Suite à son livre qu'il a écrit de décembre 1945 a janvier 1947, il a écrit son appendice en 1976 afin de répondre à des questions aux jeunes à qui il présentait son livre...aux jeunes et aux moins jeunes.
Partie 3 de cet appendice
4. Êtes-vous retournés à Auschwitz après votre libération?
Je suis retourné à Auschwitz en 1965, à l occasion d'une cérémonie commémorative ment de la Libération des camps. Comme j ai eu l occasion de le lire dans mes livres de l empire concentrationnaire d Auschwitz comprenait non pas un, mais une quarantaine de Lager; le camp d Auschwitz proprement dit, édifié a la périphérie de la petite ville du même nom ( en polonais Oswiecim) pouvait contenir environ 20 mille prisonniers et constituait en quelque sorte la capitale administrative de cette agglomération ; venait ensuite le Lager ( ou plus exactement les Lagers, de trois à cinq selon le moment) de Birkenau, qui alla jusqu'à contenir 60 mille prisonniers, dont 40 mille femmes, et ou étaient installés les fours crématoires et les chambres a gaz; et enfin un nombre toujours variable de camps de travail, situés parfois à des centaines de kilomètres de la "capitale". Le camp ou j étais, appelé Monowitz, était le plus grand de ceux ci, ayant contenu jusqu'à 12 mille prisonniers environ. Il était situe 7 km a peu près a l'est d'Auschwitz. Toute l'étendue des lieux se trouve Aujourd'hui en territoire polonais.
La visite au camp principal ne m'a pas fait grande impression: le gouvernement polonais l'a transformé en une sorte de monument national, les baraques ont été nettoyées et repeintes, on a planté des arbres et dessiné des plates-bandes. Il ya un musée où sont exposés de pitoyables vestiges: des tonnes de cheveux humains, des centaines de milliers de lunettes, des peignes, des blaireaux, des poupées, des chaussures d'enfants; mais cela reste un musée, quelque chose de figé, de réordonnée, d'artificiel. Le camp tout entier m'a fait l'effet d'un musée. Quant à mon lager, il n'existe plus, l'usine de caoutchouc à laquelle il était annexé, et qui est devenue propriété polonaise, s'est tellement agrandie qu'elle en a complétement recouvert l'emplacement.
Par contre, j'i éprouvé un sentiment de violente angoisse en pénétrant dans le Lager de Birkenau, que je n'avais jamais vu à l'époque où j'étais prisonnier. Là, rien n'a changé: il y avait de la boue, et il y a encore de la boue, ou bien une poussière suffocante l'été; les baraques ( celles qui n'ont pas été incendiées lors du passage du front) sont restées comme elles étaient: basses, sales, faites de planches disjointes, avec un sol de terre battue; il n'y a pas de couchettes, mais de larges planches de bois nu superposées jusqu'au plafond. L0, rien n'a été enjolivé. j'étais avec une amie, Giuliana Tedeschi, rescapée de Birkenau. Elle m'a dit que sur chacune de ces planches - de 1,80m sur 2 - on faisait dormir jusqu'à 9 femmes. Elle m'a fait remarquer que de la fenêtre on voit les ruines du four crématoire: à cette époque-là, on voyait la flamme en haut de la cheminée. Elle avait demandé aux anciennes :"Qu'est ce que c'est que ce feu?", et elle s'était entendu répondre: "C'est nous qui brûlons".
Face au triste pouvoir évocateur de ces lieux, chaque ancien déporté réagit de façon différente, mais on peut cependant distinguer deux catégories bien définies. Appartiennent à la première ceux qui refusent d'y retourner ou même d'en parler, ceux qui voudraient oublier sans y parvenir et sont tourmentés par des cauchemars, enfin ceux qui au contraire ont tout oublié, tout refoulé, et ont recommencé à vivre en partant de zéro. J'ai remarqué que ce sont tous en général des individus qui ont échoué au Lager "par accident", c'est-à-dire sans engagement politique précis; pour eux la souffrance a été une expérience traumatisante mais dénuée de signification et d'enseignement., comme un malheur ou une maladie: pour eux, le souvenir est un peu comme un corps étranger qui s'est introduit douloureusement dans leur vie, et qu'ils ont cherché ( ou qu'ils cherchent encore) à éliminer. Dans la seconde catégorie par contre, on trouve les ex prisonniers politiques, ou des individus qui possèdent d'une manière ou d'une autre, une éducation politique, une conviction religieuse ou une forte conscience morale. Pour eux, se souvenir est un devoir: eux ne veulent pas oublier, et surtout ne veulent pas que le monde oublie, car ils ont compris que leur expérience avait un sens et que les Lager n'ont pas été un accident, un imprévu de l'Histoire.
Les Lager nazis ont été l'apogée, le couronnement du fascisme européen, sa manifestation la plus monstrueuse, mais le fascisme existait déjà avant Hitler et Mussolini, et il a survécu, ouvertement ou sous des formes dissimulées, à la défaite de la seconde guerre mondiale. Partout où, dans le monde, on commence par bafouer les libertés fondamentales de l'homme et son droit à l'égalité, on glisse rapidement vers le système concentrationnaire, et c'est une pente sur laquelle il est difficile de s'arrêter. Je connais beaucoup d'anciens déportés qui, ayant parfaitement compris quelle terrible leçon recelait leur expérience, retournent chaque année dans "leur" camp et y conduisent des jeunes en pèlerinage. Moi-même je le ferais volontiers si j'en avais le temps, et si je n'avais pas le sentiment que j'atteins le même but en écrivant des livres, et en acceptant de les commenter à mes jeunes lecteurs.
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