samedi 6 octobre 2018

Articles issus de l'ouvrage: Polémique et histoire de Alphonse Aulard

VOULIONS-NOUS DÉTRUIRE LA RELIGION ?
16 août 1903

Quand on reproche aux républicains l’attitude militante de leur libre-pensée, l’ardeur de leur actuelle politique contre le congrégations, contre l’Église romaine, il leur arrive souvent d’essayer de se disculper par cette réponse :
« Nous ne voulons pas détruire la religion. »
A la tribune et dans la presse, cette réponse reparaît, en forme de refrain rassurant ; on la dirait inspirée par un mot d’ordre, et la voilà presque officielle, presque classique.
Elle satisfait tant de gens qu’en avouant qu’elle ne me satisfait pas, je me demande si je ne vais pas avoir l’air d’un trouble-fête.
Cependant, voyez quelle équivoque suppose ou provoque cette déclaration.

Que veut-on dire, quand on s’écrie avec un ton de générosité franche et de libéralisme loyal, qu’on ne veut pas détruire la religion ?
Les républicains s’engagent-ils par là à ne point renverser matériellement les autels, à ne point briser les vases sacrés, à ne point supprimer, par une violence à la Polyeucte, la religion chrétienne, comme celle-ci a supprimé ou supprime ou voudrait supprimer les autres religions ?
S’engagent-ils à ne point user de la force pour empêcher les catholiques d’aller à la messe ?
S’engagent-ils à maintenir ou à fonder la liberté des cultes dans un régime de liberté de conscience ?
Si c’est cela qu’on veut dire, je suis d’accord, et me voilà tout prêt à crier, avec les amis : « Nous ne vouons pas détruire la religion. »
Ou plutôt non, je ne crierai jamais cela, parce qu’un cri qui a besoin d’explication est un cri équivoque, parce que l’autre sens de ce cri est inséparable du premier sens, parce qu’il n’y a aucune raison logique, grammaticale ou historique pour que cette promesse de ne pas détruire la religion ne s’entende pas à la fois dans les deux sens, – c’est-à-dire qu’en disant qu’on ne veut pas détruire la religion, on n’a pas l’air seulement de s’engager à ne pas détruire la religion violemment, mais aussi à ne pas la détruire pacifiquement.
Dire : « Nous ne voulons pas détruire la religion », c’est dire : « Nous ne voulons pas que notre doctrine, la libre-pensée, se répande et fasse des progrès parmi les hommes. »
Dire : « Nous ne voulons pas détruire la religion », c’est nous engager à n’accroître d’aucune recrue le petit groupe de libres-penseurs que nous sommes dans le monde civilisé ; c’est renoncer à toute propagande ouverte et militante ; c’est nous vouer à l’attitude modeste et piteuse de penseurs effarés qui ont à demi honte ou peur de leur pensée et la jugent dangereuse pour le peuple ; c’est nous réduire à l’humble condition de gens tolérés ; c’est promettre, dans les ténèbres où tâtonne encore l’esprit humain, de n’allumer qu’une lanterne sourde, pour notre usage personnel, et non un grand et vif flambeau, pour l’usage de tous.
Dire : « Nous ne voulons pas détruire la religion », c’est dire que nous renonçons, pour notre doctrine, au droit qu’a toute doctrine, se croyant la vérité, de supprimer la doctrine adverse, qu’elle croit être dans l’erreur. Et ce n’est pas seulement à un droit que renonceraient ainsi les libres-penseurs : c’est à un devoir, au plus impérieux des devoirs, celui d’éclairer les hommes, de les affranchir, de les rendre plus forts par la liberté.
L’office de la libre-pensée, sa raison d’être et son but, c’est de désagréger les religions, de défaire ce bloc sophistique de vérités et d’erreurs dont l’apparente unité en impose aux ignorants.
On prête à Lessing cette spirituelle formule :
« Ce qu’il y a de vrai dans le christianisme n’est pas nouveau ; ce qu’il y a de nouveau n’est pas vrai. »
En effet, il y a dans le christianisme une morale, résultant de l’expérience, élément raisonnable et en partie vrai ; il y a aussi dans le christianisme les absurdités mystiques, symboles créés par l’imagination populaire et transformés en dogmes par la tyrannique niaiserie des prêtres. Ce mélange du dogme et de la morale, du faux et du vrai, fait la vie et la force de la religion. En dissociant ces deux éléments, en montrant qu’on peut être honnête homme sans croire à l’Immaculée-Conception, ou plutôt qu’une morale fondée sur les faits est plus solide qu’une morale fondée sur la foi, la morale scientifique est la seule morale ; en faisant cela, le libre-penseur détruit la religion.
Parlé-je ici du libre-penseur d’avant-garde, à l’audace lucrétienne ou hébertiste ?
Non. Supposez le libre-penseur le plus timide d’esprit, le plus bourgeois d’habitudes, le plus poltron. Niera-t-il que cette idée ne doive se répandre, à savoir que la morale doit être indépendante de la foi ?
Or, vouloir répandre cette idée, c’est vouloir détruire la religion. Donc, tout libre-penseur veut détruire la religion.
Détruire la religion, ça été le but, plus ou moins avoué, de ces philosophes du XVIIIe siècle, dont se réclame tout le parti républicain français, tant modéré qu’avancé, tant bourgeois que démocrate.
Détruire la religion, c’est ce qu’ont voulu les politiques dirigeants de la première République, non seulement les hardis Cordeliers, mais des hommes d’ordre plutôt timides, comme Boissy d’Anglas.
Philosophes, orateurs, hommes politiques, tous les fondateurs de notre cité laïque appelaient de leurs voeux publics l’époque heureuse où, par le progrès des lumières, comme ils disaient, la religion aurait cédé son empire à la raison ; et s’ils se trompaient en croyant cette époque prochaine, leur erreur attestait la sincérité et l’ardeur de leur croyance à la possibilité, à l’utilité de détruire la religion.
Hommes libres du XIXe siècle, serons-nous plus pusillanimes que ces hommes du XVIIIe siècle, dont les fers n’étaient qu’à demi brisés, et qui luttaient contre une Église alliée au trône et toute-puissante par cette alliance ?
Cacherons-nous notre dessein sous des formules équivoque, sous des promesses qui l’amoindrissent et nous dégradent ?
Continuerons-nous à dire que nous ne voulons pas détruire la religion, quand nous sommes obligés d’avouer, d’autre part, que cette destruction est indispensable pour fonder rationnellement la nouvelle cité politique et sociale ?
Point d’équivoque.
Ne disons plus : « Nous ne voulons pas détruire la religion ! »
Disons au contraire : « Nous voulons détruire la religion  ! « Mais ajoutons aussitôt : « Nous voulons la détruire dans les âmes par la paix, par la persuasion, par la fraternité, par l’instruction publique, par la liberté des cultes et par la liberté de conscience ! »

