager les anarchistes du monde à prendre position dans ce conflit qui mettait aux prises deux capitalismes et à se ranger du côté de la France, qui, à leurs yeux, symbolisait le droit et la « liberté ». Dans un manifeste
reproduit par toute la presse alliée, ces anarchistes patriotes, parmi lesquels il faut, hélas, compter les Kropotkine, Jean Grave, Malato, etc., etc., faisaient appel au libéralisme et à la clairvoyance des anarchistes, en leur demandant de combattre les empires centraux « responsables de la tuerie ». La grand majorité des Anarchistes, adversaires de la guerre, ne pouvaient, quelle que soit l'influence des signataires de ce manifeste, dit manifeste des 16, laisser passer sans protester une telle inconscience ; c'était tout l'avenir de l'Anarchisme qui était en jeu et ils se désolidarisèrent publiquement des 16 dévoyés qui s'étaient laissés absorber par la folie guerrière. Un contre-manifeste que toute la presse se refusa, naturellement, à insérer, fut publié à Londres pour marquer la position prise par les Anarchistes dans 1e carnage mondial. Dans tous les faits et gestes qui illustrent la lutte sociale, les anarchistes se solidarisent toujours avec ceux qui vont franchement et loyalement à la bataille et dont la propagande est susceptible d'améliorer le sort du genre humain ; mais ils sont toujours prêts il se désolidariser de ceux qui, par leur activité, cherchent à plonger le peuple dans une nouvelle erreur. On a prétendu que les Anarchistes se désolidarisèrent de la Révolution russe et travaillèrent à la chute du Pouvoir Communiste. Ces affirmations sont purement intéressées et dénotent une évidente mauvaise foi. Dans son étude sur la Russie, Chazoff écrit : « Lorsque Kerensky, incapable et impuissant, fut obligé de céder le Pouvoir sous la poussée de l'Ouvrier de Petrograd et de Moscou, tous les révolutionnaires, et les libertaires au premier rang, firent, de leurs poitrines, un rempart pour défendre les hommes nouveaux qui avaient promis au prolétariat : laliberté et la paix ». « Les libertaires soutinrent les bolchevistes, car ils considéraient que, devant l’âpreté de la lutte, rien ne devait diviser la classe ouvrière et amoindrir les chances de succès, et que tous les efforts devaient être unis pour écraser définitivement les forces du passé ». « Même au lendemain de la prise du pouvoir par le Gouvernement des Soviets, les libertaires n’établirent pas une barrière entre le pouvoir central et la Révolution. Avec tous les miséreux, avec tous les parias, avec tous les déshérités qui, sur le front, sans armes et sans pain, menaient une lutte de géants ; ils applaudirent au programme bolcheviste : « La Paix de suite et tout le Pouvoir aux Soviets ». « Hélas!, sitôt à la tête du Gouvernement, les maîtres du bolchevisme oublièrent vite leurs promesses et se jetèrent à corps perdu dans la politique. Pourtant, durant près de deux années, les Libertaires de l’extérieur se refusèrent à croire à toute l'étendue du désastre. Malgré les fautes et les erreurs des gouvernants russes, ils conservèrent leur confiance en l'avenir et usèrent de tous leurs moyens pour soutenir le Gouvernement et la Révolution ». « Ce n'est qu'en juin 1920, à la suite de l'attitude équivoque de Krassine, à Londres, et des premières tractations officielles du Gouvernement russe avec la basse finance internationale que les révolutionnaires sincères se rendirent compte du danger et que dans un article trop bien inspiré, hélas!, Rilbon concluait : « Le Bolchevisme en mourra ». « Se solidariser plus longtemps avec les hommes qui, quels que soient leur nom et leur passé, se mettaient au banc de l'humanité, eût été un crime ; Nous ne voulûmes pas nous y associer. Nous ne voulûmes pas nous rendre complices du meurtre de milliers de travailleurs russes. Nous élevâmes notre voix, pour que retentisse le grand cri de douleur et de détresse de tous ceux qui, sans arrièrepensée, loyalement, avaient tout donné pour la Révolution et voyaient celle-ci
sombrer, à la grande satisfaction de la bourgeoisie, un instant apeurée ». (J. Chazoff, Le Mensonge bolcheviste). Par les lignes qui précèdent, on comprendra que les Anarchistes ne se sont jamais désolidarisés de l'action révolutionnaire de leurs frères slaves, qu'au contraire ils ont fait tout ce qu'il leur était possible de faire pour les soutenir et pour les défendre, mais qu'ils se refusèrent à s'associer à l'action politique qui réduisit à sa plus simple expression le superbe mouvement d'octobre 1917. On a également coutume de prétendre que les anarchistes se désolidarisent de la classe ouvrière parce qu'ils se refusent à se joindre à eux lors des foires électorales. C'est bien au contraire parce qu'ils ont souci des intérêts des classes opprimées et asservies que les libertaires ne veulent pas participer à ces comédies périodiques qui n'ont d'autres raisons que de donner aux travailleurs l'illusion de sa souveraineté. Malgré les affinités qui l'attachent, qui le lient au prolétaire, l'anarchiste ne peut se solidariser avec les erreurs du prolétariat, et le parlementarisme est une des erreurs les plus nuisibles dont ne se sont pas encore libérées les classes travailleuses. Se solidariser avec tous les politiciens menteurs et véreux qui spéculent sur l'ignorance populaire, ce serait là se désolidariser, d'avec la classe ouvrière; et si parfois le verbe de l'Anarchiste est cinglant et brutal, c'est parce qu'il souffre de voir que, malgré tous les exemples, tous les enseignements du passé, le producteur se laisse toujours prendre au piège que lui tendent les candidats de différentes couleurs. « Notre monde civilisé n'est, en réalité, qu'une grande mascarade. On y trouve des chevaliers, des soldats, des docteurs, des avocats, des prêtres, des philosophes, et tout le reste ; ils ne sont que des masques sous lesquels, en règle générale, se cachent des spéculateurs » (Schopenhauer). Eh bien!, c'est de tous ces hommes masqués que les Anarchistes se désolidarisent. Ils pensent que le mensonge a assez duré et que l'homme est assez grand pour comprendre la vérité. Se désolidariser est un devoir pour tout être sincère, loyal et clairvoyant, lorsque sa solidarité est dangereuse au bien-être de l'humanité. Il faut avoir le courage, l'énergie, la volonté, de briser des sympathies, de s'aliéner des amitiés, de détruire des liaisons lorsque l'idée que l'on croit juste en dépend. Il en coûte parfois. Qu'importe ! Ce sont les nécessités de la lutte, les sacrifices indispensables au triomphe de la cause que l'on défend et rien ne doit arrêter l'anarchiste même si son attitude doit soulever l'indignation des ignorants et des imbéciles. Conscients du rôle qu'ils ont à jouer dans la lutte des classes, malgré les clameurs intéressées des profiteurs et des parasites sociaux, les anarchistes poursuivront leur route, se désolidarisant de tous les corrupteurs et soutenant toujours avec une inébranlable abnégation, les véritables lutteurs qui, en détruisant le présent, préparent l'avenir.

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