Altération
profonde dans la structure d'un organisme, à la suite de laquelle
toutes les fonctions initiales de cet organisme sont abolies.
Dissociation des éléments constituant une chose physique ou morale.
La désorganisation d'un corps, la désorganisation administrative,
la désorganisation politique. Physiologiquement, la désorganisation
d'un corps a des causes multiples : elle est une conséquence de la
maladie, de la vieillesse, du climat, etc., etc. Dans de nombreux
pays, sous l'influence de l'air et de la chaleur, le foie se
désorganise et tout le corps humain en est affaibli ; par l'action
du temps, le corps de tous les individus se désorganise, mais ces
désorganisations doivent être attribuées à des causes naturelles.
Il en est différemment lorsque l'on considère l'histoire à travers
les âges et que l'on constate la lenteur avec laquelle l'humanité
évolue ; c'est dans la désorganisation politique et morale des
Etats, des Sociétés, qu'il faut chercher la source de cette
nonchalance sociale entravant la marche de la civilisation et
éloignant toujours l'être de la fraternité humaine. C'est souvent
au moment où une civilisation, ou lorsqu'un Etat semblait être
arrivé à son apogée, que la désorganisation apparaissait et
ruinait tout un passé de travail et de lutte. Et depuis les temps
les plus reculés, l'histoire se répète invariablement ; car de
tout temps le monde fut organisé sur une erreur, et cette erreur se
perpétue encore de nos jours. La cause qui préside à la
désorganisation économique et sociale des sociétés, est le manque
de liberté et il ne peut exister d'organisation stable sans liberté.
Durant une période plus ou moins longue, l'autorité peut paraître
un facteur d'organisation, mais ce n'est qu'une illusion qui
disparaît avec le temps. La Rome antique qui semblait assise sur des
bases inébranlables, après une période de prospérité, où les
arts et les lettres se mêlaient à l'éloquence, sombra dans le plus
pitoyable des désordres sous l'autorité de ses Césars, et sa
décadence date précisément de cette époque de magnificence où la
folie criminelle d'un Néron faisait brûler une ville ayant une
population considérable, pour satisfaire sa soif sadique de
jouissances et de plaisirs. Rendre les empereurs romains uniquement
responsables de la déchéance romaine serait une faute grave. La
désorganisation du Grand Empire doit être attribuée également à
la veulerie du peuple, se contentant du pain et du cirque, se
laissant mener à la ruine par ses dirigeants et ne trouvant pas en
lui la force de se révolter contre les abus de ses maîtres. A la
désorganisation politique d'un Etat il n'y a qu'un remède : la
Révolution, et les exemples abondent de peuples qui se soulevèrent
devant la carence d’un monarque à assurer la vitalité d'une
nation. Bien avant 1e peuple français, le peuple anglais se révolta
contre ses tyrans qui désorganisaient le pays et plus de cent ans
avant Louis XVI, Charles 1er d'Angleterre, monta sur l'échafaud. La
désorganisation politique d’un Etat peut être attribuée
généralement à des causes financières. C'est parce que le
Parlement anglais refusa de voter les subsides réclamés par la
Couronne, que Charles Ier le déclara dissous, se mettant par cet
acte en guerre ouverte avec son peuple. Le mécontentement provoqué
par l'arbitraire et le despotisme de Buckingham, favori du roi,
engloutissant des fortunes pour son luxe, ses plaisirs et ses
aventures guerrières, devait ouvrir la route à Cromwell et à la
République. On peut ne pas aimer Cromwell ; nous plaçant purement
et simplement au point de vue Anarchiste, que de faits ne peut-on pas
lui reprocher! Mais il faut cependant reconnaître qu'il sut mettre
