La prévention des luttes
Seule la construction
des médiations par lesquelles passent les luttes entre les classes pour
l'imposition de la représentation légitime des causes des accidents du travail
permettrait d'établir le système des relations entre l'état des rapports de
force entre les classes et la définition des accidents du travail qui leur
correspond. Néanmoins on peut noter les correspondances suivantes : avant 1898,
c'est-à dire à un moment où ce rapport était nettement favorable au patronat,
l'accident est imputé à l'imprudence» ou à «l'indiscipline» des ouvriers; à la
fin du 19ème siècle, le rapport étant plus équilibré, l'accident est rapporté à
des défaillances «mécaniques» ou «humaines» et, avec l'inversion momentanée du
rapport de force à la Libération, il tend à être perçu comme le résultat d'un
«ensemble de facteurs» que des mesures de prévention sont à même de maîtriser.
En effet, la loi du 30 octobre 1946 qui porte, à la différence de la loi de
1898, sur la «prévention et la réparation des accidents du travail et les
maladies professionnelles» marque le début d'une période pendant laquelle se
mettent en place un ensemble d'institutions spécialisées dans la prévention des
accidents du travail : en 1947 sont institués les Comités d'hygiène et de
sécurité dans les entreprises industrielles de plus de 50 salariés en même
temps qu'est créé l'Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des
travaux publics qui est à l'origine de nombreuses études sur les accidents du
travail. En 1948 est ouvert l'Institut national de la recherche et de la
sécurité (INRS). Sans doute la définition «pluraliste» des causes des accidents
du travail tient-elle, avec la reprise de la gestion du risque professionnel
par la Sécurité sociale, au développement d'un système d'agents (ingénieurs
sécurité, psychologues, ergonomes, etc.) qui, en définissant les causes des
accidents du travail, déterminent du même coup le ressort de leur intervention.
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C'est en effet la Sécurité sociale qui finance la plupart
des centres de recherche sur les causes des accidents du travail(en 1977 le
budget des organismes de prévention de la Sécurité sociale est de 253 millions
de francs) : l'INRS, les laboratoires rattachés directement à des caisses
régionales d'assurance maladie, les centres de mesure physique et des centres
psychotechniques (19). En 1977, l'INRS compte 447 salariés, dont 280 à son
laboratoire de recherche et d'essai, les comités techniques régionaux de
recherche et d'essai des caisses régionales d'assurance maladie disposent de
164 ingénieurs et de 305 contrôleurs de sécurité qui travaillent dans des
services de prévention ;l'inspection du travail est formée de 572 inspecteurs
(moins de la moitié visitent effectivement les entreprises) et 1 272
contrôleurs, et le nombre de médecins du travail dépasse 5 000, dont près de la
moitié exercent à plein temps (20). Entre 1945 et 1976 l'Association des
industriels de France contre les accidents du travail voit le nombre de ses
ingénieurs-conseils décuplé (250). En outre, dans un grand nombre
d'établissements un ingénieur est chargé de la sécurité, fonction qui,
autrefois généralement considérée comme une voie de garage, est de plus en plus
recherchée.
En plus des formations spécialisées de l'INRS, du
Conservatoire national des arts et métiers et de l'Institut de psychologie de
l'université de Paris, il existe de nombreux stages de «formation-sécurité» à
destination de toutes les categories de salariés.
