Rompre
un lien moral qui unissait plusieurs individus ou groupes
d'individus. II arrive fréquemment que des hommes - et plus
particulièrement dans le mouvement social - cherchent à unir leurs
efforts pour atteindre un but qui semble commun et que les pratiques
de certains d’entre eux apparaissent au bout d'un certain temps,
nuisibles à la collectivité. Il est donc nécessaire de se détacher
d'eux afin que ne se corrompe pas tout l'organisme constitué. On le
fait ordinairement de façon assez retentissante pour que nul ne
l'ignore et afin de n'être pas confondu avec ceux dont on se
désolidarise. Dans ce cas, « se désolidariser » est un acte de
courage, de franchise et de loyauté ; mais, parfois, la rupture du
lien moral qui unissait des individus est provoquée par la crainte
que l'action entreprise ne compromette la quiétude et la liberté de
ceux qui s'y donnent et, dans ce cas, se désolidariser au moment du
danger est une lâcheté. Durant la grande guerre de 1914-1918, une
certaine fraction d'anarchistes intellectuels crurent devoir engager
les anarchistes du monde à prendre position dans ce conflit qui
mettait aux prises deux capitalismes et à se ranger du côté de la
France, qui, à leurs yeux, symbolisait le droit et la « liberté ».
Dans un manifeste
reproduit
par toute la presse alliée, ces anarchistes patriotes, parmi
lesquels il faut, hélas, compter les Kropotkine, Jean Grave, Malato,
etc., etc., faisaient appel au libéralisme et à la clairvoyance des
anarchistes, en leur demandant de combattre les empires centraux «
responsables de la tuerie ». La grand majorité des Anarchistes,
adversaires de la guerre, ne pouvaient, quelle que soit l'influence
des signataires de ce manifeste, dit manifeste des 16, laisser passer
sans protester une telle inconscience ; c'était tout l'avenir de
l'Anarchisme qui était en jeu et ils se désolidarisèrent
publiquement des 16 dévoyés qui s'étaient laissés absorber par la
folie guerrière. Un contre-manifeste que toute la presse se refusa,
naturellement, à insérer, fut publié à Londres pour marquer la
position prise par les Anarchistes dans 1e carnage mondial. Dans tous
les faits et gestes qui illustrent la lutte sociale, les anarchistes
se solidarisent toujours avec ceux qui vont franchement et loyalement
à la bataille et dont la propagande est susceptible d'améliorer le
sort du genre humain ; mais ils sont toujours prêts il se
désolidariser de ceux qui, par leur activité, cherchent à plonger
le peuple dans une nouvelle erreur. On a prétendu que les
Anarchistes se désolidarisèrent de la Révolution russe et
travaillèrent à la chute du Pouvoir Communiste. Ces affirmations
sont purement intéressées et dénotent une évidente mauvaise foi.
Dans son étude sur la Russie, Chazoff écrit : « Lorsque Kerensky,
incapable et impuissant, fut obligé de céder le Pouvoir sous la
poussée de l'Ouvrier de Petrograd et de Moscou, tous les
révolutionnaires, et les libertaires au premier rang, firent, de
leurs poitrines, un rempart pour défendre les hommes nouveaux qui
avaient promis au prolétariat : laliberté et la paix ». « Les
libertaires soutinrent les bolchevistes, car ils considéraient que,
devant l’âpreté de la lutte, rien ne devait diviser la classe
ouvrière et amoindrir les chances de succès, et que tous les
efforts devaient être unis pour écraser définitivement les forces
du passé ». « Même au lendemain de la prise du pouvoir par le
Gouvernement des Soviets, les libertaires n’établirent pas une
barrière entre le pouvoir central et la Révolution. Avec tous les
miséreux, avec tous les parias, avec tous les déshérités qui, sur
le front, sans armes et sans pain, menaient une lutte de géants ;
ils applaudirent au programme bolcheviste : « La Paix de suite et
tout le Pouvoir aux Soviets ». « Hélas!, sitôt à la tête du
Gouvernement, les maîtres du bolchevisme oublièrent vite leurs
promesses et se jetèrent à corps perdu dans la politique. Pourtant,
durant près de deux années, les Libertaires de l’extérieur se
refusèrent à croire à toute l'étendue du désastre. Malgré les
fautes et les erreurs des gouvernants russes, ils conservèrent leur
confiance en l'avenir et usèrent de tous leurs moyens pour soutenir
le Gouvernement et la Révolution ». « Ce n'est qu'en juin 1920, à
la suite de l'attitude équivoque de Krassine, à Londres, et des
premières tractations officielles du Gouvernement russe avec la
basse finance internationale que les révolutionnaires sincères se
rendirent compte du danger et que dans un article trop bien inspiré,
hélas!, Rilbon concluait : « Le Bolchevisme en mourra ». « Se
solidariser plus longtemps avec les hommes qui, quels que soient leur
nom et leur passé, se mettaient au banc de l'humanité, eût été
un crime ; Nous ne voulûmes pas nous y associer. Nous ne voulûmes
pas nous rendre complices du meurtre de milliers de travailleurs
russes. Nous élevâmes notre voix, pour que retentisse le grand cri
de douleur et de détresse de tous ceux qui, sans arrièrepensée,
loyalement, avaient tout donné pour la Révolution et voyaient
celle-ci
sombrer,
à la grande satisfaction de la bourgeoisie, un instant apeurée ».