un frein à la désorganisation de l'Angleterre et qu'il fit la
grandeur de son pays. De son temps l'idée Anarchiste n'avait pas
encore vu le jour, et lutter contre l'autorité royale, prendre
position en faveur du Parlement,c'était porter un coup terrible au
despotisme monarchiste, et préparer les luttes futures pour une
liberté plus large. Nous disons plus haut, que, historiquement, le
règne de l'autorité est un facteur de désorganisation et que
politiquement ce sont presque uniquement les questions financières
qui désagrègent les' Etats. On s'en rend compte assez facilement en
étudiant le grand siècle de Louis XIV précédé par la dictature
de Richelieu et de Mazarin. Le grand Cardinal crut faire oeuvre utile
en détruisant la puissance politique du protestantisme, en abaissant
l'orgueil de la noblesse et en préparant la royauté absolue de
Louis XIV. En réalité, socialement, son activité fut inutile, et
la rapacité d'un Mazarin qui réalisa une fortune de 200 millions de
francs en pressurant le peuple, les dépenses fantastiques du roi
Soleil, furent des facteurs de désorganisation aussi néfastes que
les abus de la noblesse. On prétend que Richelieu fut un grand
organisateur parce qu'il sut agrandir la France en lui adjoignant
l'Alsace, la Lorraine et le Roussillon, alors que l'Alsace et la
Lorraine sont des foyers d'incendie, de guerre, de désorganisation
pour les pays qui se les disputent. Déjà à la fin du règne de
Louis XIII et durant la régence d'Anne d'Autriche et de son amant
Mazarin, on sentait bien que l'organisation de la France de
Richelieu, reposait sur des sables mouvants. Si la Fronde fut une
émeute d'ambitieux, il n'en est pas moins vrai que, au plus profond
des couches populaires, elle fut une manifestation de liberté et le
signe avant-coureur de la grande Révolution. Le long règne de Louis
XIV ne fit que précipiter la désorganisation de l'Etat ; les
finances du pays, jetées en pâture à ses maîtresses et à ses
bâtards, l'argent du peuple dilapidé, la révocation de l'Edit de
Nantes et les dragonnades, qui eurent pour conséquence la ruine du
commerce et de l'industrie, voilà l'oeuvre de la monarchie absolue,
préparée par Richelieu, et mise en action par le roi Soleil. Le
règne de Louis XV ne fut pas moins répugnant que celui de son
aïeul, et le Gouvernement occulte de Mme de Pompadour marque
l'apogée de la monarchie. Louis XV souriait aux trésors de l'Etat
engloutis par les largesses du « Parc aux Cerfs ». Elles montèrent
à des sommes fabuleuses, disent les écrivains modérés. Trop
connus, ces désordres répandirent la corruption et l'encouragèrent.
Telle se montrait au dedans la royauté de Louis XV, et son rôle, au
dehors, fut au niveau de tant d'opprobre. « Notre diplomatie devint
la risée de l'Europe. La défaite de Rossbach, 80
millions
de subsides payés bénévolement à l'Autriche, des armées entières
englouties dans des expéditions folles, 37 vaisseaux de ligne et 50
frégates pris ou détruits par les Anglais, le Canada par nous
sacrifié définitivement à leur dictature avide, ainsi que la
Martinique, la Guadeloupe, Tobago, Saint-Vincent, Sainte-Lucie, nos
comptoirs de l'Afrique et de l'Inde... Voilà, ce que produisit la
guerre de Sept Ans, voilà ce que valut à la France le titre de ma
bonne amie, donné par Marie- Thérèse à la maîtresse d'un roi
absolu » (Louis Blanc).Ce spectacle de désorganisation n'est pas
particulier à la France; le principe d'autorité produisit partout
les mêmes effets et nous ne croyons donc pas nous tromper en
affirmant que l'autorité peut temporairement donner aux masses
ignorantes l'illusion de l'ordre et de l’organisation, mais qu'en
fin de compte il n'engendre que le désordre et la désorganisation.
