Malgré
la propagande anticléricale, malgré les efforts des libres-penseurs
militants et convaincus - et il n'en manque pas sur la planète - les
milieux d'avantgarde en général et les groupements anarchistes en
particulier sont loin d'être « déchristianisés ». Je ne parle
pas seulement ici du de la première communion et autres fariboles
sacramentelles que des anarchistes acceptent encore - les uns pour
avoir « la paix chez soi » - les autres parce qu'ils s'imaginent «
avoir eu » les prêtres (on m'a donné cette explication, un jour).
A la vérité, cette forme de ruse (?) va à l'encontre de son but,
puisqu'en agissant ainsi, les mécréants démontrent qu'ils ne
peuvent faire finalement fi de l'Eglise. Mais ce n'est pas de cette «
déchristianisation » - là que je veux écrire. Je reproche aux
anarchistes de trop considérer le globe terraqué comme « une
vallée de larmes », de trop « mépriser la chair ». Dans les
publications anarchistes, on ne parle pas assez de se récréer, de
s'amuser, pas assez de la joie de vivre, des jouissances de
l'existence quand on ne la considère plus comme un lieu
d'expiations. Il se peut que les lignes ci-dessous dérangent toutes
les idées admises jusqu'ici par les anarchistes marxistes et
proudhoniens, communistes et individualistes. Il se peut que je fasse
erreur. Mais comme je ne me suis jamais dit infaillible, que je me
contente modestement de présenter des thèses et de poser des
problèmes, cela n'est pas bien important. Après avoir examiné la
question à fond, je me demande si les réformateurs et les
révolutionnaires anarchistes et sociaux ne se sont pas trompés en
présentant comme but de réformes ou de révolutions la solution du
problème économique, refoulant ainsi et mettant au second plan la
satisfaction de ceux des instincts individuels et collectifs qui sont
les plus anarchiques. Je pense quant à moi que s'ils s'étaient
préoccupés en premier lieu d'exalter ce qui rend agréable et
joyeuse à vivre la vie quotidienne - s'ils avaient cherché d'abord
à glorifier l'allégresse, la joie, la volupté de vivre - enseigné
aux hommes que vertu ou morale est conséquence ou synonyme de
plaisir ou jouissance et non plaisir ou jouissance synonyme de
travail ou de peine, je pense que « la révolution » marcherait
d'un pas plus rapide qu'elle ne le fait. Je pense que si les
éducateurs, les animateurs, les stimulateurs, les initiateurs
d'avant-garde avaient incité les hommes à jouir d'abord de la vie,
à ne lui attribuer de valeur que dans la mesure où elle procure la
satisfaction des sens, nous serions très proches d'une révolution,
d'une révolution qui exclurait toute possibilité d'une
rétrogradation vers l'anarchisme. Au contraire, réformateurs et
conservateurs sociaux rivalisent pour décrire ou à peu près la vie
comme une manifestation de production ou de consommation ; à les en
croire, le problème de la vie économique devra être résolu avant
qu'on s'occupe du problème de la distraction ou de la récréation
(j'entends par « distraction et récréation » l'ensemble des
jouissances qui excluent la pine). Comme le travail nécessaire à la
vie économique, le travail à peine occupe ou fatigue
considérablement l'unité humaine lorsqu'il est placé en premier
lieu, il ne reste pour ainsi dire plus de temps pour qu'elle puisse
se récréer ou se distraire tout son saoul, en toute franchise.
Supposons
que disparaissent les préjugés engendrés par cette idée que la
distraction et la récréation doivent céder le pas à la peine et
au travail – supposons que les hommes fassent une révolution afin
que le plus clair de leurs énergies créatrices ou inventives soient
consacrées - en dehors de toute contrainte ou de toute loi ou de
toute morale religieuse ou laïque à la satisfaction de leurs
besoins ou de leurs appétits récréatifs - je pose en thèse que le
but de cette révolution correspondrait tellement à l'aspiration
générale, universelle que le travail nécessaire à la vie
économique, devenant un aspect ou une conséquence des réalisations
et des jouissances générales, - s'accomplirait sans qu'il y ait
besoin de contrainte. La question a été à peine effleurée
jusqu'ici. Le travail est considéré comme quelque chose de «
supérieur », de sacré, à accomplir coûte que coûte, d'abord. Je
rêve d'une humanité où le travail aux fins économiques se placera
à la suite de l'assouvissement des activités de distraction ou de
récréation. Dans une humanité où prévaudra cette mentalité, on
n'accumulera plus, comme dans la société actuelle, pour se procurer
des plaisirs ou des jouissances accessibles seulement à des
privilégiés, que la fortune place au-dessus de la morale courante.
Il y a beaucoup trop de restricteurs, de refouleurs, de limitateurs,
de modérateurs parmi les réformateurs et les révolutionnaires. La
société pour l'établissement de laquelle ils nous demandent de
nous donner tous entiers, être et avoir, ressemble trop à la vallée
de larmes christiano-capitaliste. Il est trop souvent question de
devoirs, de peine, de labeur. Qu’on nous propose une fois pour
toutes une l'évolution en vue d'instaurer un milieu social où, sans
contrôle gouvernemental ou étatiste, sans obstruction ou
surveillance anarchiste, la distraction et la récréation passeront
eu première ligne. Voilà qui serait faire oeuvre de «
déchristianisation » véritable.
-
E. ARMAND.
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