samedi 6 octobre 2018

DECHRISTIANISATION n. f. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Malgré la propagande anticléricale, malgré les efforts des libres-penseurs militants et convaincus - et il n'en manque pas sur la planète - les milieux d'avantgarde en général et les groupements anarchistes en particulier sont loin d'être « déchristianisés ». Je ne parle pas seulement ici du de la première communion et autres fariboles sacramentelles que des anarchistes acceptent encore - les uns pour avoir « la paix chez soi » - les autres parce qu'ils s'imaginent « avoir eu » les prêtres (on m'a donné cette explication, un jour). A la vérité, cette forme de ruse (?) va à l'encontre de son but, puisqu'en agissant ainsi, les mécréants démontrent qu'ils ne peuvent faire finalement fi de l'Eglise. Mais ce n'est pas de cette « déchristianisation » - là que je veux écrire. Je reproche aux anarchistes de trop considérer le globe terraqué comme « une vallée de larmes », de trop « mépriser la chair ». Dans les publications anarchistes, on ne parle pas assez de se récréer, de s'amuser, pas assez de la joie de vivre, des jouissances de l'existence quand on ne la considère plus comme un lieu d'expiations. Il se peut que les lignes ci-dessous dérangent toutes les idées admises jusqu'ici par les anarchistes marxistes et proudhoniens, communistes et individualistes. Il se peut que je fasse erreur. Mais comme je ne me suis jamais dit infaillible, que je me contente modestement de présenter des thèses et de poser des problèmes, cela n'est pas bien important. Après avoir examiné la question à fond, je me demande si les réformateurs et les révolutionnaires anarchistes et sociaux ne se sont pas trompés en présentant comme but de réformes ou de révolutions la solution du problème économique, refoulant ainsi et mettant au second plan la satisfaction de ceux des instincts individuels et collectifs qui sont les plus anarchiques. Je pense quant à moi que s'ils s'étaient préoccupés en premier lieu d'exalter ce qui rend agréable et joyeuse à vivre la vie quotidienne - s'ils avaient cherché d'abord à glorifier l'allégresse, la joie, la volupté de vivre - enseigné aux hommes que vertu ou morale est conséquence ou synonyme de plaisir ou jouissance et non plaisir ou jouissance synonyme de travail ou de peine, je pense que « la révolution » marcherait d'un pas plus rapide qu'elle ne le fait. Je pense que si les éducateurs, les animateurs, les stimulateurs, les initiateurs d'avant-garde avaient incité les hommes à jouir d'abord de la vie, à ne lui attribuer de valeur que dans la mesure où elle procure la satisfaction des sens, nous serions très proches d'une révolution, d'une révolution qui exclurait toute possibilité d'une rétrogradation vers l'anarchisme. Au contraire, réformateurs et conservateurs sociaux rivalisent pour décrire ou à peu près la vie comme une manifestation de production ou de consommation ; à les en croire, le problème de la vie économique devra être résolu avant qu'on s'occupe du problème de la distraction ou de la récréation (j'entends par « distraction et récréation » l'ensemble des jouissances qui excluent la pine). Comme le travail nécessaire à la vie économique, le travail à peine occupe ou fatigue considérablement l'unité humaine lorsqu'il est placé en premier lieu, il ne reste pour ainsi dire plus de temps pour qu'elle puisse se récréer ou se distraire tout son saoul, en toute franchise.
Supposons que disparaissent les préjugés engendrés par cette idée que la distraction et la récréation doivent céder le pas à la peine et au travail – supposons que les hommes fassent une révolution afin que le plus clair de leurs énergies créatrices ou inventives soient consacrées - en dehors de toute contrainte ou de toute loi ou de toute morale religieuse ou laïque à la satisfaction de leurs besoins ou de leurs appétits récréatifs - je pose en thèse que le but de cette révolution correspondrait tellement à l'aspiration générale, universelle que le travail nécessaire à la vie économique, devenant un aspect ou une conséquence des réalisations et des jouissances générales, - s'accomplirait sans qu'il y ait besoin de contrainte. La question a été à peine effleurée jusqu'ici. Le travail est considéré comme quelque chose de « supérieur », de sacré, à accomplir coûte que coûte, d'abord. Je rêve d'une humanité où le travail aux fins économiques se placera à la suite de l'assouvissement des activités de distraction ou de récréation. Dans une humanité où prévaudra cette mentalité, on n'accumulera plus, comme dans la société actuelle, pour se procurer des plaisirs ou des jouissances accessibles seulement à des privilégiés, que la fortune place au-dessus de la morale courante. Il y a beaucoup trop de restricteurs, de refouleurs, de limitateurs, de modérateurs parmi les réformateurs et les révolutionnaires. La société pour l'établissement de laquelle ils nous demandent de nous donner tous entiers, être et avoir, ressemble trop à la vallée de larmes christiano-capitaliste. Il est trop souvent question de devoirs, de peine, de labeur. Qu’on nous propose une fois pour toutes une l'évolution en vue d'instaurer un milieu social où, sans contrôle gouvernemental ou étatiste, sans obstruction ou surveillance anarchiste, la distraction et la récréation passeront eu première ligne. Voilà qui serait faire oeuvre de « déchristianisation » véritable.
- E. ARMAND.

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