Bismarck
passa pour un grand organisateur parce qu'il sut habilement et avec
diplomatie reconstituer l'Empire d'Allemagne en groupant autour de la
Prusse tous les petits Etats d’ordre secondaire. Son oeuvre fut
couronnée à Versailles à la fin de la guerre de 1870-1871, mais
ouvrait la voie à d'autres conflagrations et la reprise de l'Alsace
et de la Lorraine conquises par Richelieu allait être le prétexte à
de nouvelles tragédies, à des tueries grandioses, à la
désorganisation économique et sociale du monde. Il peut sembler à
certains que les sociétés modernes sont le symbole de l'ordre, mais
pour nous, Anarchistes, qui étudions les faits, en recherchons les
causes, nous ne pouvons qualifier d'organisée, une Société qui ne
se maintient qu'en sacrifiant dans des guerres fratricides des
populations entières, et qui périodiquement est obligée de se
reconstituer géographiquement, sans que soit respectés les intérêts
les plus élémentaires de la grande masse des individus. La
bourgeoisie et le capital n'ont rien à reprocher à la seigneurie et
à la féodalité. La désorganisation préside de nos jours aux
destinées humaines, comme elle y présidait dans le passé. Ni
l'expérience, ni l'exemple de siècles et de siècles d'erreurs, de
mensonges, de crimes n'ont assagi les hommes. Ils ont encore
confiance et espèrent encore trouver la quiétude et le bonheur dans
un ordre périmé, qui est le désordre, et dans une organisation
absurde et dangereuse qui désagrège l'humanité. Déjà avant la
guerre de 1914-1918 qui sema tant de deuils, fertilisa la terre de
larmes et de sang, et détruisit toute une génération on pouvait
prévoir le chaos déterminé par la folie et l'ambition d'une
minorité incapable de refréner ses bas instincts de jouissance, et
d'une majorité impuissante à manifester son désir de paix et à
imposer une forme d'organisation plus conforme aux nécessités d'un
siècle de science et de progrès. La chute se précipite. Sur la
pente glissante de la désorganisation, la Société mourante qui
marque la fin de ce vingtième siècle, si riche en découvertes de
toute sorte, attend des événements, ou sa rénovation ou sa mort.
Les finances de tous les grands Etats européens ont été dilapidées
dans des aventures ridicules et meurtrières ; la diplomatie, dans un
dernier spasme, cherche à sauver les apparences et à donner une
certaine vitalité au capitalisme moribond qu'elle représente, mais
cela ne peut durer. A mesure que nous avançons dans le temps, la
désorganisation se poursuit sans qu'il soit possible aux hommes
d'Etat d'en arrêter les effets qui mènent fatalement au désastre.
La grande guerre a passé par là. L'Allemagne de Bismarck - de
Bismarck qui avait, comme Napoléon, rêvé de suprématie
universelle - amoindrie par le traité de Versailles imposé par
Clémenceau, se relève péniblement de la douloureuse équipée de
son César déchu. La rançon que réclame d'elle les nations
victorieuses accule à la misère toute la population travailleuse de
ce grand Empire, qui est contrainte de peiner et de souffrir pour
payer les crimes de ses maîtres. L'Autriche, démembrée, divisée,
traîne lamentablement derrière elle le boulet qui lui fut légué
par François-Joseph, vieillard arriéré, perdu dans la tradition et
dont le règne de 68 ans fut un long calvaire pour son peuple qui eut
à subir tout le poids des guerres malheureuses déclenchées par ce
prince impuissant. L'Angleterre, dont la puissance reposait sur son
vaste empire colonial, voit ce dernier lui échapper. Déjà elle a
été obligée de faire des concessions et d'accorder une liberté
relative à certaines de ses possessions. Le Canada, l'Australie, se
sont dans une certaine mesure, libérés du joug britannique ; mais
les Indes, l'Egypte, l'Irlande, sont agités par la soif de liberté,
qui est un ferment de révolte. La puissante « organisation » de la
perfide Albion apparaît menacée, et ne pourra résister bien
longtemps à l'assaut coordonné des populations qu'elle opprime.
L'Angleterre se désorganise, et même intérieurement elle souffre
du malaise engendré par son impérialisme séculaire, qui lui valut
une fortune temporaire, mais s'écroulera fatalement, comme tout ce
qui est bâti sur l'autorité et son soutien : la violence.
