CHAPITRE VI
LES DIVERSES CATEGORIES D'OUVRIERS
Les dernières années ont été fertiles en événements. Beaucoup d'ouvriers qui font le sujet de cette brochure ne sont rentrés dans cette usine qu'à la veille de l'entrée en guerre de l'Amérique. Certains travaillaient à leur compte avant ça. Ils rappellent souvent qu'à cette époque ils étaient leurs propres patrons. D'autres, qui entrèrent au début de cette époque à l'usine, furent quelques années plus tard appelés sous les drapeaux. Il y a de larges contingents d'ouvriers italiens, allemands et polonais. Bien que la plupart soient nés aux U.S.A., c'est avec le plus grand intérêt qu'ils suivaient les événements dont leurs patries d'origine étaient le théâtre. Il y a aujourd'hui à l'usine des ouvriers venant de tous les horizons sociaux et professionnels. Ainsi on dénombre des anciens instituteurs, des ex-mineurs, des ouvriers qui avaient de petites affaires, telles qu'un garage, une épicerie, un commerce de bonbons, une petite entreprise de camionnage, une ferme d'élevage de bêtes à fourrure, une ferme, enfin des ouvriers ayant tenu des emplois les plus différents, tels que vendeurs, ex,placeurs d'assurances, peintres en bâtiments et avocats. Bien d'autres encore que je ne cite pas. Rien que ceux que j'ai cités constituent chacun l'ancienne profession d'un ou même de plusieurs ouvriers dont j'ai maintenant fait la connaissance à l'usine.
Le Noir à l'usine.
La question noire à l'usine est une question vitale. Dans l'ensemble les ouvriers noirs sont demeurés tranquilles, sur leur réserve même, mais ils sont profondément affectés par la situation qui leur est faite à l'usine. L'ouvrier noir moyen se fait une opinion sur les autres ouvriers de l'usine. Il sait quels sont ceux qui sont dignes de confiance et ceux qui ne le sont pas. Il possède un don spécial pour détecter la duplicité. En présence des chefs et des jaunes il joue la comédie de la stupidité la plus crasse. Lorsque le patron essaie de tirer quelque chose de lui, il se donne le masque de celui qui ne sait rien et ne comprend rien.
I. -LE NOUVEAU NOIR
Il y a de nos jours à l'usine une génération de nouveaux et jeunes Noirs. Une jeunesse qui a été à la guerre, mais qui n'a comparativement passé que très peu de temps à l'usine. Ils s'emportent contre les avanies dont ils sont victimes. Ils ne sont pas le fruit d'une période de crise économique, mais constituent une jeunesse frais émoulue de l'armée, ayant gagné en maturité au cours. des six dernières années. Ces dernières années, il ont été accablés de propagande de guerre : égalité, démocratie et libération des hommes de la peur. Maintenant, ils veulent tout cela et ils sont prêts à se battre s'ils ne l'obtiennent pas. Ils ont fait des études primaire et secondaires et font preuve d'un niveau élevé d'intelligence. Ils sont hostiles à la mentalité de type Oncle Tom (1). La plupart des ouvriers noirs de l'usine sont des anciens combattants. Nombreux ont été au feu et ont voyagé à travers tous les Etats-Unis et dans les pays étrangers. Ce qu'ils ont vu leur a fait une impression profonde et durable. Il est visible qu'ils sont prêts à se battre pour un rien.
