CHAPITRE V
ORGANISATION DE LA DIRECTION ET ORGANISATION DES OUVRIERS
La compagnie où je travaille est un trust industriel gigantesque qui emploie des centaines de milliers d'ouvriers. Sous "tous les rapports les chaînes de montage de l'usine sont organisées pour exploiter férocement l'ouvrier. La technique adoptée c'est la production à grande vitesse. Du côté des ouvriers l'usine est sous la juridiction du syndicat le plus avançé du pays: la U.A.W. (1). La lutte de classe a triplé d'intensité et les ouvriers voient les choses d'une nouvelle manière et s'expriment dans les nouveaux termes. L' organisation de la Direction. Il y a une chose qui me parait tout d'abord claire : les réactions de l'ouvrier dans la production sont d'une telle nature que la classe dirigeante ne peut, dans le cadre actuel de la mise en œuvre des moyens de production, prétendre maîtriser réellement ces réactions ouvrières. La seule voie qui lui est ouverte c'est de détourner, Corrompre, briser, mater, devancer toute manifestation ayant pour objet un bouleversement radical et susceptible de prendre forme aux yeux des ouvriers et de s'imposer à eux comme solution. C'est avec cette idée à l'esprit que je vais analyser la manière dont ce programme est applique dans mon usine, décrire les moyens auxquels on fait appel et montrer quelles sont les divisions sur lesquelles on s'appuie.
1. LE SYSTEME DE LA PERIODE D'ESSAI .
La rebellion des ouvriers emprunte les formes les plus diverses. Ce que les patrons essayent de contrecarrer c'est· l'organisation ·consciente de cette rebellion. C'est ainsi que la compagnie dans laquelle je. ·travaille exige de tout nouvel ouvrier une période d'essai de six mois. Pour quelle raison exactement? Il convient tout d'abord de préciser que pour juger de la capacité et de la valeur d'un ouvrier il suffirait d'un mois ou deux, ou même, le plus souvent, de quelques semaines. Pourquoi six mois alors ? Une telle période est la plus longue dont j'ai jamais entendu dire qu'elle fut incluse dans un contrat collectif signé par un syndicat. Habituellement l'usage est d'un mois ou deux. Durant ces six mois les ouvriers sont amenés à dévoiler la manière dont ils envisagtont les choses. S'ils sont catalogués comme dangereux on s'en débarrasse. Dans certains départements, la compagnie embauche et renvoie massivement. La manœuvre est ici la suivante : après avoir renvoyé, mettons 40 ouvriers, on en rappelera quelques-uns qui auront été soigneusement sélectionnés. C'est ainsi que durant la période d'essai la compagnie arrive à sélectionner les éléments les plus sûrs. On procède d'abord, à un licenciement massif pour éviter d'être accusé d'avoir fait des discriminations ensuite les individus choisis sont rappelés individuellement et sans publicité. La compagnie n'est pas tenue de garder ce personnel temporaire, étant donné l existence de la période d'essai de six mois.
2. LE SYSTEME DE LA DIFFUSION DE RUMEURS FANTAISISTES.
La compagnie s'efforce d'entretenir chez les ouvriers un état constant d'instabilité et d'incertitude en faisant circuler les bruits les plus divers. Chaque fois que doit survenir une modification dans le travail une douzaine de bruits contradictoires sont mis en circulation dans les ateliers. On procède avec adresse. Les ouvriers ne savent jamais ce qui les attend. Tout d'abord c'est la nouvelle : on va travailler sept jours par semaine, douze heures par jour. Ensuite on apprend que l'on ne travaillera pas le samedi, ou, au contraire, que l'on travaillera le samedi. Il va y avoir, dit on, un .licenciement massif qui affectera tous les départements. etc ... Ces bruits sont mis en circulation par la compagnie elle-même qui, finalement frappe en décidant la semaine de 5 jours, 8 heures par jour. C'est là l'idée générale qui préside à ce système. Les conditions de travail ne cessent de fluctuer. En fin de compte les ouvriers sont complètement dégoûtés et disent : «Au diable tout cela, qu ils fassent ce qu'ils veulent. Lorsqu'ils sont en colère ils disent aussi : «Qu'est-ce qu'ils ont bien pu inventer ce coup.ci ? »