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La prévention des
accidents du travail à laquelle concourent ces organismes en proposant
notamment, à partir des résultats de leurs recherches sur les causes de ce type
d'accident, des programmes d'action de formation des travailleurs à la sécurité
, des plans d'organisation du travail et des mesures d'hygiène dans les
ateliers, constitue un terrain de rencontre entre les organisations patronales
et syndicales. La formation des représentations des causes des accidents du travail
passe désormais de plus en plus par l'institutionnalisation des conflits
sociaux dans le cadre d'instances
de négociations
collectives qui légalisent les catégories selon lesquelles est construite la
notion d'accident du travail : au niveau de l'entreprise, les Comités d'hygiène
et de sécurité (CHS) et les Equipes de recherche et d'intervention pour
l'amélioration des conditions de travail (ERACT); au niveau national ,
l'Association nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT)
et les conventions collectives, comme par exemple l'accord-cadre du 17 mars
1975 sur l'amélioration des conditions de travail, etc. Seule l'observation des
conditions dans lesquelles se déroulent ces confrontations, comme celle que
Sami Dassa a faite sur l'élaboration et l'application des politiques de
prévention et de sécurité dans six grandes entreprises, permettrait de décrire
ce que la définition des accidents du travail doit à ces nouvelles formes
d'organisation des confrontations entre les classes (21). De tels accords ne
sont que des solutions momentanées de compromis entre des représentations qui,
au-delà des positions et des oppositions de principe dont les formes et les
formulations varient selon les terrains et les enjeux de la lutte (négociation
collective, colloque, entreprise, tribunal), sont fondamentalement
antagonistes, comme le rappellent les différences des interprétations des
causes d'accidents du travail que de nombreuses études ont observées entre les
employeurs (et le personnel d'encadrement) et les ouvriers. Ainsi M. Olivier
constate à partir des fiches d'accidents survenus dans des mines de charbon que
les chefs-porions imputent beaucoup plus fréquemment les accidents du travail à
l'imprudence des porions, ces derniers, par contre, invoquant le plus souvent
les mauvaises conditions de travail. Et il suffit de consulter certains des
rapports qu'à la suite d'un accident, les responsables d'entreprise
transmettent à l'inspection du travail et, en cas d'accident mortel, au
greffier du tribunal, pour voir réapparaître les catégories de perception de
l'accident qui stigmatisent la victime ou un collègue de travail, souvent
considérés comme responsables de l'accident : «maladresse», «négligence»,
«désobéissance», «alcoolisme», etc. Tel ce manoeuvre qui évacue du haut d'un
mur des déchets d'acier; une pièce tombe, son gant reste accroché aux aspérités
de la ferraille, il est lui-même entraîné : « maladresse» et «précipitation» ;
tel ce chauffeur de camion qui s'arrête dans une rue en pente pour venir en
aide à un blessé; il laisse une vitesse enclenchée et met le frein à main, mais
le camion en mauvais état s'emballe et écrase deux passants : «négligence», «imprudence».
Enfin ce pontonnier qui, lors d'un transfert entre deux ponts roulants, tombe
et se tue : «alcoolisme»... On peut aussi rappeler que dans l'état actuel de la
jurisprudence sont exclus du champ d'application de la législation des
accidents du travail tous les accidents intervenus en dehors des rapports de
subordination entre l'employeur et l'employé : non seulement les accidents du
travail dus à une faute intentionnelle de la
victime (mutilation
volontaire), actes contraires aux conditions normales de travail (abandon de
poste, plaisanterie et bagarres, méconnaissance des règlements intérieurs,
etc.) mais aussi des accidents survenus au cours d'activités syndicales ou
pendant une grève (22). Sans doute l'attention de plus en plus vive portée à la
prévention et à la formation à la sécurité, dont la dernière loi sur les
accidents du travail (6 décembre 1976) est un indice, témoigne-t-elle de la
montée de ces spécialistes de la sécurité en milieu de travail qui, en
produisant des définitions «scientifiques» des causes des accidents du travail,
fournissent un terrain de rencontre à des points de vue objectivement
antagonistes. Cette loi visait à répondre à l'émotion qu'avait suscitée,
notamment dans les milieux patronaux, l'affaire Chapron. Mais cette mise en
cause publique de la responsabilité personnelle du chef d'entreprise sur le
plan pénal a abouti non pas à une extension de la prise en compte juridique de
la responsabilité pénale de l'employeur mais au développement des mesures de
prévention. Cette sorte de déplacement, voire de détournement des luttes, du
terrain de la responsabilité de l'accident à celui de l'application des
consignes de sécurité, c'est-à-dire du terrain de la politique à celui des
techniques de prévention, suppose que les agents s'accordent sur l'idée qu'il
puisse y avoir une étiologie objective des accidents de travail.