II. L'OUVRIER NOIR ET LES MACHINES
L'ouvrier noir se tourne avec envie vers les machines. S'il est sur un travail qu'il n'aime pas, il dépensera des trésors d'adresse pour donner à la compagnie le moins de travail possible. Dans l'usine l'ouvrier noir est essentiellement utilisé à des travaux sales et pénibles et non qualifiés de manœuvre. Il n'eut jamais directement embauché pour servir une machine. Il doit d'abord rentrer à l'usine comme manœuvre et ensuite s'élever à la force des poignets. Un ouvrier noir me raconta que durant la guerre il conduisait une machine automatique à faire des écrous. La Compagnie qui l'a embauché depuis n'a jamais accepté de lui donner d'autres emploi que celui de manoeuvre. Si jamais un Noir voit ses efforts couronnés de succès et obtient finalement de travailler sur une machine, la Compagnie et aussi un grand nombre d'ouvriers blancs lui rendront la vie extrêmement difficile. Bien souvent, il sera forcé de préférer quitter l'usine plutôt que de continuer à supporter les avanies dont il sera l'objet. Seuls quelques Noirs sont sur des machines. Les autres ouvriers s'indignent chaque fois que de nouveaux ouvriers sont embauches dans un emploi pour lequel ils estiment qu'ils ont des droits prioritaires. Les discriminations de ce genre sont très répandues. Souvent, aux réunions syndicales, ces jeunes ouvriers prennent la parole pour dénoncer de telles pratiques discriminatoires et exigent l'égalité devant l'avancement. J'ai entendu des ouvriers noirs menacer de quitter le syndicat s'il ne faisait rien en leur faveur. Un ouvrier noir est obligé de faire du travail plus soigné que l'ouvrier blanc s il désire conserver sa place. Dans ce cas la concurrence est âpre et le Noir est certain de perdre s'il ne surclasse pas le Blanc. Il y a aussi les ouvriers blancs qui sont mécontents de voir un Noir toucher une bonne paie pour un travail qu'ils voudraient obtenir pour eux-mêmes. Il y a de nombreux Noirs dans l'usine qui ont la fierté de leur travail. Ils ont le désir sincère de donner le meilleur d'eux-mêmes et d'aider leurs camarades de travail. Mais les mêmes pressions qui poussent déjà l'ensemble des ouvriers à se sentir isolés du reste de la société, jouent doublement lorsqu'il s agit de Noirs. Ils sont profondément affectés par la situation humiliante qui est la leur dans la production, et l'incapacité où se trouve cette société de leur donner une égalité de chances a pour effet d étouffer chez eux les qualités qu'ils ont en propre et que pourtant les ouvriers dans leur ensemble reconnaissent et admirent. En conséquence, ils se sentent perplexes, changés et mal à l'aise. Ils aspirent à être intégrés dans le processus social. Ils désirent ne faire qu'un avec leurs semblables, les hommes. J'ai vu des ouvriers noirs se détourner délibérément d'un ouvrier blanc. En d'autres occasions ils auront pu avoir donné ce qu'ils avaient de meilleur. Le fait que le Noir fait tout ce qu'il peut pour diminuer son rendement doit être directement expliqué par l amertume de se voir confiner à des emplois subalternes dans la production. Il y a donc deux tendances en lui, entre lesquelles il a trouve déchiré. L ouvrier noir d'aujourd'hui suit avec passion les exploits professionnels de ses congénères de couleur. Il a tellement envie qu'Il soit donné aux siens l'opportunité de faire la preuve de leur talent et de leurs capacites que lorsque Jackie Robinson marque des points la vlg"'"' et la '''"'''' de le"" applaudissements rn/ surent leur joie. Les ouvriers noirs ont l'étonnante capacité de dire au premier coup d'œil quels sont le modèle, la marque et l année de sortie de presque n'importe quelle voiture existante. A l'usine, le manœuvre qui tire les copeaux des machines en connaît plus long sur la qualité des aciers utilisés et sur le numérotage des pièces usinées sur les diverses machines que la plupart de conducteurs eux-mêmes. Ils sont capables d'identifier à vue d'œil un lot ou même plusieurs de pièces usinées de divers type et de dire la cote chiffrée qui leur est affectée. J'ai entendu dire qu'à Détroit les meilleurs conducteurs de voitures étaient les Noirs, et que les ouvriers étaient unanimes à le reconnaître. Le jour où la société donnera au Noir l'opportunité de développer tous ses talents, la communauté dans son ensemble en sera la première bénéficiaire.