3. LE BON PATRON.
La compagnie essaye de faire croire aux ouvriers qu'elle est pleine de sollicitude pour eux. Elle patronne toutes sortes de clubs Le club de 25 ans ou toute autre chose -dans ce goût là, le club des joueurs de criquet, des clubs de tir ou de peche à la ligne. Elle donne dans le paternalisme, et aime les cercles familiaux. Elle cherche à embaucher plusieurs membres d'une même famille. "Bref la compagnie s'efforce de repprendre à son compte la tendance à s'organiser que manifestent les ouvriers. Très souvent la compagnie organisera déliberément des ventes de stocks pour les employés afin de développer l'idée qu'ils bénéficient des biens que possède l'entreprise. Il ne peut cependant être question que cela constitue une compensation à ce qu'est la vie misérable des ouvriers dans la production. Les ouvriers ne se laissent plus berner par ce genre de propagande. La compagnie patronne une compétition nationale entre tous ses employés qui s'appelle «Pourquoi j'aime mon travail". Les ouvriers sont invités à écrire des lettres dans lesqulles ils expliquent pourquoi ils aiment leur emploi, et, plus spécialement, pourquoi ils aiment travailler pour cette compagnie. Plus de cent cinquanté mille dollars sont dépensés pour lancer ce concours. Les murs de l'usine sont couverts d'affiches en faisant la réclame. Pour allécher les ouvriers on va jusqu'à exposer dans l'usine les prix qui doivent récompenser les gagnants. Il y a des autos, des frigidaires, des machines à laver, des cuisinières et d'autres prix de ce genre. Jusqu'à ce jour 30 % des ouvriers de mon usine se sont inscrits et dans l'ensemble du pays le nombre des inscriptions s'élève à environ 100.000. Les ouvriers font des plaisanteries et se moquent du concours. Leurs réflexions vont du «le plus grand menteur sera le gagnant, jusqu'au : « les gagnants sont déjà choisis»· D'autres disent : «j'aime mon travail, parce qu'il faut que je nourisse ma famille », « j'aime mon travail parce que j'ai envie de gagner une Cadillac nouveau modèle '', «j'aime mon travail parce que je n'ai pas envie de le perdre". Certains ouvriers qui sont bien en peine de répondre demandent à leurs enfants de le faire pour eux. L'enfant d un ouvrier répondit : « parce que tu m'achètes de beaux vêtements, papa ». Lorsqu'il demanda ensuite à sa femme ce qu'elle en pensait,., elle lui répondit: «Pourquoi ne te donnent-ils pas un· travail régulier ? '' La compagnie fait pression sur les ouvriers pour qu'ils participent au concours. Les contremaîtres et les superintendants de l'usine sont passés partout pour essayer de forcer les travailleurs à s'inscrire au Concours. Un vieil ouvrier de la maison, qui était venu au bureau à ce propos remarqua que le Patron avait fait mettre une croix devant son nom. Il devint furieux et une controverse s'ensuivit. Il dit qu'il n'écrirait pas de lettre que s'il le decidait lui.même. Jusqu'ici il avait decidé de ne pas écrire et personne, n'allait le forçer à le faire. : Le concours semble plutôt avoir poussé les ouvriers à réfléchir aux raisons pour lesquelles ils n'aiment pas leur travail. Nombreux sont ceux qui participent au concours en dépit de la profonde aversion que leur inspire leur travail. Ils sentent qu il y a quand meme des choses que les ouvriers aiment dans le travail. La compagnie accepte toutes les lettres, quelque soit leur rédaction et se charge de leur traduction en langage correct c'est que les lettres soient redigees dans le langage des ouvriers et ils soulignent ce point avec insistance
4. LES HOMMES DE LA COMPAGNIE.
Un sentiment général d'insécurité prévaut en ce moment dans l usine. Il me semble clair que la compagnie met sur pied, un dispositif d'attaque en prévision d'une prochaine vague de greves ou de troubles du travail. Elle se constitue à cet effet, une masse de manœuvre composée d'hommes à sa solde qui, si on veut, represente une sorte d'aristocratie ouvriere. Ces ouvriers ont pour habitude d'aller boire le coup avec les autres ouvriers ou de leur rendre visite avec pour objectif de gagner a la cause de la compagnie ceux avec qui ils se sont ainsi faits des relations personnelles.
a) Il n'y a pas de jaunes nés, ils sont tous fabriqués. · .