(J. Chazoff, Le Mensonge bolcheviste). Par les lignes qui précèdent,
on comprendra que les Anarchistes ne se sont jamais désolidarisés
de l'action révolutionnaire de leurs frères slaves, qu'au contraire
ils ont fait tout ce qu'il leur était possible de faire pour les
soutenir et pour les défendre, mais qu'ils se refusèrent à
s'associer à l'action politique qui réduisit à sa plus simple
expression le superbe mouvement d'octobre 1917. On a également
coutume de prétendre que les anarchistes se désolidarisent de la
classe ouvrière parce qu'ils se refusent à se joindre à eux lors
des foires électorales. C'est bien au contraire parce qu'ils ont
souci des intérêts des classes opprimées et asservies que les
libertaires ne veulent pas participer à ces comédies périodiques
qui n'ont d'autres raisons que de donner aux travailleurs l'illusion
de sa souveraineté. Malgré les affinités qui l'attachent, qui le
lient au prolétaire, l'anarchiste ne peut se solidariser avec les
erreurs du prolétariat, et le parlementarisme est une des erreurs
les plus nuisibles dont ne se sont pas encore libérées les classes
travailleuses. Se solidariser avec tous les politiciens menteurs et
véreux qui spéculent sur l'ignorance populaire, ce serait là se
désolidariser, d'avec la classe ouvrière; et si parfois le verbe de
l'Anarchiste est cinglant et brutal, c'est parce qu'il souffre de
voir que, malgré tous les exemples, tous les enseignements du passé,
le producteur se laisse toujours prendre au piège que lui tendent
les candidats de différentes couleurs. « Notre monde civilisé
n'est, en réalité, qu'une grande mascarade. On y trouve des
chevaliers, des soldats, des docteurs, des avocats, des prêtres, des
philosophes, et tout le reste ; ils ne sont que des masques sous
lesquels, en règle générale, se cachent des spéculateurs »
(Schopenhauer). Eh bien!, c'est de tous ces hommes masqués que les
Anarchistes se désolidarisent. Ils pensent que le mensonge a assez
duré et que l'homme est assez grand pour comprendre la vérité. Se
désolidariser est un devoir pour tout être sincère, loyal et
clairvoyant, lorsque sa solidarité est dangereuse au bien-être de
l'humanité. Il faut avoir le courage, l'énergie, la volonté, de
briser des sympathies, de s'aliéner des amitiés, de détruire des
liaisons lorsque l'idée que l'on croit juste en dépend. Il en coûte
parfois. Qu'importe ! Ce sont les nécessités de la lutte, les
sacrifices indispensables au triomphe de la cause que l'on défend et
rien ne doit arrêter l'anarchiste même si son attitude doit
soulever l'indignation des ignorants et des imbéciles. Conscients du
rôle qu'ils ont à jouer dans la lutte des classes, malgré les
clameurs intéressées des profiteurs et des parasites sociaux, les
anarchistes poursuivront leur route, se désolidarisant de tous les
corrupteurs et soutenant toujours avec une inébranlable abnégation,
les véritables lutteurs qui, en détruisant le présent, préparent
l'avenir.
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