L'Espagne, qui n'a pas comme la France, l'Angleterre et l'Allemagne,
payé son tribut au Moloch durant les années pénibles de 1914 à
1918, ne se trouve pas dans une position plus heureuse. Le peuple
maintenu dans l'ignorance et l'obscurantisme clérical, ouvre les
yeux à la vérité et réclame son droit à l'existence. Le
despotisme d'un dictateur ne peut rien pour équilibrer une situation
qui a ses origines dans un passé noirci par les méfaits de la
religion, et le général Primo de Rivera qui, de complicité avec le
roi Alphonse XIII, cherche à rafistoler une monarchie branlante,
apparaîtra dans l'histoire comme un fantoche malfaisant n'ayant
d'autres soucis que celui de sauver de la ruine, non pas son pays et
son peuple, mais la classe de parasites qui perpétue la misère
collective de la nation. Et il en est de même en Italie, où un
Mussolini semble triompher, alors que son autorité criminelle ne
peut engendrer que la chute un peu plus rapide du régime
d'arbitraire qu'il dirige. Partout où sévit l'autorité règne la
désorganisation. La France qui sortit victorieuse de la grande
guerre n'est pas dans une situation plus brillante que les autres
puissances européennes et sa débâcle financière l'entraîne au
fond d'un gouffre duquel elle ne pourra s'évader. Des milliards de
dettes contractées entre 1914 et 1925 auxquelles viennent s'ajouter
celles antérieures à la guerre « du droit et de la liberté » lui
interdisent l'espérance de réajuster la vie sociale, d'améliorer
les conditions de vie du populaire et cet état déplorable ne peut
aller qu'en empirant à moins que, dans un sursaut d'énergie, le
peuple ne se réveille de sa torpeur et ne brise les liens qui le
tiennent attachés à un passé de boue et de sang. Seule, dans toute
la vieille Europe désemparée, la Russie, sortant d'un sommeil de
plusieurs années, sembla un moment éclairer l'avenir de son
flambeau révolutionnaire. Mais, hélas!, les hommes nouveaux ne
furent pas à la hauteur de leur lourde tâche, et leurs erreurs
accumulées, jointes à la coalition extérieure des forces de
réaction, devaient avoir raison de l'insurrection libératrice.
Dans ces conditions, est-ce trop dire, que la désorganisation
politique de l'Europe de 1925 menace de déclencher de terribles
cataclysmes et que l'avenir se dessine sombre et misérable pour les
générations futures? Il y a pourtant un remède efficace à cet
état de chose, mais il est curieux de considérer que le peuple
s'éloigne de toute solution simple et se complait dans la
difficulté. Un fait est indéniable : c'est que le capitalisme est
une forme d'économie sociale et politique qui ne répond plus aux
exigences de l'humanité. Le capitalisme se décompose, tout son
organisme embrouillé, rongé par le parasitisme administratif de ses
institutions se désagrège et toute la compétence des économistes
bourgeois est inopérante à rétablir de l'ordre dans un monde qui
s'écroule sous le poids de son passé. On peut opposer aux
contempteurs de l'ordre capitaliste, l'exemple de l'Amérique, forte
et puissante, sortie agrandie de la guerre de 1914. La force de
l'Amérique n'est qu'une illusion. Son tour viendra. Les mêmes
causes produisant les mêmes effets, l'Amérique aura son jour, son
heure, et elle subira les mêmes tourments que la vieille Europe. Le
fait même qu'elle ne peut satisfaire à ses besoins d'expansion
commerciale et industrielle qu'en asservissant économiquement les
nations européennes, marque bien que l'avenir n'épargnera pas les
jeunes républiques américaines. Elles se suicideront dans leur
course aux dollars ; c'est fatal, c'est inévitable. Comment faire
face alors à cette corruption politique qui détermine tant de
conflits et qui a inscrit à son actif tant de ruines? Détruire
l'ordre bourgeois, abolir la puissance capitaliste n'est pas
suffisant. C'est un travail utile, certainement, mais qui serait
négatif en soi, si le peuple n'était pas capable de remplacer
immédiatement l'ancien organisme par un organisme nouveau présentant
un caractère de stabilité inébranlable. Il faut opposer à ce que
nous appelons le désordre et la désorganisation capitaliste,
l'ordre et l'organisation sociale du peuple, mais encore faut-il ne
pas commettre à notre tour les erreurs inhérentes à tout être
humain et ne pas compromettre le futur par une politique pleine