(Action du 16 août 1903.)
L’article qu’on vient de lire fut réfuté par M. Ferdinand Buisson en deux articles publiés dans l’Action des 21 et 22 août 1903. Voici ces articles :
1er article de M. F. Buisson :

NON ; VOUS NE VOULEZ PAS DÉTRUIRE LA RELIGION
A mon collègue et ami A. Aulard.
Non, non, cher savant ami, vous ne voulez pas « détruire la religion ». Et ce qui me le prouve, c’est votre article même.
Vous voulez détruire ce qui s’appelle abusivement religion. Vous voulez détruire le dogmatisme religieux, le fanatisme religieux, le matérialisme religieux, c’est-à-dire justement toutes les déformations et toutes les dépravations de la religion.
Mais partout où vous vous trouvez en face de quelque chose de vraiment religieux, non seulement vous ne songez pas à le détruire, mais vous l’honorez, vous le respectez, vous l’aimez, vous en êtes tout le premier ému jusqu’au fond de l’âme.
Précisons. Car, en ces matières, ce qui nous perd, c’est le vague de l’idée et l’équivoque des termes. Cette phrase a été reproduite par des journaux de droite isolément, et sans la phrase suivante, pour faire croire que je proposais un attenta contre la liberté de conscience. J’ai eu tort d’employer le mot détruire, qui semble inséparable de l’idée de violence, et de ne pas dire simplement que nous volons substituer aux religions prétendues révélées une morale rationnelle.
Je dis donc qu’il y a dans l’humanité à tous ses âges, – variable comme elle et passant par toutes les étapes de son développement, – un phénomène essentiellement humain, naturel et normal, légitime par conséquent, qui est le phénomène religieux, un des traits caractéristiques de l’homme par opposition à l’animal.
Je dis que ce phénomène peur se manifester sous trois formes : l’idée religieuse, – l’émotion religieuse, – l’action religieuse.
L’idée religieuse, c’est au début l’intuition confuse, plus tard l’affirmation nette que nous ne savons pas tout et que nous ne pouvons pas tout, que l’homme est une parcelle infime de l’immense univers, qu’il n’est pas l’auteur ni le maître de sa vie, qu’il existe autour de lui, en dehors de lui des forces, des lois, des pouvoirs d’ont il dé-pend, et qui ne dépendent pas de lui, qu’il est au sein de cet infini un infiniment petit et que pourtant c’est de ce point imperceptible que jaillit la lumière qui doit illuminer le reste du monde, la lumière de l’esprit, de la raison, de la conscience.
L’émotion religieuse c’est le contre-coup de cette idée sur nos sentiments. C’est tour à tour un sentiment d’effroi devant l’immensité de l’inconnu, devant l’infini qui nous déborde, et puis, au contraire, un sentiment de foi dans l’ordre universel, de confiance dans la suprématie de l’esprit qui est le fond de nous-mêmes et sans doute de l’univers. C’est le sentiment de notre relation avec ces forces mystérieuses qui régissent les mondes, de notre participation à la vie universelle, le sentiment du néant que nous sommes et de la valeur infinie pourtant de la raison qui est en nous, le sentiment de l’au-delà qui échappe à nos prises, de l’idéal que nous sommes si malheureux de ne jamais atteindre et que nous serions plus malheureux encore de ne pas poursuivre éternellement.
L’action religieuse enfin, c’est celle où l’homme s’oublie lui-même et se sacrifie à une loi invisible que personne ne lui impose, que personne ne lui démontre. C’est l’élan de dévouement par lequel, sans hésiter, il fait joyeusement abandon de ses intérêts, de ses instincts, de son bonheur, de sa vie, brave toutes les souffrances,endure tous les tourments, pour donner satisfaction à une idée qu’il croit juste, à un rêve qu’il juge beau, à un commandement de l’esprit, à un ordre de la conscience.
De ces trois racines du fait religieux, laquelle, mon cher ami, croyez-vous devoir absolument extirper de l’âme humaine comme une plante parasite et nuisible ?
Que chacune d’elles soit susceptible des pires aberrations, est-il besoin de le dire ?