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Les accidents du
travail : une question d'état d'esprit*
Un autre état d'esprit est nécessaire au développement de
cette action collective : il faut changer les habitudes de penser, avoir
une nouvelle vision des faits. Cette mutation est possible par un entrainement
aux méthodes d’observation, par la connaissance des bases de l’ergonomie et de
la physiologie, des exigences et des aspirations humaines. Mais celui qui veut
s’engager dans ces voies nouvelles doit,
au-delà de ce qui est la connaissance matérielle, technique, scientifique,
élever sa pensée pour mesurer sa faiblesse. La médiation, prélude et moteur de
l’action, nous est ouvertement proposé dans l’ouvrage de Jean Girette :
« Je cherche la justice » d’un humanisme émouvant et
profond : « Rien n’est moins naturel que la connaissance
objective de la réalité. L’esprit humain y répugne le plus souvent et il
résiste difficilement aux excès de sentiment ou d’une raison inhumaine ».
C'est bien dans la conscience de cette difficulté qu'il
faut puiser des forces pour agir. Toute tentative pour l'amélioration des
conditions de travail doit être précédée d'une sorte de traitement de choc,
d'une thérapeutique pour donner à l'homme cette capacité de perception des
risques et des contraintes.
• On ne peut améliorer, supprimer, que ce qui est perçu, capté,
compris. C'est autre chose que de rechercher ce que l'on a appelé « l'esprit de
sécurité », expression dont
on a tellement abusé qu'elle est devenue banale.
• il est nécessaire ensuite de sortir de cette tradition lénifiante
de la « méthode de sécurité », du spécialiste animateur de sécurité qui ne peut
à lui seul, dans une entreprise, cerner le problème et faire « bouger » les hommes
et les choses. Ceux qui depuis vingt ans ont consacré leur carrière à cet
effort savent bien qu'un certain plafond, dans les meilleures conditions, ne
peut être dépassé si on perpétue le système actuel. Il nous paraît donc évident
qu'il est souhaitable de proposer une remise en question logique de l'action
des uns et des autres dans ce domaine et de mettre en place des équipes de
recherche d'amélioration des conditions de travail (ERACT), qui ne seront qu'un
élément d'une action générale à reprendre en totalité. Pour tenter de « changer
la vie » à l'intérieur de l'entreprise, la première difficulté et non la
moindre sera la résistance au changement. La création des ERACT ne peut être
une mode, un « truc » ou un alibi. Elle exige cet « autre état d'esprit » parce
que, dans un tel système d'action, la remise en question des rôles de chacun
devient impérative à tous les niveaux.
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Description scientifique et dénégation des luttes sociales
La plupart des travaux
qui se réclament de la psychologie industrielle et de l'ergonomie et qui visent
à établir le poids respectif des déterminants «technologiques» (ou «matériels»)
et des «facteurs humains» contribuent à la production des représentations des
accidents du travail ayant toutes les apparences de l'objectivité (23). Cette
étiologie technologique et psychologique des accidents du travail qui a pour
effet d'évacuer les luttes sociales en tant que telles, aussi bien dans les
explications qu'elle détermine que dans la définition qu'elle donne de son
objet, apparaît comme le produit de «l'expression objective des faits» ainsi
qu'on le voit dans tel manuel d'ergonomie qui énumère les facteurs qu'une
«description exacte de l'accident» doit prendre en compte : en ce qui concerne
l'objet lié à l'accident, identification et appréciation de son caractère
dangereux (outil, machine, échafaudage, etc.), existence de protection, etc.;
en ce qui concerne la victime, description de l'action dangereuse dont résulte
l'accident et déduction de la cause qui l'a rendu possible (ignorance, jeu,
précipitation, etc.) (24). Suffit-il d'augmenter le nombre des rubriques pour
qu'une description soit plus objective, comme le font par exemple les méthodes
d'investigation qu'a expérimentées l'INRS et qui élargissent la définition du
champ d'observation des facteurs pertinents à l'extérieur même de l'entreprise
(autobus en retard, pluie, enfant malade, etc.) (25) ? Le pré-supposé de telles
enquêtes, quelle que soit la minutie de leur protocole d'observation, *est de prendre
pour un donné ce qui est le résultat des rapports de force entre les classes
(déclaration de l'accident et définition des catégories d'imputation). De sorte
que cette «fidélité au réel», qui n'est d'ailleurs jamais aussi fortement
proclamée que lorsque la définition des faits est un enjeu immédiat, si l'on
peut dire, de la lutte entre les classes (ce qui est plus particulièrement le
cas de tout ce qui relève des relations de travail), conduit à se laisser
imposer une définition de l'objet plutôt qu'à prendre cette définition comme
objet de l'étude. On le voit en particulier dans ces études qui s'appuient sur
les statistiques des régimes d'assurance et notamment celles de la Caisse
nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés; elles traitent ces
«données» comme le produit d'un enregistrement automatique du réel, alors
qu'elles résultent d'un processus de sélection qui tient en partie, comme l'ont
remarqué certains spécialistes, aux fonctions assumées par les organismes qui
les ont recueillies (26). Elaborées par les caisses d'assurance sociale qui,
pour calculer les taux de cotisations et le montant des indemnités, font
remplir aux employeurs des formulaires donnant des informations standardisées,
elles sont nécessairement tributaires, quant à la définition du champ des
accidents pris en compte, des mesures légales et judiciaires définissant
l'accident du travail et des règlements qui fixent les conditions de la prise
en charge.
