La femme et les enfants
L'ouvrier n'arrive pas à expliquer lui même la véritable signification de ses souffrances. Quand il arrive chez lui, il constate que sa femme après une dure journée de labeur ménager ne prend bien souvent aucun intérêt à ses problèmes. Il s'en rend compte et il souffre de ne pouvoir même pas se soulager auprès de sa femme. Pourtant, il parle souvent de son travail à ses enfants. Ce n'est pas que ceux-ci puissent le comprendre mais cela le délivre d'un poids.
En d'autres occasions, pourtant, sa femme est la seule personne à qui il puisse se confier. Beaucoup de femme d'ouvriers en connaissent aussi long sur l'usine de leur mari que ses propres camarades d'atelier.
Autour de la table familiale, le soir au dîner, les tracas et les accrocs de la journée sont passés en revue. 'est une altercation avec le contremaitre, une pièce ratée, ou des incidents mécaniques. Si au cours de la journée, l'ouvrier a fait preuve d'initiatives personnelle dans son travail ou qu'il s'est montré capable de résoudre un problème mécanique délicat qui le préoccupait, il le racontera à sa femme en termes enthousiastes.
Souvent l'ouvrier se réveille un jour de repos en croyant que c'est un jour de travail. Samedi ou dimanche par exemple. Il se réveille en sursaut, s'aperçoit qu'il n'a pas mis de réveil et réalise avec affolement qu'il est en retard. L'usine ne quitte jamais son subconscient. La plupart des ouvriers ont mis au point une technique de réveil pour se lever le matin. Le réveil remonté est placé à deux ou trois mètres du lit. Pour l'arrêter, on est obligé de se lever et d'atteindre le réveil en marchant , en trébuchant ou par n'importe quel autre moyen. Ce procédé permet à l'ouvrier de se réveiller suffisamment pour prendre conscience qu'il est temps de se lever. Lorsque le réveil est placé à côté de lui, il est courant de l'attraper d'un geste, d'arrêter la sonnerie, de se reposer quelques minutes de plus et d'être en retard pour le travail. Il faut alors se dépêcher , on s'énerve et toute la famille est sens dessus dessous.
Souvent la femme doit assurer le premier lever à 5 ou 6 heures du matin. Cela s'ajoute aux fatigues de sa journée puisqu'elle doit se réveiller à nouveau un peu plus tard pour les enfants. Les occasions de troubles dans la vie familiale ne manquent pas. Le résultat, c'est des querelles et des discussions dès le matin au bout de tout cela, le mari part au travail sans sa gamelle préparée.
Le travail par équipe est aussi occasion à conflits dans la vie familiale. La troisième équipe de minuit à sept heures du matin est la pire. Certains l'appellent l'équipe cauchemar. La famille peut rarement se réunir et attend avec impatience la fin de la semaine. L'ouvrier rentre à la maison au commencement de la journée et essaye de dormir alors que les enfants courent et jouent autour de lui. Il s'énerve contre les gosses et hurle après sa femme parce qu'elle ne les fait pas rester tranquilles. Il travaille dur toute la nuit et voilà ce qui l'attend à la maison.
Aussi bien la seconde que la troisième équipe interdisent à mari et femme de partager les intimités du mariage d'une manière rationnelle et humaine. Beaucoup de jeunes ouvriers considèrent la venue d'un bébé dans la famille comme une charge supplémentaire et se demandent s'ils pourront gagner assez pour l'élever. Si jamais un accident se produit quand même quand ils se voient encore plus étroitement enchaines. Aussi de nombreux ouvriers en viennent à faire avorter leurs femmes. J'ai ainsi connu un cas de ce genre dans l'entreprise ou une femme fut très malade à la suite d'un avortement et en supporte encore aujourd'hui les conséquences. Elle avait déjà deux enfants à la maison. C'est une famille qui aime les enfants. C'est clair que seules des raisons économiques ont motivé cet avortement.
Le soir, après diner, dans la pièce commune à peine est-on assis depuis quelques minutes que l'on tombe profondément endormi dans le fauteuil de la maison. Voici comment les ouvriers présentent la chose:
"Je mets la radio. J'entends le speaker annoncer:" voici l'émission du soir des produits Lux." et puis c'est tout. Je me réveille quelques heures plus tard. Torticolis, mal derrière la tête et hop au lit".
Voici encore quelques aspects de la vie familiale: de nombreux ouvriers disent :"j'ai toujours de la bière au frais. Je bois habituellement une demi-douzaine de bouteilles avant d'aller me coucher". Ou bien: "Se détendre avec une bonne bouteille de bière".
Bien souvent l'ouvrier faisant une promenade un jour de congé évitera systématiquement les rues qui conduisent au travail. Il finit par ne plus pouvoir voir ces maisons et ces sites qui jalonnent le chemin de l'usine. Ou alors il refera délibérément le trajet qui mène à l'usine et passera devant sans s'arrêter justement parce qu'il est libre de le faire ce jour-là. Par contre des ouvriers se font souvent une obligation d'amener toute la famille le dimanche sur les lieux de l'usine. Arrivés là, ils expliquent aux leurs dans quelle partie de l'usine ils travaillent.
L'ouvriers s'efforce d'introduire à l'usine un peu de sa vie familiale, aussi montre-t-il souvent à ses camarades de travail les photos de ses enfants qu'ils gardent dans son portefeuille. Parfois, c'est la photo de sa maison. Il est fréquent de voir les couvercles des boites à outils tapissés à l'intérieur de toutes sortes de photos. Le gars y avait une photo d'un poste d'essence dont il avait autrefois été le propriétaire , un autre y montrait celle de son auto.
Bien que les ouvriers se mettent continuellement en grève pendant les périodes intermédiaires l'attitude qui prévaut chez les ouvriers semble devoir exclure toutes perspectives de nouvelles grèves. Les ouvriers rappellent continuellement qu'ils ont une femme et des enfants et que cela leur donne des responsabilités. Ils disent à qui veut les entendre: "Je ne peux pas me permettre de quitter le travail ou de me mettre en grève. Si tu étais marié tu comprendrais et tu saurais ce que cela veut dire".
Il y a des périodes où il est très difficile à tirer quoi que ce soit des ouvriers. Le contact est rompu. On peut décrire fidèlement un tel état d'esprit en disant que les ouvriers se sont repliés sur eux-mêmes et qu'ils réfléchissent sur leurs situation et cherchent à s'y retrouver. Les évènements, au fur et à mesure qu'ils surgissent, sont le véritable levain qui transforme ces pensées en actions. La moyenne des ouvriers a trop de responsabilités pour que des mots suffisent à les convaincre.
(à suivre)
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