Que toutes ces manifestations du fait religieux aient commencé, comme notre civilisation tout entière, par les plus grossières ébauches, par des conceptions tour à tour et parfois tout ensemble d’une naïveté enfantine, d’une stupidité révoltante et d’une atroce sauvagerie ; que l’idée religieuse se soit affirmée d’abord par le fétichisme, puis par toutes les phases du polythéisme dont les vestiges sont encore si vivants jusque dans nos campagnes, le sentiment religieux par la peur et toutes les superstitions qu’elle engendre, l’acte religieux par des sacrifices sanglants dont la messe est la dernière et symbolique survivance, qu’est-ce que cela prouve, sinon que l’homme a débuté par l’animalité et qu’il lui a fallu des siècles pour devenir l’homme ? Encore ne l’est-il pas tout à fait. Est-ce que la science et l’art n’ont pas eu aussi leurs humbles, très humbles commencements ?
Je vais plus loin. L’histoire nous montre dans notre Occident, pour ne parler que de ce coin du monde, qu’une colossale organisation s’est constituée, oeuvre du même génie romain qui avait fondé l’unité matérielle de l’ancien monde et qui, une seconde fois, a refait, en y mettant de longs siècles, le même miracle de l’unité dans l’ordre spirituel. L’Église catholique a réussi à faire de la religion sa chose ; elle l’a si longuement et si fortement trempée de sa trempe, façonnée à son image, elle lui a si magistralement donné sa langue et sa loi, ses règles et ses rites, ses formes et ses formules, que toute une fraction de l’humanité en est venue à ne plus pouvoir séparer l’idée religieuse de l’idée catholique, à ne plus même se représenter le fait primitif et universel du sentiment religieux, indépendamment de la savante construction théologique et théocratique où l’Église se flatte de l’avoir à jamais emmuré.
Vous-même, mon cher collègue, vous, historien, à qui rien n’échappe, qui scrutez les âmes jusque dans le passé avec une si clair-voyante impartialité, b-vous ne réagissez pas contre cette identification de la religion avec le christianisme, du christianisme avec le catholicisme et du catholicisme avec l’Église romaine de Pie X. Et, comme si la religion de Pie X était toute la religion et la seule religion possible, la seule qui ait été et qui soit au monde, oubliant que le catholicisme romain n’est plus, même dans le christianisme, qu’une minorité ; oubliant, pour ne citer que ce trait d’un si vaste tableau, le prodigieux exemple de vitalité et de transformation que nous donne en ce moment même la religion aux États-Unis (vous avez lu certaine-ment le livre de Bargy, ce serait une révélation pour beaucoup de nos compatriotes), oubliant, dis-je, que l’entreprise romaine est une simple usurpation qui a réussi, une mise en exploitation régulière d’un bien commun à tous et réduit à l’état de monopole, vous vous écriez : « La morale doit être indépendante de la foi. Or répandre cette idée, c’est vouloir détruire la religion. Donc, nous voulons détruire la religion. »
La religion du Pape, oui ! La religion de Calvin, oui ! La religion de Victor Cousin ou toute autre fondée sur un credo, une confession de foi, un synode, un catéchisme, un programme universitaire ou un manuel de baccalauréat, oui encore !
Et pourquoi faut-il détruire toutes ces religions-là ? Justement parce qu’elles sont, comme vous dites très bien, « un bloc sophistique de vérités et d’erreurs dont l’apparente unité en impose aux ignorants ». Justement parce qu’elles ne sont pas la religion, attendu que la religion est chose essentiellement irréductible en articles et en formules. La religion est une poésie, la plus pure, la plus ailée et la plus in-saisissable des poésies, par où l’âme humaine exprimée son besoin d’aimer et d’espérer sans fin, de tout comprendre et de tout deviner, de connaître l’inconnu, de réaliser l’impossibilité et de prolonger jus-qu’à l’infini toutes les puissances de son être.
Ferdinand Buisson.