III. -LE NOIR ET L'OUVRIER BLANC
Les ouvriers ont un grand nombre de réactions confuses et contradictoires. Quand il s'agit des Noirs cela se manifeste sous les formes les plus diverses. Le résultat c'est que le Noir, à l'usine, se trouve soumis à une pression de tous les instants. Il ne sait jamais quand ni de qui il doit s'attendre à quelque réflexion humiliante. Voici quelques exemples de ces réflexions anti-noires. Il convient de remarquer qu'un même ouvrier pourra fort bien prononcer la totalité de ces jugements contradictoires dans une seule journée. Par exemple : « Les Nègres achètent tout ce qu'il y a de meilleur quand ils achètent quelque chose. -Les meilleurs voitures, le meilleur ameublement et les plus beaux habits », ou, au contraire : « Les Nègres n'ont jamais de freins ou de vitres à leur voiture », ou encore : « Les Nègres font baisser les loyers et ils sont sales ». A l'usine, les ouvriers blancs et noirs mangent dans le même Cafeteria (3). Hors de l'usine, lorsque certains de ces ouvriers blancs rentrent dans un restaurant où mangent quelques-uns de ces mêmes ouvriers noirs, ils en ressortent aussitôt. Dès que quelque chose est perdue ou volée, les premiers suspectés sont les portiers et les manœuvres noirs. Lorsque l'on ne retrouve pas quelque chose on peut être sur soit qu'il est tombé dans l'huile, soit qu'un conducteur de machine se l'est approprié. Cela n'empêche pas qu'aussitôt l'ouvrier blanc pense que c'est un Noir qui l'a pris. Des éléments antinègres hargneux exploitent de telles occasions à l'avantage de la Compagnie et essayent d'élargir le fossé entre les deux catégories de travailleurs. Périodiquement la tension raciale atteint son paroxysme. Un jour cela explosa dans une bataille entre un ouvrier blanc et un ouvrier noir. Le Blanc invectivait le Noir. Ils sortirent dehors et le Noir fut battu. De retour à l'usine l'ouvrier blanc continua à invectiver et pourchasser le Noir. Tout à coup le Noir s'arrêta net s'empara d'une barre de fer et assomma l'ouvrier blanc. Plus tard, au cours de l'enquête qui fut faite, l'ouvrier blanc reconnu tous ses torts et dégagea le Noir de toute responsabilité. Les jaunes à la solde de la Compagnie exploitèrent l'incident pour attiser tous les préjugés les plus arriérés des ouvriers blancs. Ce qui suit servira d'illustration de la manière dont s'expriment ces contradictions au sein du syndicat. Un bal était organisé par le syndicat. Le président du Comité d'organisation tenta délibérément d'éliminer les Noirs du bal en interprétant abusivement un arrêté local (qui de toute manière était anticonstitutionnel), suivant lequel les bals mixtes étaient interdits. Il était ainsi clairement signifié aux ouvriers noirs que l'on ne voulait pas d'eux. Plusieurs ouvriers prirent la parole pour condamner un tel bal et pour dire qu'il devait être ouvert à tous ou ne pas avoir lieu. Ils exigèrent que la question soit débattue dans le hall du bal devant tout le mondé. Un Noir paraissait avoir une attitude du type Oncle Tom. Il ne veut pas se battre sur la question en cause, mais demande que la réunion se tienne dans un autre local, quitte à ce que le syndicat prenne à sa charge les frais supplémentaires qui en résulteront. Il est prêt, quant à lui, à payer une quote-part de 15 dollars au lieu de la quote-part normale de 2 dollars pour compenser la perte du syndicat et propose que les autres Noirs en fassent autant. Un autre Noir se prononce contre toute discrimination. Le Noir qui avait adopté une attitude type Oncle Tom jouit d'une situation privilégiée dans l'usine. Il fait partie de la poignée de Noirs ayant un emploi qualifié sur machine, et il s'éleva dàns la hiérarchie professionnelle à la force des poignets durant la guerre. Une seule fille de couleur vint au bal, mais le quitta peu après, s'étant trouvée complètement isolée. Les ouvriers noirs ignorèrent délibérément ce bal. Ce fut leur manière à eux de préserver leur dignité. Le syndicat blanc estime que dans l'usine chacun a une place et une tâche qu'il doit accomplir. Chacun est embauché pour faire un travail déterminé, et c'est donc à ce travail auquel il doit s'atteler. Il estime que l'ouvrier noir devrait partager cette manière de voir. Cependant, il ne se rend pas compte que c'est précisément le fait qu'il échoit au travailleur noir tel emploi et pas un autre plus qualifié, qui explique la rancœur de l'ouvrier noir.
