Etat
de celui qui a perdu ses illusions. Il existe des gens, et ils sont
des plus nombreux, qui passent leur existence loin de la terre sur
laquelle ils reposent et vivent dans un songe sans cesse renouvelé.
Leur conception de la vie étant étayée sur une erreur, ils
attendent toujours des réalisations qui ne se matérialisent jamais
et leurs illusions s'envolent avec la même rapidité qu'elles ont
été conçues. Ce sont les éternels désillusionnés. A peine se
sont-ils rendu compte de la fragilité et de l'irréel de leurs
espérances, qu'ils élaborent de nouveaux châteaux de cartes
emportés à leur tour par le vent de la vie, et ce perpétuel jeu
d'illusions et de désillusions en fait des êtres incomplets et
incapables de s'armer pour la lutte sociale. Sébastien Faure, je
crois, nous conte dans une de ses oeuvres l'histoire de cet amant de
l'absolu qui se maria un jour, croyant avoir rencontré la femme
idéale, la femme telle qu'il l'avait imaginée dans ses rêves. Ce
fut pour lui une désillusion lorsqu'il s'aperçut que sa compagne
était semblable à toutes les compagnes, et l'abandonnant, il en
prit une seconde qui lui apporta les mêmes désillusions, puis une
troisième et toujours ses espérances déçues donnaient naissance à
d'autres espérances, mais jamais il ne trouva le bonheur
matrimonial. C'est dans toutes les branches de l'activité humaine
que cet homme se rencontre, car l'humanité est incomprise de la
grande majorité des individus. L'homme attend encore des forces
occultes des bienfaits et des améliorations ; il s'imagine qu'en
dehors de lui il existe quelque chose qui peut concourir à son bien
être et à son bonheur et il se forge des illusions que la brutalité
de l'existence et de la réalité s'empresse de détruire.
L'inconstance qui en résulte rend plus pénible le travail de ceux
qui, éclairés à la lumière des faits, restent dans le droit
chemin, ont une conception exacte de ce qu'est la lutte pour la vie
et, loin de se nourrir de chimères, veulent trouver en eux la force
et la puissance indispensables à la transformation sociale du monde.
L'humanité est ce que la font les individus. Les hommes ne sont pas
mauvais mais sont rendus méchants par l'organisation d'une société
gérée en dépit du bon sens par une poignée d'individus auxquels
la grande majorité a légué ses pouvoirs. Pendant des siècles le
monde a été dirigé par les autocraties, sans que le peuple
comprenne que la forme autocratique était contraire à ses
aspirations, à ses désirs et à ses besoins, et lorsque convaincu
de son erreur, il s'est attaqué aux institutions qui en découlaient,
il s'est laissé illusionner par une nouvelle erreur : le
parlementarisme démocratique. Si à une illusion a succédé une
autre illusion, la désillusion ne devait pas tarder à en être la
conséquence logique, et l'on se rend compte à présent que la
démocratie est impuissante à résoudre un problème qui est
cependant bien simple, mais dont on se refuse à accepter comme
exacte la solution présentée par le communisme libertaire. Il coule
de source que toute illusion étant le fruit de l'erreur et de
l'ignorance, il arrive fatalement qu'elle s'écroule, et c'est ce qui
fait dire à Pascal que « la vie humaine n'est qu'une illusion
perpétuelle ». Pas pour tout le monde cependant. Devant les misères
de l'humanité, il est des philosophes et des moralistes qui
prétendent qu'il est criminel de dessiller les yeux de l'ignorant et
qu'il est préférable de le maintenir dans son erreur : ils
affirment que l'illusion est un facteur de joie et qu'elle est une
compensation à la souffrance et à la douleur. Cela nous amènerait
à conclure que le mensonge est préférable à la vérité, ce qui
est ridicule en soi, et qui est la négation de tout progrès et de
toute évolution. Nous pensons au contraire, que plus l'illusion est
grande, plus le réveil est brutal, pénible et douloureux et qu'en
conséquence il est un devoir auquel l'homme social doit s'attacher :
c'est d'effacer les fantômes qui peuplent le cerveau de ses
semblables. Lorsque l'on aura détruit toutes les illusions du
peuple, il n'y aura plus de source de désillusions et l'humanité
avancera à pas de géants. Il arrive parfois que les hommes
d'action, devant l'étendue du chemin à
parcourir,
devant les préjugés qui gouvernent encore le genre humain,
s'imaginent également que c'était un beau rêve qu'ils avaient fait
lorsqu'ils pensaient rénover l'humanité. Ils se laissent, eux
aussi, envahir par la désillusion. Il ne le faut pas. Il faut
prendre l'humanité telle qu'elle est en notre siècle, rechercher
les causes déterminantes de son activité, en analyser les effets et
l'on se rend bien vite compte que ce n'est pas une illusion
d'apercevoir dans le lointain la réalisation de nos espérances.
Chaque jour amène une transformation, aussi minime soit-elle, à
1’organisation sociale des individus. De l'homme sociable dépend
tout l'avenir. Il est donc nécessaire que le plus grand nombre
d'individus soient rendus sociables, c'est-à-dire débarrassés de
toutes les illusions qui peuplent leur esprit. C'est à cette tâche
que doivent se livrer les révolutionnaires sincères. La raison et
la logique prendront alors la grande place occupée encore de nos
jours par le rêve, et les désillusions disparaîtront, effacées
par une réalité harmonieuse et positive.
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