2e article de M. F. Buisson :

LAÏCISONS LA RELIGION

A mon collègue et ami A. Aulard.
J’ai dit hier, cher ami : « Non, vous ne voulez pas détruire la religion. »
Vous me direz que je change le sens usité des mots et que j’ai défi-ni la religion d’une façon qui ne répond pas aux idées reçues.
C’est précisément la question. Est-ce moi qui ai tort de revendiquer pour ce mot son sens large et plein, allant depuis les premiers bégaiements de l’enfant ou de l’humanité primitive, jusqu’aux sublimes rêveries d’un Platon ou d’un Kant ? Est-ce vous qui avez tort de consentir à la restreindre, comme le veut l’Église, aux proportions misérables où elle l’a réduit, à la seule acception qui ne lui porte pas ombrage ou préjudice ?
Je sais très bien que l’Église crie à la profanation, quand on ose parler religion sans elle, quand on soutient que le mécréant, l’hérétique, l’athée montant sur le bûcher pour ne pas mentir à sa conviction, fût-elle cent fois erronées, fait un acte incomparablement plus religieux que les gens qui le brûlent au nom de la saine doctrine. Elle s’indigne que nous disions qu’entre Giordano Bruno professant son panthéisme échevelé et le grand inquisiteur qui lui reproche ses blasphèmes, entre Michel Servet appelant la Trinité un « Cerbère à trois têtes » et le plus religieux des deux ou plutôt le seul religieux, le seul qui obéit religieusement jusqu’à l’héroïsme à la voix de la conscience,c e n’est pas celui qui donnait la mort, c’est celui qui la recevait pour l’amour de la vérité.
Mais que m’importe cette prétention de l’Église catholique (et, par imitation, de toutes les Églises qui ont plus ou moins pris modèle sur elle) d’être seule dépositaire du trésor religieux de l’humanité ? Cette prétention-là ne me surprend ni ne m’émeut plus que toutes celle dont l’Église a déjà été déboutée au cours des siècles.
N’a-t-elle pas prétendu aussi avoir le dépôt sacré de la science, des lettres, des arts, du droit, de la morale, de l’éducation publique ? Est-ce que, chaque fois que la civilisation grandissante lui enlevait un de ses apanages, elle ne s’est pas écriée : « C’en est fait, il n’y aura plus de science, plus d’art, plus de morale, plus d’éducation. Car hors de moi point de salut. »
On l’a laissée crier, et la société n’a pas du tout conclu, comme l’eût voulu l’Église : « Donc, détruisons l’art, la science, l’éducation, la morale. » Au contraire, la société laïque s’est appliquée à prouver que, loin de comprendre tous ces biens sacrés de l’humanité en se les appropriant, elle leur donnerait un incalculable accroissement.
Pourquoi donc, cher ami, voudriez-vous raisonner autrement quand il s’agit du dernier de ces legs du patrimoine humain dont l’Église s’arroge la garde et la possession ? Quand elle nous a dit : « Il n’y a plus de morale sans moi », nous n’avons pas crié : « détruisons la morale ». Nous avons répondu tranquillement : « La morale se passera de l’Église, et elle n’en vaudra que plus. »
Nous savions bien, en effet, que tout ce qu’il y a de vrai, d’humain, de raisonnable et d’idéal dans la morale, survivrait sans peine à toutes les institutions ecclésiastiques qui s’en étaient emparées. Et nous avons, sans sourciller, laïcisé la morale et l’éducation, après avoir laïcisé la science et la philosophie.
Continuons. Il reste à laïciser la religion, et non à la détruire. Il reste à faire dans ce domaine le même travail d’émancipation qui a transformé, en les sécularisant, toutes les branches de l’activité dont l’Église eut si longtemps le magistère incontesté.
Répudions sa tutelle despotique en matière religieuse aussi bien qu’en matière morale, esthétique ou intellectuelle. Laissons s’épanouir l’âme humaine avec la même liberté en religion qu’en morale ou en art. Elle n’a pas besoin du prêtre pour s’éprendre de l’idéal de son propre fonds cette religion dont parlait l’autre jour si dignement le Président du Conseil, à Marseille, la religion qui n’a ni autels ni dog-mes ni miracles ni clergé, et qui est simplement l’aspiration de l’homme vers toutes les formes de la perfection de l’esprit.