IV.-LA DIRECTION NOIRE
En dépit de la prédominance quasi-complète de l'esprit antinoir dans l'usine, un Noir posa sa candidature au poste de secrétaire adjoint du syndicat. Cet ouvrier était plus ou moins coupé de l'ensemble des autres ouvriers noirs, étant donné qu'il faisait partie des quelques rares Noirs qui étaient montés en grade durant la guerre. Le fait qu'il est employé à un travail quelque peu qualifié a développé en lui ce que certains autres Noirs appelaient un complexe de supériorité, et dont ils lui gardaient rancune. En dépit de tout cela, leur désir d'avoir une représentation qui leur soit propre était si fort qu'il réunit sur son nom la grande majorité des votes des Noirs. C'est d'un certain nombre d'ouvriers noirs que je tiens ce que je rapporte. Un jeune ouvrier noir de l'usine m'apprit qu'il avait ete un dirigeant des Jeunesses Communistes, mais qu il avait ensuite donne sa démission. Il reprochait au communisme d'utiliser des hommes d'e paille pour les mettre à la direction du mouvement. Il est contre la constitution d'un troisième parti (4) et pour celle d'un parti ouvrier ! Il dit que toutes les organisations capitalistes noires ne valent rien. Le Noir n'accèdera jamais à la liberté sous le régime capitaliste. Il appartient à la N.A.A;C.P. (Association Nationale pour l'avancement des gens de couleur) (5). Il dit que les capitalistes s'intègrent les militants noirs dès qu'ils acquièrent une certaine notoriété. Il a le plus profond mépris pour les Noirs qui vendent ainsi les leurs. Il affirme que l'aristocratie noire profite de ségregation et s'efforce même de la promouvoir pour son plus grand avantage. Il dit que c'est aux Noirs eux-mêmes que revient la tâche de se diriger. La méfiance vis-à-vis des Blancs a fermé la porte â toute autre solution. La participation des Noirs aux Assemblées syndicales est réduite. On dirait que l'ouvrier noir a le sentiment que le syndicat est incapable de résoudre les problèmes autrement plus larges qui sont les siens : ceux de l'égalité et de la liberté universelle. C'est ce qu'illustre d'une manière frappante une discussion entreprise un jour entre quelques ouvriers noirs, un de mes amis et moi-même. Mon ami s'efforçait de maintenir la discussion sur le terrain syndical, mais les ouvriers noirs débordaient continuellement ce cadre, cherchant à porter la discussion sur le terrain des problèmes sociaux généraux en relation avec leur situation et les idées nouvelles qui étaient le fruit de leur expérience de guerre. Suivant mes observations faites à l usine sur les ouvriers noirs, il est clair qu'ils ont besoin de trouver dans leurs rangs des dirigeants dynamiques. Ils n'ont que peu de respect pour les syndicalistes blancs et ont le sentiment qu'on se sert d'eux. C'est de leurs rangs que doivent sortir leurs dirigeants et ils doivent posséder un programme qui vise loin et voit grand. Il règne une extraordinaire fermentation parmi les ouvriers noirs. Certains ouvriers blancs appréhendent confusément les réactions possibles les Noirs un autre côté de nombreux ouvriers blancs respectent les Noirs et comprennent aussi bien que les Noirs eux mêmes la particularité de leur situation à l'usine. L'ouvrier noir est conscient dé la menace de crise économique. Il brûle d'un feu intérieur. Il sait qu'il sera le premier à été placé sur la liste des réductions de personnel. Il sent que c'est maintenant le moment ou jamais de se défendre d'une manière ou d'une autre, au sein du mouvement ouvrier organisé. La menace de grèves imminentes est favorablement envisagée par lui. Moins que tout autre, il ne peut risquer un manque à gagner sur sa paie et pourtant il votera pour la greve le premier de tous.
Le comportement des ouvriers conservateurs.
Il y a de nos jours à l'usine une catégorie d'ouvriers qui ont accumulé de nombreuses années d'ancienneté. Ces ouvriers ont passé plusieurs années dans la même usine. Pendant ces années ils ont fait l'expérience de plusieurs régimes syndicaux et ont eu le loisir de les observer pleinement. Ainsi, beaucoup plus que n'ont pu le faire les ouvriers de passage, ils ont connu tous les genres de directions syndicales et connaissent les résultats auxquels elles sont arrivées. Ils n'ignorent rien de la politique de collaboration de classe des bureaucrates syndicaux. Le bureaucratisme leur a laissé une impression durable. Cette catégorie d'ouvriers qui représente une section importante du mouvement ouvrier américain a une conscience aiguë de la pourriture de la société actuelle. Ils portent, à la classe dominante des industriels une haine profonde et tenace. Ils n'ignorent rien des manœuvres et des ficelles utilisées contre, les travailleurs, ni des injustices dont ils sont victimes. D'autre part, ne possédant pas une vue d'ensemble des lois économiques fondamentales qui régissent la société, un grand nombre d'entre eux sont persuadés que la classe capitaliste est toute puissante. Ils penchent d'autant plus à cette conclusion qu'ils voient la bureaucratie syndicale aller de capitulation en capitulation un ouvrier ayant dix années d'ancienneté soutenait que les ouvriers comme lui étaient contre la grève que l'on venait de faire. Nombre d'entre eux affirmaient que la direction de l'Internationale (6) avaient falsifié le vote et fait débrayé alors qu'ils n'auraient pas dû le faire. Un de ces ouvriers affirmait : « Ceux qui étaient pour la grève ce sont les nouveaux ouvriers de guerre qui n'avaient jamais été dans l'industrie avant. Ils ne savent ce qu'étaient nos conditions de travail avant la guerre. Je n'étais pas opposé à la grève en tant que grève, mais j'étais contre le fait de débrayer au moment où nous l'avons fait. La Compagnie était en pleine reconversion et bénéficiait de la part du gouvernement de remboursements d impôts. Nous étions liquidés d'avance, avant même d'avoir commencé. Nous avons épuisé toutes nos économies dans la grève et beaucoup s'endettèrent de nouveau. Cela avait été assez dur de nous être débarrassés de nos dettes d'avant-guerre. Il ne serait pas opposé à faire grève maintenant que la Compagnie a besoin de produire ce qu'elle ne bénéficie plus de ces remboursements d'impôts. Personne à l'époque n'a essayé de percer les piquets de grève parce que la compagnie elle-même au bout de quelque temps a fermé les usines. Si elles étaient restées ouvertes il y aurait eu de la bagarre et les ouvriers auraient tenté de liquider les piquets de grève. En fait il n'y a eu que très peu d'ouvriers pour participer aux piquets de grève. On doit remarquer ici que suivant les statistiques concernant les votes d'ensemble durant la vague de grèves de 1946, l'immense majorite des ouvriers s'était prononcée pour la grève.