Lorsque les patrons trouvent un ouvrier qu'ils veulent se gagner il est soumis à un certain genre de traitement. Rien ne est neglige pour se le concilier. On est plein d'égards pour lui. Il arrivera souvent que le contremaître se mette en quatre pour vous. Ces procédés soumettent certains ouvriers a une telle pression qu leurre il faut une force morale extraordinaire pour y resister. ·Depuis quelques mois que je suis dans cette usine j ai ete contacté plus d'une douzaine de fois par plusieurs ouvriers qui tentaient de me gagner à l'idéologie de la compagnie. J'ai souvent discuté avec ces hommes qui sont a la solde de la compagnie. Il est utile de pousser ces ouvriers à s'engager plus loin qu'ils ne le désiraient, afin d'en tirer des informations instructives. Ce n'est qu'au moment ou ils me consideraient comme un element dont on à rien à craindre, qu'ils se permettaient de me faire dès avances plus ouvertes. C'est ainsi que l un d eux me dit un jour froidement à quel endroit les chefs vont boire, et m invita négligemment à venir les rejoindre à la taverne pour faire leur connaissance devant un verre ou deux. D'autres ouvriers usent d'un système d'approche différente une campagne souterraine de propagande en faveur de la constitution d'un syndicat indépendant (1) est lancée par eux. L objectif c est de chasser de l'usine le C.I.O. (2), de bouleverser tous les droits acquis d'ancienneté et de donner la préférence aux hommes de ta compagnie. C'est ce que m'apprit un ouvrier sans faire de façon. Je rapporte ses propres termes : « Suppose que la compagnie a un réseau de jaunes dans l'usine suffisamment puissant pour briser le syndicat serais-tu alors dispose à te joindre à nous. Je lui donnais la réponse qu'il méritait a la suite de quoi, il considera plus prudent de ne plus aborder la question devant moi. Un autre ouvrier de ce genre m'expliquait recemment en toute franchise que «je me cassais la tête contre un mur de pierre »· Pourquoi donc est-ce que je ne me debrouillais pas ? Occupe-toi de toi même. Un gars malin peut arriver à quelque chose s il sait s'occuper de soi-même. » Il continua en me disant que le syndicat ne valait rien, qu'il était composé de bureaucrates qui n'étaient pas loin d'être des gangsters. Cet ouvrier est règleur dans l'atelier et les autres ouvriers savent qu'il essaye de monter en grade. Le jaune s'efforce de provoquer les réactions des autres ouvriers en leur tenant des propos hostiles à la compagnie de ce genre : cette sacrée compagnie esssaye de tirer le maximum de nous etc L'ouvrier imprévoyant ou qui n'est pas sur ses gardes se retrouve à la porte en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Dans la dernière usine où je travaillais j'ai vu quinze ouvriers passer à la caisse en quatre mois à cause d'un jaune que j'avais immédiatement repéré, grâce à mon expérience acquise dans plusieurs autres usines. Un jour, dans le car, un ouvrier et moi, eûmes une conversation avec un jaune. Après qu'il fût parti l'ouvrier me dit: «je n'y comprends rien, ce type ne parle jamais du syndicat et pourtant il tient des propos hostiles à la compagnie».
b) Le dilemne du jaune.
La situation économique intenable dont la classe ouvriere subit la pression, pousse certains ouvriers au point où ils se transforment en traîtres à leur camarades et en indicateurs. De plus ces éléments espèrent échapper à l'abrutissement et à la monotonie généralisés du travail d usine en montant en grade, grâce à leur activité au service de la compagnie. En récompense de leurs services de nombreux jaunes deviennent contremaitres, régleurs et parfois accèdent à des situations plus élevées encore. De toute manière il leur est beaucoup plus facile de s'assurer des bénéfices supplémentaires lors de la paye. Une raison supplémentaire pour laquelle ces ouvriers se livrent à ce genre d'activité doit être trouvée dans le fait qu'ils considèrent que le syndicat est incapable d'assurer la défense de leurs intérêts. De plus le rôle joué par les bureaucrates syndicaux les remplit de dégoût. Leur emportement contre ces charlatans leur sert partiellement de justification morale. Les ouvriers qui sont devenus des jaunes ont emprunté bien des chemins pour en arriver là. La maison, la femme, les enfants donnent la première impulsion. Au moins constituent-ils la première raison consciente qu'ils se donnent à leur évolution. C'est leur défense qui justifie à leurs yeux leur attitude, ce qu'ils expriment: par des réflexions du type :«je n'ai rien à faire des affaires des autres. Chacun pour soi. On ne peut compter sur les autres et on n'est jamais aussi bien servi que par soi-même ". Certains de ces ouvriers deviennent rampants et serviles, et perdent toute pudeur. D'autres sont des hommes décents qui sont appréciés et qui s'exposent à une pression mentale terrible au "fur et à mesure que le gouffre entre les ouvriers et eux-mêmes s élargit. En général, tout ouvrier qui se respecte, a un mépris et un dégoût, confinant parfois à la haine à l'égard des jaunes. Les ouvriers qui cherchent à se débrouiller sur le dos des autres les jaunes, se mouchardent les uns les autres pour se faire bien voir. Ils s'accuseront réciproquement auprès des chefs d'être inefficaces, etc... · Le jaune que l'on rencontre dans la production de nos jours est plus adroit que ne l'étaient la plupart de ses prédécésseurs des années passées. Il est très difficile de le repérer tellement il est précautionteux. Il s'efforce de comprendre tous les préjugés arrierés des ouvriers alfin de pouvoir mieux s'en servir contre eux . J ai vu des jaunes aller s'indigner publiquement qu il puisse exister des ouvriers à la solde de la compagnie. En fin de compte ces jaunes sont pris comme les autres ouvriers dans le tourbillon de la production capitaliste. C'est parce qu'il ne 'leur apparaît aucun autre moyen de s'en évader qu'ils choisissent 'la voie qui est la leur.
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