d'inconséquence. Les Anarchistes ont critiqué et critiqueront
encore toutes les formes
d'organisation
sociale qui reposent sur l'autorité et qui sont impuissantes à
réaliser le bonheur de l'humanité. Le terrain que nous ensemençons
a admirablement été défriché par nos aînés, et la période
d'après-guerre, dans laquelle se débattent les gouvernants du monde
entier, démontre que ceux qui nous ont précédés dans la lutte
ne
s'étaient pas trompés. Tous les partis politiques ont fait faillite
et le bolchevisme qui fut un moment l'espérance du monde du travail
s'est définitivement discrédité. L'Anarchisme est donc la seule
conception sociale susceptible de réussir là où échouèrent
toutes les autres économies politiques, puisqu’ il est
incontestable que le socialisme qui a usé ses moyens en Angleterre
et en Allemagne -voire même en France - n'a remédié à rien et que
le communisme autoritaire n'a pas été -si nous considérons la fin
- plus heureux en Russie. Il faut, hélas!, reconnaître que
l'influence exercée par l'Anarchisme sur les masses populaires est
relativement faible et que la classe ouvrière sur laquelle reposent
toutes les espérances d'avenir est elle-même désorganisée. Nous
disons plus haut que détruire n'est pas suffisant, et pour
reconstruire il est indispensable d'obtenir le concours du
travailleur uni dans la bataille contre ses exploiteurs, et prêt à
concourir à l'élaboration d'un monde meilleur. Or, le spectacle
qu'offre la division du prolétariat mondial est pitoyable. Déchiré
par les luttes politiques, le travailleur se livre sur lui-même à
une opération désorganisatrice qui lui enlève toute sa force et,
en se laissant diriger par des politiciens incapables, il abandonne
toute sa puissance et en même temps toutes ses chances de libération
économique et sociale. La désorganisation ouvrière permit au
capitalisme de retomber sur ses pieds au lendemain de la guerre de
1914 et, depuis 1920, par la trahison des chefs, par l'ambition de
certains meneurs, la division n'a fait que s'accentuer. En France, le
prolétariat est sectionné en trois tronçons qui se combattent sans
s'apercevoir que ce manque d'unité permet aux classes dirigeantes de
replâtrer le vieil édifice qui n'attend pour s'écrouler que la
poussée du travailleur réconcilié. Le travailleur, toujours
confiant en la politique, se laisse aveuglément diriger vers des
destinées inconnues et, malgré les déboires, continue à se
laisser leurrer par cette politique qui est le principal facteur de
désorganisation. Les Anarchistes ne sont pas sans avoir également
une part de responsabilité dans la désorganisation du mouvement
ouvrier et l'erreur de certains d'entre eux fut de vouloir prêter au
syndicalisme une philosophie qu'il n'a pas et un but révolutionnaire
qui n'est pas le sien. S'il est vrai que l'unique puissance capable
d'être opposée au capitalisme est le prolétariat, ce dernier ne
peut produire un effort qu'à l'unique condition de n'être pas
divisé, et l'unité ne peut être obtenue que si ce syndicalisme,
considéré comme un moyen, groupe en son sein les travailleurs de
toutes tendances; et si nous disons plus haut que les Anarchistes ont
également une part de responsabilité dans la désorganisation
ouvrière, c'est qu'à une époque donnée, eux aussi, animés par un
sentiment sincère, confondirent le Syndicalisme et l'Anarchie. Nous
ne pouvons faire mieux, pour situer, à notre point de vue, la
position de l'Anarchiste que de reproduire les paroles pleines de
sagesse et de clairvoyance prononcées par Malatesta, au Congrès
Anarchiste d'Amsterdam, en 1907. « Je veux, aujourd'hui comme hier,
que les Anarchistes entrent dans le mouvement ouvrier. Je suis,
aujourd'hui comme hier, un syndicaliste, en ce sens que je suis
partisan des syndicats. Je ne demande pas de syndicats anarchistes
qui légitimeraient, tout aussitôt des syndicats socialistes,
démocratiques, républicains, royalistes ou autres, et seraient,
tout au plus, bons à diviser plus que jamais la classe ouvrière
contre elle-même. Je ne veux pas même de syndicats dits rouges,
parce que je ne veux pas de syndicats dits jaunes. Je veux au
contraire des syndicats largement ouverts à tous les travailleurs
sans distinction d'opinions, des syndicats absolument neutres ».