On doit remarquer ici que suivant les statistiques concernant les votes d'ensemble durant la vague de grèves de 1946, l'immense majorité des ouvriers s'était prononcée pour la grève.
I.- « SI JE TRAVAILLAIS ICI DEPUIS AUSSI LONGTEMPS QUE TOI .. "
Durant des années le procès de production a modelé ces vieux ouvriers et il s'est engendré en eux-mêmes une force explosive latente. Plus que pour toutes les autres catégories d'ouvriers, la production capitaliste les a constamment et systématiquement éduqués et formés. Leurs années de service dans une même usine leur ont donné le sentiment ou le comportement de gens qui auraient le droit de propriété sur l'usine. C'est ce qu'expriment les autres ouvriers de la manière suivante : "Si je travaillais ici depuis aussi longtemps que toi, je voudrais que l'usine m'appartienne. » La manière dont ces ouvriers se déplacent dans l'usine laisse transparaitre un sentiment de propriété. L'assurance avec laquelle ils circulent d'un département à l'autre est discernable ne serait-ce que dans leur manière de marcher. L'incapacité manifeste du syndicat de résoudre leurs problèmes l'énorme puissance apparente du patron, ont contribué à rendre ces ouvriers désabusés et conservateurs. Un grand nombre de ces ouvriers deviennent des hommes entièrement à la solde de la Compagnie. La Compagnie est obligée d'avoir, d'une manière; ou d'une autre, des égards vis-à-vis de ces ouvriers parce qu'ils connaissent l'usine à fond. Cependant cela n'empêche pas des explosions périodiques chez ces ouvriers.
Un ouvrier ayant 25 années de présence s'était cogné la tête sur un dispositif de sécurité. Dans un accès de rage il s'empara d'une scie à métaux et scia le dispositif. Dans sa colère il criait : "Qu'ils me mettent à la porte s'ils le veulent." Ensuite ce fut une cascade d'invectives et d'insultes à l'adresse de la Compagnie. C'est plutôt curieux parce que c'est un jaune au service de la Compagnie. Un après-midi où il faisait particulièrement chaud, un autre ouvrier ayant dix ans d'ancienneté dit· à un groupe de camarades : « Qu'ils aillent tous se faire foutre tant qu'ils sont. Ne retournons pas au travail. Il ajouta alors d'un ton décidé : « Que diable pourront-ils nous faire ? » C'est alors que se produisit une scène extrêmement comique. Les ouvriers présents se mirent à imiter le contremaître les priant de retourner au travail. L'un d'entre jouant le rôle du contremaître disait : " S'il vous plaît, les gars. S'il vous plaît, au travail. S'il vous plaît. » L'assistance éclata aussi de rire.
