jeudi 11 octobre 2018

Alphonse Aulard Polémique et histoire

IGNORANCE SACRÉE
19 octobre 1903

Dans la récente encyclique de Pie x, il y a un passage qui a paru in-signifiant à la plupart des lecteurs laïques, mais qui a profondément ému et attristé ceux des membres du clergé catholique qui n’ont pas renoncé à toute vie intellectuelle.
C’est celui où le pape cherche à dégoûter le clergé des recherches érudites, du travail historique.
Il déclare qu’il veillera avec le plus grand soin « à ce que les membres du clergé ne se fassent point prendre aux  manœuvres insidieuses d’une certaine science nouvelle, qui se pare du masque de la vérité et où l’on ne respire pas le parfum de Jésus-Christ ».
Cette science, c’est celle des quelques prêtres qui, à l’exemple de l’abbé Duchesne, écrivent l’histoire religieuse avec une certaine impartialité, démasquant quelques mensonges, ridiculisent quelques légendes par trop grotesques, dénoncent quelques saints par trop apocryphes, et cela en un style plus scientifique que clérical.
Le nouveau pape ne veut plus de ces hardiesses.
« Science menteuse, s’écrie-t-il, qui, à la faveur d’arguments fallacieux et perfides, s’efforce de frayer le chemin aux erreurs du rationalisme, ou semi-rationalisme, et contre laquelle l’Apôtre avertissait déjà son cher Timothée de se prémunir, lorsqu’il écrivait : Garde le dépôt, évitant les nouveautés profanes dans le langage, etc. »
Sans doute, Pie X n’ose pas proscrire absolument et formellement toute science. « Ce n’est pas à dire, ajoute-t-il, que nous ne jugions ces jeunes prêtres dignes d’éloges, qui se consacrent à d’utiles études dans toutes les branches de la science, et se préparent ainsi à mieux défendre la vérité et à réfuter plus victorieusement les calomnies des ennemis de la foi. »
Mais ce n’est là qu’une précaution oratoire dans l’auguste bouche, et la vraie pensée du pape paraît aussitôt : « Nous ne pouvons néanmoins le dissimuler, et nous le déclarons même très ouvertement, nos préférences sont et seront toujours pour ceux qui, sans négliger les sciences ecclésiastiques et profanes, se vouent plus particulièrement au bien des âmes dans l’exercice des divers ministères qui siéent au prêtre animé de zèle pour l’honneur divin. »
En d’autres termes, Pie X préfère le prêtre ignorant au prêtre savant.
Que nous voilà loin de ce Léon XIII qui aimait, sinon le savoir, du moins la littérature et qui était lui-même styliste et versificateur un peu maniaque, à la façon de notre feu roi Louis XVIII, c’est-à-dire avec un goût enfantin ou sénile !
Non, Léon XIII n’aimait pas la science ; mais il était gracieux avec les savants et il avait rendu un vrai service aux études historiques quand il avait ouvert si libéralement les Archives du Vatican aux travailleurs de toute opinion.
Il y avait en lui l’élégance d’une culture superficielle.
Quand un jeune prêtre se mettait à lire, à écrire, il pouvait objecter, au froncement de sourcil de son évêque, l’exemple auguste de Léon XIII.
Désormais, il n’en sera plus de même.
Déjà, sous Léon XIII, les évêques n’aimaient pas les prêtres qui travaillaient.
J’ai connu, à la Bibliothèque nationale, un vicaire de Saint-Roch, l’abbé Delare, qui écrivait l’histoire du diocèse de Paris pendant la révolution. C’était un homme inoffensif, patient, et qui n’entendait malice à rien. Il creusait son sujet lentement et avec probité. Que de fois je l’ai entendu se désoler de la défaveur que lui valait, disait-il, à l’archevêché son goût pour les études historiques ! Il est mort à la peine, dans le chagrin, dans la disgrâce, et cependant son ouvrage, dont la dernière partie est posthume, lui fait honneur.
Si M. le cardinal Richard n’aime point les prêtres qui travaillent, parce que le travail risque de leur donner le goût de l’indépendance, il en est de même de presque tous les autres évêques ; les études historiques, si honorées dans le clergé français au XVIIe siècle et au XVIIIe, languissent aujourd’hui, et les abbés Duchesne sont rares.
Il y en a cependant quelques-uns encore.
L’encyclique pontificale va leur faire tomber la plume des mains.
L’ignorance sacrée – ou, si vous aimez mieux, la béatitude ignare – va être plus que jamais à la mode dans l’Église catholique.
Où est le mal, direz-vous ? Quel inconvénient y a-t-il à ce que notre adversaire se discrédite, se déconsidère ? Les études furent jadis la parure de l’Église et cette parure était une force au temps où tant d’oeuvres, je ne dis pas de science, mais d’érudition, sortaient de l’Église. Ces beaux in-folios pleins de faits, avec d’admirables tables alphabétiques, qui s’élaboraient dans le silence du presbytère ou du cloître, attiraient dans l’Église ou plutôt y retenaient plus d’un cœur naïf de savant. En la privant de cet honneur, Pie X n’affaiblit-il pas son Église ? N’est-ce pas tout profit pour nous, et ne devrions-nous pas remercier le pape des gondoliers qui efface ainsi toute une gloire de sa maison ?
Oui, c’est bien possible, après tout, que le prêtre ainsi voué à l’ignorance perde de son prestige aux yeux de la bourgeoisie. Mais je n’en suis pas bien sûr, et je vois surtout, dans l’ignorantisme que re-commande ainsi Pie X, un nouvel effort de l’Église pour resserrer sa propre discipline en proscrivant chez ses ministres, non seulement toute indépendance, mais toute velléité d’indépendance, toute initiative, toute attitude d’homme libre.
Qu’à l’instar du clergé régulier, esclave par ses vœux, le clergé séculier obéisse aveuglément, quoique n’ayant pas fait  vœu d’obéissance, et soit lui aussi comme un cadavre entre les mains des évêques et du pape.
Que le prêtre n’essaie même plus de penser : qu’il prie et qu’il obéisse.
Contre l’ennemi, qui est le rationalisme, il faut que toute l’armée ecclésiastique marche sans raisonner, unanime, et il n’y a de vraie unanimité que dans l’ignorance.
Cette ignorance sacrée, c’est donc une ignorance de combat, et c’est pour qu’ils se battent mieux contre nous que le bon pape nouveau enjoint à ses prêtres de souffler les quelques chandelles qui brillaient encore çà et là dans les cellule et les presbytères, et de faire la nuit complète dans leur intelligence.
(Aurore du 19 octobre 1903.)

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