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Ainsi ne sont retenus que les accidents déclarés, «survenus
par le fait ou l'occasion du travail» (art. L 415 du Code de Sécurité sociale)
et «caractérisés par l'action soudaine et violente d'un événement extérieur
provoquant une lésion sur l'organisme humain» (Cass. soc, 16 oct. 1958), autant
de termes qui délimitent, selon l'appréciation des parties en présence et, en
cas de contestation, selon le juge, le nombre et le type d'accidents figurant
dans les statistiques. Font partie de la définition statistique des accidents
du travail les accidents qui se produisent sur les lieux et pendant le temps de
travail ainsi que ceux qui surviennent pendant le trajet du domicile au lieu de
travail et, inversement, en sont exclus ceux qui surviennent sur le lieu de
travail mais après la résiliation ou la suspension (grève) du contrat de
travail. En outre, afin d'alléger les
coûts d'exploitation, ne sont retenus dans le traitement informatique
que les accidents ayant donné lieu à un arrêt de travail d'un jour au moins en
plus du jour de l'accident,
ce qui représente un peu moins de la moitié des accidents déclarés
(27). Quant aux catégories selon lesquelles sont caractérisés les employeurs
(activité, taille de l'établissement), les victimes (sexe, âge, qualification
professionnelle, nationalité), la nature et la gravité des blessures, leur
choix et leur définition sont commandés par les nécessités de gestion des
régimes d'assurance : évaluer le risque d'accident (fréquence et gravité) dans
une entreprise de façon à calculer le montant de ses cotisations. Ainsi un
accident «grave» est défini par son effet financier sur le taux de cotisation
de l'employeur : c'est un accident qui donne lieu au versement d'une rente
d'incapacité. Mais surtout l'accent mis sur les circonstances «matérielles»,
les seules qui sont prises en compte parce qu'à la différence des autres (i.e.
sociales), elles sont,
comme l'écrit P. Jardillier, des «notions objectives» (op. cit.,
p. 293), tend implicitement à imputer l'origine de l'accident à une défaillance
physique ou mécanique, une telle définition des causes de l'accident du travail
n'étant pas sans affinité avec les représentations des organismes patronaux
dont ces statistiques reprennent pour l'essentiel les catégories. En effet, le
mode de dépouillement statistique des accidents adopté par la CNAM trouve son
origine dans la pratique des compagnies d'assurances qui, jusqu'en 1946, ont
géré le risque «accident du travail» et de l'Union des industries
métallurgiques et minières (UIMM) qui, en 1927, a créé un service de prévention
(cf. P. Jardillier, op. cit.,
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Sans doute la recherche
des «causes» des accidents du travail supposerait la prise en compte de
facteurs supplémentaires relatifs à l'organisation du travail, à l'accidenté, à
l'auteur de l'accident, à la politique de sécurité de l'entreprise, etc., que devraient
permettre une observation plus précise des circonstances de l'accident et
l'utilisation de nomenclatures plus détaillées, comme celles des qualifications
professionnelles, des conditions de travail de la victime de l'environnement
«matériel» de l'accident, etc. ; mais il reste qu'une telle approche présuppose
qu'une description des circonstances des accidents du travail, si exhaustive soit-elle,
puisse s'abstraire du point de vue à partir duquel elle est faite, les causes
de l'accident étant en quelque sorte prédéterminées par les catégories de
perception qui sont engagées dans l'observation.