II.- DES GARS COMME NOUS EN CONNAISSENT UN BOUT DANS LA PRODUCTION
J'aimerais donner une illustration concrète de l'évolution de certains de ces ouvriers ayant accumulé des années d'ancienneté ainsi que j'ai pu les observer ou les écouter. c est un ouvrier qui est employé depuis 20 ans dans la Compagnie. Ces derniers temps il se livre à quelques manifestations particulièrement significatives. Il apparait clairement que durant toutes ces années il a fait à la Compagnie un grand nombre de précieuses suggestions concernant !a production, mais qu'il n'en a pas été récompensé par des gratifications satisfaisantes. Un soir, à l'heure du repas, il déclare devant une douzaine d'ouvriers environ : « J'ai une idée qui empêcherait les machines de caler et de se briser. Mais, ces enfants de putes ne l'auront pas pour leurs 50 dollars de radins. Ou ils me donneront 1.000 dollars ou ils pourront aller se faire foutre." Une autre fois le même ouvrier s'exclama avec colère : « Pendant que nous sommes ici à nous casser la téte, ces salauds de patrons sont en train de prendre des bains de soleil en Floride ". Il continue en disant : " Le superintendant de l'usine est sorti à 7 heures et il revient complètement plein. Si jamais cet enfant de pute m'avait dit quelque chose pendant que je prenais une douche la haut à 11 h. 30, il en aurait pris pour son grade. » Un jour un quotidien traînait sur un établi. Un article traitait du Plan Marshall. Un ouvrier ayant plusieurs années d'ancienneté le lisait. Prenant cet article comme point de départ nous engageons une discussion sur le problème européen. Voici en gros ce qu'il me dit : « Il est facile de voir que l'Europe doit être unifiée suivant un plan ou un autre. Ces pays qui se querellent les uns les autres depuis tant d'années n'ont fait qu'amener des guerres et accumuler des destructions. Ils sont fous d'essayer de détruire l'industrie allemande. Les ouvriers allemands comptent parmi les plus qualifiés et les plus versés en mécanique du monde entier. L'Europe ne se relèvera jamais si on ne remet pas les ouvriers allemands dans leurs usines. »
De là nous entrons dans une discussion sur notre propre usine. Je lui posais des questions sur le rendement dans notre usine et lui demandais ce que lui et les autres qui avaient aussi de longues années d'expérience sur les machines pourraient faire s'il leur était donnée la liberté de mettre leurs idées à l'épreuve à leur guise. Il répondit : " Des gars comme moi, et les ouvriers X, Y et z, on en connaît un bout dans la production. Qu'est-ce qu'ils connaissent à la Compagnie de la production ? C'est de notre manière de faire qu'ils profitent, plus que de tout autre chose. Ces ingénieurs, assis dans leurs bureaux, essayent de faire des projets compliqués dans le but de garder leur emploi. Tu sais, eux aussi il faut qu'ils mangent.
Ill. "POUR SUR, TOUT CELA EST VRAI "
Le « Saturday evening Post », du 19 juillet 1947 contenait un article appelé « Le Syndicat qui osa sortir des chemins battus . Il s'agissait dans l'article d'une usine qui était au bord de la banqueroute. Afin d'empêcher la mise à pied de centaines de travailleurs le syndicat et la Compagnie parvinrent à un accord suivant lequel les ouvriers assureraient la gestion entière de l'usine afin de développer 1a production jusqu'au niveau nécessaire pour que la Compagnie soit capable de rester en activité. Non seulement la production s'accrut, mais encore l'absentéisme tomba presque à zero et le gaspillage disparut quasi complètement Je donnais le magasin à l'un des ouvriers de mon usine pour qu'il le lise. Il travaillait dans l'industrie depuis 15 ans.
Il fut spécialement frappé de voir comment les ouvriers avaient augmenté la production dès qu'ils avaient eu carte blanche. Voici le compte rendu approximatif de ses commentaires sur cet article : « Ce type-là fait preuve de beaucoup de bon sens. Dans une usine où je travaillais j'étais régleur. Je passais mon temps devant les machines, cherchant sans arrêt à imaginer de nouveaux montages ou de nouvelles combinaisons. J'avais des centaines d'idées. J'en ai des tas maintenant aussi, mais à quoi cela servirait-il de les essayer? Le premier type venu arriverait et changerait tout ce que j'aurais fait. Je connais maintenant certaines méthodes pour affûter les outils qui, j'en suis absolument certain, rendrait le travail plus facile et plus efficace, mais dans l'état où sont les choses à l'usine, si j'essayais de les appliquer, cela ne ferait qu'embrouiller les choses. Ce que ces ouvriers ont fait est rudement bien, mais je ne pense pas que l'on pourrait faire la même chose à l'usine. Ces ingénieurs ne sont pas toute la journée collés derrière le dos du gars qui travaille sur une machine. Comment pourraient-ils connaître ce que nous connaissons, nous qui passons des heures d'affilée sur la machine. Il y a des choses qu'i1 est impossible d'apprendre à moins que l'on y ait travaillé chaque jour durant plusieurs années. » Il conclua en remarquant que l'auteur de l'article était peut être communiste. Le 1 janvier 1947, juste après la grande vague de grèves qui suivirent la fin de la guerre, le « Collier's Weekly » donna un article de Peter Drucker appelé : « Que faire face aux grèves ? » J'amenais le numéro à l'usine et demandais il un ouvrier qui faisait partie de la Compagnie depuis dix ans de le lire. Il avait participé à la dernière grève et il était en mesure de comprendre ce que Drucker disait.