Sans doute il y aura des hommes, nombreux peut-être, qui long-temps encore trouveront cette religion trop éthérée, trop inconsistante, trop nuageuse. Il leur faut des certitudes plus définies, des hypothèses plus précises, des consolations et des espérances qui répondent plus complètement aux besoins de leur coeur.
Et ceux-là préféreront une explication du drame de l’univers plus simple et plus concrète, avec un Dieu créateur, la chute, la rédemption, le paradis et l’enfer. Soit. Mais cette conception même, si je ne m’interdis pas d’essayer d’en désabuser les esprits capables de ré-flexion, du moins je n’entends ni l’interdire ni la persécuter d’aucune manière. Je n’essaierai de « détruire » cette « religion » qui n’en est pas une, qu’en essayant, comme vous le voulez vous-même, cher ami, de l’élever peu à peu à un plus noble idéal, à des vues moins grossières, à un plus haut degré de désintéressement, en la spiritualisant, en l’humanisant, en la moralisant.
Ce que j’entends « détruire », ce n’est ni telle croyance, ni tel culte, ni telles pratiques, c’est une institution officielle prétendant régler ces croyances, célébrer ce culte, ordonner ces pratiques avec un privilège spécial de l’État. Ce n’est pas la religion qu’il faut détruire, ce n’est pas même l’association religieuse, c’est l’association religieuse patronnées et patentée par l’État, entretenue aux frais des contribuables, ayant droit aux honneurs publics comme si elle remplissait un service public, mise au rang d’une institution de l’État et dotée de prérogatives qui perpétuent indéfiniment son antique magistrature souveraine sur la masse de la nation.
En cela nous sommes d’accord, n’est-ce pas ? Nous le sommes en-core sur le devoir pour la Libre-Pensée d’être militante et de s’affirmer par la plus active propagande contre tout l’appareil de mi-racles, de dogmes et de mystères, dont s’entourent les religions pré-tendues révélées.
Seulement j’estime qu’en faisant cette guerre aux religions, la Libre-Pensée verra bien vite son horizon s’élargir et des lueurs nouvelles éclairer se route. Elle aura une vue de plus en plus ample des besoins de l’âme humaine. Elle s’apercevra bientôt qu’à côté du raisonnement, il y a place dans la vie pour les raisons du cœur et du sentiment, pour le rêve, pour l’hypothèse, pour l’amour, pour l’enthousiasme, pour les espérances infinies, pour des intuitions, sublimes, pour une soif de justice et de bonté sans limite, pour je ne sais quelle vision lointaine d’un humanité meilleure qui n’existera peut-être jamais ici-bas, mais qu’il faut avoir une fois entrevue pour avoir un but devant soi.
Alors la Libre-Pensée, sachant l’âme humaine libre du joug ecclésiastique, guérie à jamais de la foi aveugle et dégoûtée des sortilèges de tous les sanctuaires, bien loin de vouloir faire la police des intelligences et imposer, sous prétexte de rationalisme, une orthodoxie à rebours, admettra la Libre-Pensée religieuse au même titre que toute pensée humaine ; loin de détourner l’homme de tous les sommets lumineux sous prétexte que le vertige peut l’y perdre, elle encouragera toutes les libertés, toutes les audaces, tous les épanchements du coeur, tous les élans vers l’inconnu, tous les efforts de l’âme humaine pour se surpasser ; loin de lui dire : « Courbe-toi sur la glèbe et regarde pas à pas la terre, sans jamais lever les yeux plus haut », elle lui dira, au contraire, comme le poète américain : « Si tu veux labourer droit et profond, pousser allègrement ton sillon jusqu’au bout, accroche ta charrue à une étoile ! »
Ferdinand BUISSON.

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