A mon collègue et ami F. Buisson.
Dans cette controverse, sur la question de savoir si la libre-pensée doit tendre à détruire la religion, je vois, avec plaisir, cher collègue et ami, que nous sommes, vous et moi, complètement d’accord sur la chose même et que nous ne différons que sur le mot.
Vous aussi, vous êtes d’avis que notre droit et notre devoir, c’est d’essayer de détruire, par l’instruction publique et par la liberté, toutes les religions « révélées », celle de Calvin, dites-vous, tout comme celle du pape.
Et ce ne sont pas seulement les religions révélées que vous voulez voir disparaître.
Vous voulez abolir aussi « la religion de Victor Cousin ou tout autre fondée sur un credo, une confession de foi, un synode, un catéchisme, un programme universitaire ou un manuel de baccalauréat ».
Même la religion du Vicaire savoyard et de Robespierre, établie sur un petit nombre de dogmes, vous semble incompatible, je le vois bien, avec la libre-pensée, car vous ne voulez pas de dogme, vous ne voulez pas de dogme, vous ne voulez pas que la raison abdique ses droits, ne fût-ce que sur un point et pour une seconde.
Ce sont donc bien toutes les religions, sans exception, que vous visez à détruire en enseignant aux hommes à penser librement.
Mais, vous distinguez, comme Victor Hugo, les religions et la religion.
Vous voulez détruire les religions.
Vous ne voulez pas détruire la religion, et vous vous refusez à ad-mettre qu’un homme digne du nom d’homme veuille la détruire.
Et c’est ici que, d’accord sur la chose, nous ne sommes plus d’accord sur le sens et l’emploi du mot.
Qu’appelez-vous religion ?
Vous appelez religion « l’aspiration de l’homme vers toutes les formes de la perfection de l’esprit ».
Vous appelez religion l’évolution intellectuelle « depuis les premiers bégaiements de l’enfant ou de l’humanité primitive, jusqu’aux sublimes rêveries d’un Platon et d’un Kant ».
Vous appelez religion le sentiment qui pousse l’athée à monter sur le bûcher, plutôt que de renier son athéisme.
Vous appelez religion le besoin d’idéal, le sentiment de notre petitesse dans l’Univers, l’amour des hommes pour les hommes, la « vision lointaine d’une humanité meilleure », la poésie de la vie, l’ensemble de nos aspirations nobles, les tendresses mystérieuses du coeur, les douces rêveries de notre imagination, les idées, les émotions et les actions qui distinguent, dites-vous, l’homme de l’animal.
Et vous me dites qu’étant impossible que je veuille détruire ces belles et bonnes choses, il est donc impossible que je veuille détruire la religion.
« Vous me direz que je change le sens usité des mots et que j’ai désigné la religion d’une façon qui ne répond pas aux idées reçues. »
Mais oui, cher ami : je vous dirai cela.
Vous ajoutez que vous avez bien le droit d’appeler ainsi les aspira-tions de l’humanité vers la vérité, la justice, la beauté.
Oui, vous en avez le droit. C’est votre originalité de parler ainsi ; c’est là votre philosophie, votre caractère, votre personne. Vous don-nez à un vieux mot un sens neuf, et il n’y a que vous, parmi nos contemporains, dont le coeur et l’esprit soient ainsi faits, que personne ne doute de votre sincérité ou n’ait envie de sourire quand on vous entend parler de laïciser la religion.
Mais vous êtes un homme politique, et je vous poserai cette simple question :
Croyez-vous que le peuple puisse vous comprendre ?
Croyez-vous que le peuple puisse et sache distinguer la religion des religions ?
Quand le peuple, après avoir entendu dire : « Il faut détruire toutes les religions, » vous entendra dire : « Il faut maintenir la religion, » croyez-vous qu’il saisira bien votre pensée, et que l’Église catholique ne profitera pas de son incertitude ?
Vous aurez beau dire que vous ne voulez ni prêtres, ni autels, ni mystère, ni dogmes, vous aurez beau dire, comme vous le dites, que vous voulez libérer l’âme humaine du « joug ecclésiastique » la guérir à jamais « de la foi aveugle », la dégoûter « des sortilèges de tous les sanctuaires », vous aurez beau parler, en penseur libre et laïque ; quand on vous entendra dire : « Laïcisons la religion, » on vous dira que vous voulez rendre la libre-pensée religieuse. Je sais bien que vous répondrez : « Sans dire que je veux l’ennoblir et l’élargir. » Mais l’équivoque reparaîtra, et, dans cette libre-pensée religieuse, on verra une libre-pensée respectueuse du catholicisme, humiliée devant le catholicisme, à demi complice du catholicisme.
Et ce ne sont pas seulement les ignorants qui vous comprendront mal, cher collègue et ami. Ce sont les délicats eux-mêmes, qui s’offusqueront de ce que vous dites du « phénomène religieux », qui, d’après vous, est « un des traits caractéristiques de l’homme, par op-position à l’animal ». Il y a déjà longtemps qu’Anatole France vous a objecté le chien de M. Bergeret, qui était un animal religieux.
En vain, objecterez-vous que le chien de M. Bergeret ne pouvait pas être religieux, puisqu’il n’était pas raisonnable ; en vain, répéterez-vous, que la religion n’est que la culture et l’épanouissement de la raison, on vous répondra, comme vous vous l’êtes déjà répondu à vous-même, que quand on veut instruire le peuple, pour changer ses idées, il faut prendre les mots dans le sens connu du peuple.
Je vois bien votre sentiment, qui est beau et sage.
Vous craignez une libre-pensée sèche, une libre-pensée de notions exactes et courtes, une libre-pensée qui ne satisferait ni l’imagination ni le coeur, une libre-pensée toute négative, qui détruirait les dogmes, qui viderait et glacerait l’âme, qui n’accorderait rien à nos besoins d’hypothèses et de rêveries, à notre soif d’au-delà, une libre-pensée sans poésie.
Ne craignez point cela : il y a plus de poésie dans la science que dans la religion, et c’est parce que l’idéal religieux nous paraît pauvre et mesquin que nous nous en sommes détournés pour aller à un idéal plus haut et plus large.
Vous vous dites aussi que ce mot de religion, tant critiqué, a sa no-blesse, sa beauté, son autorité : qu’il est dommage de l’abandonner aux thaumaturges ; qu’il est politique d’en faire le synonyme de rai-son, de libre-pensée, de sagesse laïque, que nous aurions tort de laisser à nos adversaires le bénéfice de ce prestige.
Voilà pourquoi vous voulez décider le peuple à élargir le sens du mot religion.
Laissez-moi vous dire que vous n’y parviendrez pas ; que dans cette lutte entre la raison et les religions, c’est une équivoque qu’introduira la religion, non telle que vous l’entendez, mais telle que le peuple, quoi que vous lui disiez, l’entendra ; laissez-moi vous dire que le peuple croira toujours que vous lui conseillez de désarmer ou d’incliner la libre-pensée devant le dogme.
Voilà pourquoi je me permets, cher collègue et ami, de vous dé-conseiller cette tactique ; voilà pourquoi je vous engage à laisser au vieux mot son vieux sens. Bravant le ridicule auquel s’exposent des professeurs qui parlent latin, continuons à comprendre le mot de religion comme le comprend Lucrèce, quand il disait :
Tantum religio suadere malorum !
(Action du 30 août 1903.)
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