Il est d'accord pour dire que les grèves sont « essentiellement des révoltes ». Aussi que les ouvriers sont psychologiquement sans emploi alors même qu'ils sont employés. Il avait connu les années de crise et s'en souvenait bien. « Pour sûr, tout cela est vrai », me dit-il. Il n'ignore rien du profond et pénétrant sentiment d'instabilité qui ronge tous les ouvriers.
Les réactions vis à-vis des ouvriers révolutionnaires
Les ouvriers se font l'idée suivante des partis révolutionnaires les adhérents d''un parti révolutionnaire s'assurent, par divers moyens, des positions dans la direction syndicale. Une fois là, ils font de l'agitation, etc ... , Leur conception, c'est que tout se passe dans les sommets. Il en résulte qu'il se cree un fossé entre les ouvriers révolutionnaires professionnels et la base. Pendant les élections syndicales des bruits coururent, accusant l'une des parties de faire usage de tactiques " rouges "pour s'assurer les bulletins de vote des Noirs. La propagande « antirouge » a atteint de nouveaux sommets ces dernières années. J'ai souvent entendu des ouvriers parler des communistes en ces termes : · « Les communistes sont des gars· qui ne veulent pas travailler. »
L'ouvrier moyen pense que le communisme c'est l'enrégimentement. Tout 'le monde vit dans des maisons semblables et porte des vêtements identiques. li n'y a pas de place dans un tel régime pour l'individualité. Et puis, comment un type peut-il gagner un million de dollars s'il en a envie ? L'ouvrier moyen croit aussi que les communistes veulent la moitié de tout ce que l'on possède : la moitié de vos cigarettes, la moitié de tout ce que vous avez .. En dépit de tout cela, les ouvriers conviennent sans hésitation que le contrôle absolu de tout par les ouvriers c'est du communisme.
Un jour, parlant au délégué, je demandais que 1'on tienne des assemblées dans chaque département à travers toute 1 usine. J'expliquais que cela donnerait à chaque section de l'usine la possibilité de discuter à fond des problèmes qui les touchèrent le plus directement. Cela permettrait aussi aux ouvriers d'opérer un contrôle sévère sur les conditions qui sont les leurs et sur les décisions les concernant. Cela le rendit furieux et i1 s'écria que c'était du communisme. « On ne peut laisser la base décider de tout comme cela. ». L'ouvrier Joe (7) est de nos jours un individu instruit , était donné qu'il a passé au moins douze ans à l'école primaire, plus secondaire. Ses connaissances embrassent un large domaine et il peut parler de mécanique, d'autos, de politique, du gouvernement, de cinéma, etc ... Suffisamment en tout cas pour pouvoir avoir une opinion quel que soit 1e sujet qui est une discussion. . ..Un jour j'étais assis avec des ouvriers. La discussion allait son train. Un ex-G.I. disait: « L'Amérique aurait besoin d'une médecine socialisée. L'armée assure les soins médicaux a des millions d'hommes. Pourquoi n'en ferait-on pas autant en temps de paix. La santé de la nation est une chose primordiale. Tous les docteurs devraient être mobilisés pour la santé de la nation. On devrait les payer suivant leur mérite. C'est-à-dire que les plus qualifiés seraient les mieux payés. » Un ouvrier dit : « Ça, c'est du communisme. » L'orateur répond : « Mais il y a du bon et du mauvais dans tous les systèmes politiques. Il y a beaucoup de bon dans le communisme. » Certains firent la comparaison suivante : « Puisque le gouvernement se charge de 1a sécurité avec 1a police, i1 devrait aussi se charger de protéger la santé des citoyens. » Tous les ouvriers assis autour de la table participèrent pleinement à la discussion. 1ls arrivèrent à la conclusion que ce que disait le jeune G.l. était rudement juste.