Malatesta voyait clair, et vingt ans après son discours d'Amsterdam,
sa prophétie se réalisait. La classe ouvrière est désorganisée
parce que les communistes ayant voulu donner au syndicalisme un but
politique, « la dictature du prolétariat », une large fraction de
travailleurs se sépara de l'organisation pour en fonder une autre.
Et il n'y a pas de raison pour que s'arrête sur cette pente la
division ouvrière. « Donc je suis pour la participation la plus
active au mouvement ouvrier. Mais je le suis avant tout dans
l'intérêt de notre propagande dont le champ se trouverait ainsi
sensiblement élargi. Seulement cette participation ne peut
équivaloir en rien à une renonciation à nos plus chères idées.
Au syndicat nous devons rester des Anarchistes dans toute la force et
toute l'ampleur de ce terme. Le mouvement ouvrier n'est pour moi
qu'un moyen - le meilleur évidemment de tous les moyens qui nous
sont offerts. Ce moyen, je me refuse à le prendre pour un but, et
même je n'en voudrais plus, s'il devait nous faire perdre de vue
l'ensemble de nos conceptions anarchistes, ou plus simplement nos
autres moyens de propagande et d'agitation. « Les syndicalistes, au
rebours, tendent à faire du moyen une fin, à prendre la partie pour
le tout. Et c'est ainsi que, dans l'esprit de quelques-uns de nos
camarades, le syndicalisme est en train de devenir une doctrine
nouvelle et de menacer l'anarchisme dans son existence même. « Je
déplorais jadis que les compagnons s'isolassent du mouvement
ouvrier. Aujourd'hui, je déplore que beaucoup d'entre nous, tombant
dans l'excès contraire, se laissent absorber par ce même mouvement.
Encore une fois, l'organisation ouvrière, la grève, la grève
générale, l'action directe, le boycottage, le sabotage et
l'insurrection armée elle-même, ce ne sont là que des moyens.
L'Anarchie est le but. La révolution anarchique que nous voulons
dépasse de beaucoup les intérêts d'une classe ; elle se propose la
libération complète de l'humanité actuellement asservie, au triple
point de vue économique, politique et moral. Gardons-nous de tout
moyen d'action unilatéral et simpliste. Le syndicalisme, moyen
d'action excellent à raison des forces ouvrières qu'il met à notre
disposition, ne peut pas être notre unique moyen. Encore moins
doit-il nous faire perdre de vue le seul but qui vaille un effort :
l'Anarchie » (Errico Malatesta). Si nous avons cru devoir introduire
dans cette brève étude sur la désorganisation, ce passage du
discours du vieux camarade Malatesta, c'est que, si le syndicalisme
de secte, de parti, n'a pas entièrement détruit le mouvement
Anarchiste, s'il ne l'a pas désorganisé - récente - il est une
menace constante contre notre mouvement, et la jeune organisation
anarchiste périra ou restera embryonnaire, si elle subordonne son
activité à celle d'un mouvement corporatif, syndical, sujet à
changement, à modifications, à transformations, en vertu même des
lois de la majorité qui déterminent l'action syndicaliste.
L'Anarchie doit rester elle-même. Elle ne peut être subordonnée,
ni à la remorque d'un mouvement quelconque aussi important, aussi
imposant soit-il. Les Anarchistes doivent s'unir, ils doivent
s'organiser et envisager tous les problèmes d'avenir, afin de ne pas
être surpris par les événements qui, souvent, n'attendent pas les
décisions humaines, et précipitent les individus désemparés dans
le chaos. La société bourgeoise se meurt, sa désorganisation est
totale, elle ne peut remonter le courant qui l'entraîne à la
dérive. C'est une question de temps, de jours peut-être, et il faut
être prêts. Les Anarchistes seront-ils capables de mettre fin à la
gabegie capitaliste et de résister à tous leurs adversaires
politiques qui entendent élaborer le monde nouveau sur une autorité
qu'ils qualifient de socialiste? Qui sait? Quoi qu'il en soit, le
désordre et la désorganisation ne disparaîtront qu'avec
l'autorité, et l'organisation sociale n'assurera le bonheur de
l'humanité que lorsque les hommes pourront jouir pleinement de leur
liberté économique et morale.
-
J. CHAZOFF.
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