jeudi 11 octobre 2018

Alphonse Aulard Polémique et histoire

DÉCHRISTIANISATION
25 octobre 1903

Quand nous parlons de substituer la libre-pensée aux religions, quand nous disons que, disciples des philosophes du XVIIIe siècle, nous voulons détruire pacifiquement les religions par l’instruction publique, dans un régime de liberté de conscience et de liberté des cultes, on feint de se scandaliser, et on s’écrie que nous voulons ramener la France « aux plus mauvais jours de la Terreur ».
On rappelle alors ce qu’on nomme les « saturnales jacobines » de 1793 et de 1794, et la violence brutale que les démagogues de cette époque auraient faite aux consciences.
On donne à entendre que les clubistes avinés et furieux, expédiés de Paris par la Société des Jacobins, forcèrent par la guillotine les bonnes gens de provinces à renoncer au culte catholique.
La France aurait été, alors, terrorisée, brutalisée, par une poignée de sectaires.
A ce pédantisme historique, par lequel on veut discréditer le vif mouvement actuel de libre-pensée, il ne suffit pas d’opposer un haussement d’épaules. Opposons les faits, la vérité, aux Loriquets de 1903. Les faits, la vérité, c’est qu’à la fin de l’année 1793, dégoûté du clergé qui, soit papiste, soit constitutionnel, semblait faire cause commune avec les ennemis extérieurs et intérieurs de la Révolution, le peuple français se dégoûta aussi, pour un temps, de la religion.
C’est la province qui, très spontanément, donna l’exemple du mouvement de déchristianisation.
Et c’est du centre même de la vieille France historique que partit l’exemple de cette audace.
En effet, la première commune qui se déchristianisa fut celle de Ris-Orangis, dans le district de Corbeil, sur la rive gauche de la Seine et en face de la forêt de Sénart, en pleine Ile-de-France rustique.
Le 30 octobre 1793, sur la motion de la Société populaire, la municipalité de Ris-Orangis décida de congédier le curé, de prendre Brutus pour patron au lieu et place de saint Blaise, et de changer le nom de la commune en celui de Brutus. Le lendemain, 31, une députation des citoyens de Ris-Orangis se présenta à la barre de la Convention, étonnée, et obtint un décret qui légalisa ces mesures.
Au même moment, toutes les communes du district de Corbeil suivaient cet exemple, et les administrateurs de ce district, succédant aux gens de Ris-Orangis, à la barre de la Convention, vinrent déclarer « que la majorité de leurs concitoyens ne connaît plus de jours de repos que les décadis, de fêtes que celles du coeur, de culte que celui de la liberté ; qu’ils sont bien décidés à faire transporter dans les fonde-ries nationales tous les instruments de la superstition ». Entraînée, la Convention décrète la mention honorable.
Le 6 novembre 1793, nouvelle députation. Ce sont les citoyens de Mennecy, même district de Corbeil. ils paraissent à la barre, carnavalesquement vêtus de chapes. Ils déclarent qu’ils viennent abjurer la superstition ; qu’ils ont remplacé chez eux les bustes de saint Pierre et de saint Paul par ceux de Le Peletier et de Marat ; qu’ils ont placé la statue de la Liberté sur le grand autel de leur ci-devant paroisse ; qu’ils ne veulent plus de curé.
De plus en plus entraînée, la Convention décrète que les communes seront libres de supprimer leurs paroisses, et elle reconnaît aux citoyens le droit « d’adopter le culte qui leur convient et de supprimer les cérémonies qui leur déplairont ».
Ainsi commença en France la déchristianisation : par le plus spontané des mouvements populaires.
Et ne croyez pas que le gouvernement excitât ce mouvement sous main. Au contraire : il le voyait sans plaisir, il essaya de le contrarier, et le Comité de sûreté générale fit même incarcérer, sous un prétexte quelconque, les députés de la commune de Mennecy.
Le caractère de spontanéité qui avait marqué le début du mouve-ment de déchristianisation en marqua de même la suite, n’en déplaise à nos pédants, et c’est dans une gaîté philosophique et fraternelle, sans violence, en toute concorde, que d’autres communes se déchristianisèrent aussi.
Innombrables sont les exemples de ces déchristianisations pacifiques.
En voici un, nouvellement découvert, nouvellement publié (dans le supplément illustré de l’Avenir de la Dordogne, n° du 24 septembre 1903, article signé H. L., qui sont les initiales d’un jeune et zélé historien), et cet exemple n’est pas seulement nouveau : je n’en sais pas de plus propre à faire connaître les véritables sentiments de ces révolutionnaire si calomniés.
Donc, à la fin de décembre 1793, en Dordogne, les habitants de la petite commune d’Aubas, district et canton de Montignac, résolurent de renoncer à la religion catholique et à toute religion.
Le conseil général de la commune se réunit en « assemblée philosophique » (26 décembre 1793), et entendit lecture d’un arrêté du représentant en mission Roux-Fazillac, ordonnant l’application de la loi qui envoyait à la Monnaie une partie de l’argenterie des églises. Le représentant y parlait d’abolir ainsi les « signes de la superstition ».
Voici comment il fut obéi, d’après le procès-verbal de l’assemblée philosophique :
« Considérant, dit ce procès-verbal, que le premier signe et le plus caractéristique de la superstition était notre curé, nous nous sommes transportés dans la maison qui le logeait, et, après court compliment, l’avons chassé, à la grande satisfaction des habitants de la commune.
« De là, avons été dans une petite décharge, dite sacristie, où avons trouvé un long bonnet noir, appelé l’éteignoir du bon sens ; mais la servante du curé nous ayant observé qu’il appartenait en propre à son maître ; le lui avons remis.
« De plus et enfin, avons trouvé une longue chandelle de cire lardée de grains de résine, qu’on désignait par cierge pascal. Le Conseil, considérant que plus les ci-devant églises étaient illuminées, moins on y voyait clair, arrête que le Comité révolutionnaire sera prié de lui laisser cette cire pour donner du jour au lieu de leurs séances… »
Voilà comment la déchristianisation s’opéra en beaucoup d’endroits, par un mouvement populaire et joyeux, sans autre revanche contre la séculaire tyrannie de l’Église que les malicieuses plaisanteries qu’on a lues et dont la rustique naïveté est bien conforme au génie français.
Nos adversaires ont donc grand tort de nous objecter comme effroyable l’exemple de 1793.
S’il y a un reproche à faire au mouvement de déchristianisation, c’est d’avoir été superficiel, plus patriotique que philosophique, c’est de n’avoir pas survécu aux circonstances de défense nationale qui l’avaient provoqué, c’est d’avoir finalement avoir avorté. Cet échec nous apprend que c’est seulement par le lent effort de l’instruction publique qu’on change la pensée et la volonté d’une nation. En nous reportant vers ces souvenirs de la Révolution, nos adversaires nous ont donc offert une occasion de méditer une des plus utiles leçons de l’histoire.
(Action du 25 octobre 1903.)

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