Les anciens combattants à l'usine
Les anciens combattants de l'usine commencent à passer en revue leurs expérience de temps de guerre. Durant la première année ils n'en avaient que peu parlé. Maintenant le passé revient à la surface et ils se livrent à toute une réévaluation de la signification de leurs expériences. Lorsqu'ils rappellent des anecdotes guerrières les hommes se taquinent mutuellement en se traitant de héros. Bien des événements tragiques reviennent à la mémoire et les hommes rompent la consigne du silence. La discipline militaire était l'objet d'une haine tenace de la part des hommes. Toute mesure de caractère disciplinaire prise par la compagnie prête immédiatement à comparaison avec l'armée. « Je croyais que l'armée c'était fini pour moi » est la phrase qui revient toujours aux lèvres. Les anciens combattants retournèrent à l'usine profondément marqués par ce qu'ils avaient vécu. Les anciens de la Marine cherchent à faire connaissance avec d'autres vétérans de la Marine. Il en est de même pour les G.I. de l'Armée de terre. La grande majorité d'entre eux utilisent leurs uniformes à l'usine. Le prétexte qu'ils donnent est que « ce sont de bonnes tenues de travail ». En réalité il semble y avoir une raison plus profonde. On dirait que cela constitue un lien qui perpétue leur solidarité. Souvent ils utilisent des termes militaires pour décrire la vie d'usine. L'enrégimentement militaire est comparé avec celui de l'usine. La fatigue du combat est appelée fatigue de la machine ou fatigue « Acme » (1~ « Acme » est une machine automatique). Les bruits de l'atelier sont comparés à ceux de la vie militaire. Lorsque la sirène retentit, cela devient une alerte. L'heure du repas ou de la paie devient prétexte à siffler l'air des sonneries au clairon de la soupe ou du prêt . L'hostilité à l'égard de la caste des officiers renaît à l'usine sous la forme de l'hostilité vis-à-vis du patron et du personnel de contrôle.
L'usine est appelée la jungle d'acier afin d'évoquer d'une manière ou d'une autre les îles du Pacifique.
Les femmes à l'usine.
L'ouverture des hostilités jeta un grand nombre de femmes dans la production. J'en ai vu un grand nombre conduire des machines sur lesquelles j'avais travaillé moi-même. Une usine que je connais les utilisait comme conducteurs de grues. Ce genre de travail requiert une très grande délicatesse dans la manoeuvre d'énormes pièces d'acier à travers l'usine. Les femmes se révélèrent particulièrement adroites dans ce domaine. Je les ai vues transporter de lourds chargements d'acier d'un bout à l'autre de l'usine et les déposer avec dextérité à l'emplacement précis qui leur était destiné. Durant la guerre, il y avait beaucoup de femmes qui travaillaient dans mon usine actuelle sur des machines à affûter. De nos jours il n'y en a plus qu'une ou deux, à ma connaissance. L'usine semble avoir donné à de nombreuses ouvrières une certaine assurance. L'atelier neutralise dans une certaine mesure l'inégalité qui prévaut entre les hommes et les femmes dans la société prise dans son ensemble. Bien qu'il n'y ait que très peu de femmes qui assistent aux assemblées syndicales, celles qui le font manifestement de plus en plus la volonté de s'exprimer. Certaines estiment que le syndicat c'est l'affaire des hommes et n'osent pas s'en mêler. D'autres pensent que les femmes ne se tiennent pas entre elles comme le font les hommes. Un jour j'eus une conversation avec une ouvrière de l'usine. Elle manifestait un grand mépris pour les hommes travaillant dans les usines des Etats de la côte Est. Elle affirmait : « Ils sont chétifs, sans aucun doute à cause de la vie en usine et il n'y a pas de comparaison possible avec les hommes plein de santé des Etats du Sud-Ouest et qui vivent dans des grands espaces. Je suis capable de faire autant ou même deux fois plus que vous ne faites, vous autres les hommes. J'ai déjà tenu trois différents emplois en même temps. » Elle s acharnait a rétablir une égalité de statut entre les hommes et les femmes. Les relations entre les sexes sont complètement faussées par le régime capitaliste. Certaines femmes sont cataloguées à l'usine dans la catégorie de celles avec qui l'on peut coucher. Chaque fois qu'une femme circule dans les travées ce ne sont que sifflements, appels et réflexions à haute voix. A l'époque de la grève des Téléphones, les ouvriers furent étonnés de voir le militantisme dont faisaient preuve !es femmes dans cette grève. Les comptes rendus faits par les journaux des luttes soutenues par les piquets de grève étaient suivis par la grande majorité des ouvriers. Leurs commentaires étaient de ce type « Ces filles ont vraiment de l'estomac. Je ne m'attendais pas à les voir se mettre à bagarrer contre tout le monde, depuis la Compagnie jusqu'à l'Etat et aux gouvernements locaux.
(A suivre.)
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