vendredi 11 février 2022

Si c'est un homme par Primo Levi

 "Quand il pleut, on voudrait pouvoir pleurer. C'est novembre, il pleut depuis dix jours, et la terre ressemble au fond d'un étang. Tout ce qui est en bois a une odeur de champignon.

Si je pouvais faire dix pas sur la gauche, là sous le hangar, je serais à l'abri; je me contenterais bien d'un sac pour me couvrir les épaules, ou même de l'espoir d'un feu où me sécher; ou à la rigueur d'un bout de chiffon sec à glisser entre mon dos et ma chemise. J'y pense, entre deux coups de pelle, et je me persuade qu'un morceau de tissu serait vraiment un pur bonheur.

Au point où nous en sommes, il est impossible d'être plus trempés; il ne reste plus qu'à bouger le moins possible, et surtout à ne pas faire de mouvements nouveaux, pour éviter qu'une portion de peau restée sèche n'entre inutilement en contact avec nos habits ruisselants et glacés.

Encore faut-il s'estimer heureux qu'il n'y ait pas de vent. C'est curieux comme, d'une manière ou d'une autre, on a toujours l'impression qu'on a de la chance, qu'une circonstance quelconque, un petit rien parfois, nous empêche de nous laisser aller au désespoir et nous permet de vivre. Il pleut, mais il n'y a pas de vent. Ou bien: il pleut et il vente, mais on sait que ce soir on aura droit à une ration supplémentaire de soupe, et alors on se dit que pour un jour, on tiendra bien encore jusqu'au soir. Ou encore, c'est la pluie, le vent, la faim de tous les jours, et alors on pense que si vraiment ce n'était plus possible, si vraiment on n'avait plus rien dans le coeur que souffrance et dégoût, comme il arrive parfois dans ces moments où on croit vraiment avoir touché le fond, eh bien, même alors, on pense que si on veut, on peut toujours aller toucher la clôture électrifiée, ou se jeter sous un train en manœuvre. Et alors il ne pleuvrait plus".

"Et voilà que cette journée, cette journée qui ce matin paraissait invincible et éternelle, nous l'avons transpercée de part en part, minute après minute; et maintenant elle gît devant nous, agonisante et déjà oubliée; ce n'est déjà plus une journée, elle n'a laissé de trace dans la mémoire de personne. Demain, nous le savons, sera pareil à aujourd'hui; peut-être pleuvra-t-il un peu plus, ou un peu moins, peut-être nous fera-t-on décharger des briques au carbure au lieu de creuser des tranchées. Ou aussi bien, il se pourrait que la guerre finisse demain, et que nous soyons tous tués, ou transférés dans un autre camp, à moins qu'il ne se produise un de ces fantastiques changements que, depuis que le lager est lager, on ne se lasse pas de prévoir comme quelque chose de sûr et d'imminent. Mais qui pourrait sérieusmenet penserà demain?

La mémoire est une bien curieuse macanique: durant tout mon séjour au camp, ces deux vers qu'un de mes amis a écrits il y a bien longtemps me sont régulièrement revenus à l'esprit: 

(...jusqu'à ce qu'un jour,

dire "demain" n'ait plus de sens)

Ici, c'est exactement comme ça. Savez-vous comme on dit "jamais" dans la langage du camp? "Morgen früh", demain matin".


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