"En quoi l'homme primitif est-il esclave ? C'est qu'il ne dispose presque pas de sa propre activité ; il est le jouet du besoin, qui lui dicte chacun de ses gestes, ou peu s'en faut, et le harcèle de son aiguillon impitoyable ; et ses actions sont réglées non pas par sa propre pensée, mais par les coutumes et les caprices également incompréhensibles d'une nature qu'il ne peut qu'adorer avec une aveugle soumission. Si l'on ne considère que la collectivité, les hommes semblent s'être élevés de nos jours à une condition qui se trouve aux antipodes de cet état servile. Presque aucun de leurs travaux ne constitue une simple réponse à l'impérieuse impulsion du besoin ; le travail s'accomplit de manière à prendre possession de la nature et à l'aménager en sorte que les besoins se trouvent satisfaits. L'humanité ne se croit plus en présence de divinités capricieuses dont il faille se concilier la faveur ; elle sait qu'elle a simplement à manier de la matière inerte, et s'acquitte de cette tâche en se réglant méthodiquement sur des lois clairement conçues. Enfin il semble que nous soyons parvenus à cette époque prédite par Descartes où les hommes emploieraient « la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres et de tous les autres corps » en même façon que les métiers des artisans, et se rendraient ainsi maîtres de la nature. Mais, par un renversement étrange, cette domination collective se transforme en asservissement dès que l'on descend à l'échelle de l'individu, et en un asservissement assez proche de celui que comporte la vie primitive. Les efforts du travailleur moderne lui sont imposés par une contrainte aussi brutale, aussi impitoyable et qui le, serre d'aussi près que la faim serre de près le chasseur primitif ; depuis ce chasseur primitif jusqu'à l'ouvrier de nos grandes fabriques, en passant par les travailleurs égyptiens menés à coups de fouet, par les esclaves antiques, par les serfs du moyen âge que menaçait constamment l'épée des seigneurs, les hommes n'ont jamais cessé d'être poussés au travail par une force extérieure et sous peine de mort presque immédiate. Et quant à l'enchaînement des mouvements du travail, il est souvent, lui aussi, imposé du dehors à nos ouvriers tout comme aux hommes primitifs, et aussi mystérieux aux premiers qu'aux seconds ; bien plus, dans ce domaine, la contrainte est en certains cas sans comparaison plus brutale aujourd'hui qu'elle n'a jamais été ; si livré que pût être un homme primitif à la routine et aux tâtonnements aveugles, il pouvait au moins tenter de réfléchir, de combiner et d'innover à ses risques et périls, liberté dont un travailleur à la chaîne est absolument privé. Enfin si l'humanité semble parvenue à disposer de ces forces de la nature qui pourtant, selon la parole de Spinoza, « dépassent infiniment celles de l'homme », et cela presque aussi souverainement qu'un cavalier dispose de son cheval, cette victoire n'appartient pas aux hommes pris un à un ; seules les plus vastes collectivités sont en état de manier « la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air... et de tous les autres corps qui nous entourent » ; quant aux membres de ces collectivités, oppresseurs et opprimés y sont pareillement soumis aux exigences implacables de la lutte pour le pouvoir. "
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