On peut se demander si
les études des causes des accidents du travail ne sont pas condamnées retrouver
au bout de ce que certains ergonomes appellent «une chaîne de causalité», qui
pourrait en l'occurrence ressembler à un cercle, les formes socialement
déterminées de perception de l'accident qui sont au point de départ de leurs
analyses. La plupart de ces études établissent que les catégories sociales dont
le taux d'accidents du travail est le plus élevé sont celles qui sont les moins
protégées contre les risques et les aléas de la condition ouvrière :
travailleurs immigrés, ouvriers inexpérimentés, instables, etc. Mais une telle (re)découverte
ne tient-elle pas au fait que ce sont les mêmes catégories qui se trouvent
précisément affectées aux postes les plus dangereux, aux ateliers les plus
malsains, aux secteurs d'activité les plus risqués ? N'est-ce pas parce que les
spécialistes des «relations sociales au sein de l'entreprise» et les chefs du
personnel se représentaient les victimes des accidents du travail comme
«maladroits», «imprudents» et «indisciplinés» que les études «scientifiques»
ont «découvert» chez les accidentés «moins de plasticité fonctionnelle» (J. M. Lahy
et S. Kornfold), moins «d'intelligence concrète» (R. Bonnardel), plus de
«gestes néfastes» (V. Raymond), plus de manifestations de «rébellion contre
l'autorité» (A. Morali-Daninos), etc. (28)? Comme la docimologie qui attend
d'une rationalisation des techniques de notation la disparition de toutes les
imperfections de la sélection scolaire, l'ergonomie voit dans la définition et
l'organisation scientifiques des postes et des rapports de travail le principe
de la réduction des accidents du travail. Sans doute ces deux disciplines ont,
si l'on peut dire, «la réalité pour elle», les catégories d'analyse qu'elles
utilisent étant celles-là mêmes selon lesquelles leur objet est construit :
pour la première, les critères inconscients qui orientent systématiquement les correcteurs
sont repris inconsciemment par l'analyste, pour les seconds, la définition
sociale de l'accident du travail commande à la fois le choix et le protocole de
l'observation de l'accident. De ce point de vue les éléments constitutifs de
l'accident du travail sont inscrits a priori dans
la catégorie qui le
désigne comme tel, à la façon dont, pour B.L. Whorf, les circonstances dans lesquelles
se déclarent les incendies accidentels peuvent être impliquées dans certaines
expressions linguistiques (29). Mais ces constructions «scientifiques» ne font
pas seulement «pléonasme avec le réel», c'est-à-dire avec les catégories selon
lesquelles le patronat perçoit et construit la réalité sociale, elles
fournissent aussi des descriptions «objectives», neutres et neutralisées des
accidents du travail qui surviennent, comme l'écrit J. Zurfluh, «quelles que
soient les formes d'exploitation de l'industrie» (op. cit., p. 61). Le plus
souvent ces études réduisent l'accident à ce dont il est le produit immédiat,
l'environnement matériel ou les caractéristiques psychologiques de la victime :
pour les caractéristiques individuelles, ce sont l'âge, l'ancienneté dans le
poste, l'expérience, l'état matrimonial, la «prédisposition», etc.; pour les
facteurs ergonomiques, l'ambiance de l'atelier (température, éclairage, bruit,
vibration), les «charges» musculaires, gestuelles et mentales du poste de
travail; pour les conditions de travail, le type de salaire, les horaires, les
cadences, les relations hiérarchiques, les changements de poste, les situations
dites de «récupération», etc. (30). Le matérialisme sommaire et le behaviorisme
expéditif qui caractérisent ces études, en ne reconnaissant que les
déterminismes technologiques et les conditionnements psycho-physiologiques, dont
le dernier avatar pourrait bien être la théorie des «systèmes hommes-machines»,
contribuent à l'imposition d'une représentation de rapports de travail
totalement désocialisés : les descriptions des accidents du travail ne mettent
plus en relation que des machines défaillantes, des automates détraqués, des
programmes déréglés, bref un univers complètement mécanisé, fantasmatique dénégation
des classes sociales.
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