Action
de déformer, de changer la forme normale. Déformation du corps ;
déformation de l’esprit. La déformation physique est déterminée
par la maladie ou par la vieillesse. Avec l’âge et la fatigue ou
encore par la souffrance, les organes dépérissent ou deviennent
difformes, les traits s’altèrent et le corps subit une
déformation. Si la déformation corporelle a des causes naturelles,
il est cependant des cas où elle est la résultante des mauvaises
conditions dans lesquelles s’effectuent certains travaux. On a
donné à ces déformations le nom de déformations professionnelles
et il est malheureusement quantité de travailleurs qui sont victimes
de la dégénérescence de certains organes, sous l’influence des
matières nocives qu’ils sont obligés de manier journellement, ou
encore par la position dans laquelle ils sont contraints de
travailler.
Il
n’y a pas que la déformation du corps sur laquelle il faut porter
son attention ; il y a aussi la déformation du coeur et de l’esprit
qui, si elle est moins visible, moins apparente, n’en est pas moins
réelle. Par la déformation spirituelle et morale des hommes, on est
arrivé à leur faire croire que le mensonge est la vérité, que
l’obscurité est la lumière et que l’esclavage est la liberté.
Le capitalisme commence d’abord à déformer le cerveau des enfants
afin d’être plus puissant pour en déformer le corps une fois
qu’ils seront devenus hommes. N’est-ce pas une véritable
déformation à laquelle se livre dans les écoles modernes
l’instituteur qui inculque à des petits êtres incapables de
discernement, l’amour de la patrie, de la religion et de la
propriété ? Comment s’étonner des difficultés que rencontre la
transformation des sociétés, si l’on considère que, dès sa
naissance, l’individu est pris dans l’engrenage d’une
organisation sociale dont tous les rouages sont entre les mains d’une
classe privilégiée ayant intérêt à masquer la vérité afin de
conserver ses privilèges ? Quand, à quatorze ou quinze ans,
l’enfant sort de l’école pour entrer à l’atelier ou au
bureau, l’instruction et l’éducation qu’il a reçues ont
altéré son état naturel, et il est aussi déformé moralement et
intellectuellement qu’il l’eût été physiquement entre les
mains de tortionnaires. On en a fait un futur « bon citoyen »,
c’est-à-dire un être prêt à se courber devant une discipline
arbitraire et despotique, capable d’accepter l’autorité des
maîtres et des chefs, et pour compléter sa déformation, à l’âge
de vingt ans, il part pour l’armée qui est le complément de
l’école. Il est impossible d’expliquer autrement ce non-sens qui
préside aux destinées des peuples. Sans déformation cérébrale,
on ne peut concevoir que l’individu ne soit pas frappé de
l’illogisme de tout ce qui l’entoure, du rôle effacé qu’il
joue dans l’économie politique et sociale de la nation à laquelle
il appartient par force, et du peu de liberté et de bien-être dont
il jouit. Arriver à faire croire à un homme qui est dépourvu, non
pas seulement du nécessaire, mais de l’indispensable, que c’est
lui le maître, alors qu’il n’est que l’esclave ; arriver a
capter sa force, sa confiance, sa liberté, et le convaincre qu’il
est heureux ; arriver à lui faire abandonner tous les biens
terrestres en lui affirmant que le royaume des cieux sera pour lui,
n’est-ce pas, en vérité, un superbe travail de déformation
devant lequel il faudrait s’incliner s’il n’était pas la cause
de tragédies sanglantes ? C’est donc à cette déformation qu’a
recours le capitalisme pour perpétuer son règne, et i1 faut
reconnaître que ses méthodes ont été efficaces et que, dans une
certaine mesure, elles le sont encore, puisque les peuples ne sont
pas arrivés à se libérer de l’étreinte qui les oppresse.
Pourtant, petit à petit, l’intelligence des opprimés s’éveille,
elle devient collective, elle s’organise pour lutter contre la
déformation qu’on veut lui faire subir, et elle arrive à
triompher souvent des erreurs qu’on cherche à, lui imposer. Et
l’Humanité va de l’avant. Chaque génération hérite du savoir
de celle qui l’a précédé ; elle se débarrasse des préjugés
qui ont entravé la marche de la civilisation, elle se libère des
tares, des vices, qui marquèrent les époques du passé ; elle
s’éduque au grand livre de l’Histoire ; elle cherche à acquérir
des connaissances multiples, et l’empreinte de la déformation
s’estompe, et le cerveau retrouve son équilibre : une révolution
se produit, ayant des résultats relatifs à l’évolution
collective, et la lutte reprend et l’humanité poursuit sa route,
toujours sans s’arrêter. « Nulle main ne nous dirige, nul oeil ne
voit pour nous ; le gouvernail est brisé depuis longtemps ou plutôt
il n’y en a jamais eu, il est a faire : c’est une grande tâche,
et c’est notre tâche. » (Guyau. Esquisse d’une morale sans
obligations ni sanctions, p.252). Le gouvernail pour nous,
anarchistes, c’est la liberté. Il ne peut y avoir de bonheur que
dans la liberté, a dit Reclus. Mais il ne peut y avoir de liberté
sans conscience et c’est le devoir des anarchistes de s’élever
toujours plus haut, d’effacer en eux toutes les traces des
déformations sociales, et de donner à ceux qui les entourent
l’exemple de la liberté, de la tolérance et de la fraternité.
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