mercredi 23 février 2022

Socialisme ou barbarie collectif. L ouvrier américain par Paul Romero partie 13

 C) L'infiltration dans le syndicat. 

Le réseau de jaunes de la compagnie et de l'usine s'étend jusqu'au cœur même du syndicat. Bien souvent les agents de la compagnie se servent d'un militant syndical pour atteindre leur objectif qui est la trahison des ouvriers pour le compte de leur propre avancement. Afin de créer un sentiment hostile a l'egard du syndicat, les jaunes s infiltreront dans les postes syndicaux pour trahir ensuite délibérément la confiance que les ouvriers avaient placée en eux. Cela a pour effet de monter les ouvriers contre le syndicat, pour autant du moins, qu'ils ignorent qu'ils se trouvent en présence d'une manœuvre délibérée. Lors de la réunion syndicale nous avons été mis au courant d'informations très intéressantes. Le secrétaire du syndicat nous parla de la politique patronale telle qu'elle s'était révélée au cours des réunions entre le syndicat et les patrons. La compagnie affirma-t-il n'avait pas confiance dans l'efficacité de l'action des ouvriers qui refusent toujours d'entrer au syndicat. En fait leur plus grande satisfaction est d'arracher au syndicat un militant combattif et de le récompenser en lui donnant un bon travail de supervision. C'est -à ce genre d'action que la compagnie pouvait faire confiance parce qu'elle est efficace. ce même secrétaire rapporta qu'à plusieurs reprises la compagnie avait essayé de le contacter, sans se laisser décourager, et qu'elle continua maintenant encore ses tentatives. Très souvent, la compagnie essayera de décourager un nouveau membre du bureau syndical ou un délégué, en utilisant la tactique ,qui consiste à l'ignorer ou à ne pàs le reconnaître. C'était la tactique habituellement adoptée dans les usines où j'avais précédemment travaillé. Suivant l'usine ét les capacités de l'ouvrier qu'elle vise cette ligne de conduite est suivie par la direction aussi longtemps qu'il est nécéssaire. Il est bien connu dans mon usine que les délégués et les anciens responsables bénéficient d'un traitement spécial s'ils sont accomodants. De meilleurs emplois, plus d'argent, etc... Il n'est pas rare de voir dans une réunion syndicale un ouvrier de base demander la parole et accuser de but en blanc divers responsables syndicaux d'être vendus à la compagnie. Aussitôt cet ouvrier est repéré par les jaunes comme étant un élément intéressant à contacter. Récemment un ouvrier de base qui s'était ainsi manifesté s'est vu transférer d'un travail non qualifié à un travail qualifié sur machine, avec une augmentation de salaire à la clé. II est intéressant de remarque que souvent les jaunes entreprennent une action concertée dans l'usine ayant pour objet de gagner de l'influence dans le syndicat et de le contrôler. La raison de cette attitude doit être cherchée dans le fait qu'ils ne font jamais totalement confiance à la direction et qu'ils désirent pouvoir se servir éventuellement du syndicat comme contrepoids, au cas où la Compagnie essayerait de les rouler ou de les abandonner. Evidemment, pour s'assurer une telle influence dans le syndicat, ils utilisent toutes sortes de combines bureaucratiques et manœuvrent pour y introduire leurs hommes. Lors d'une récente réunion syndicale, le secrétaire local parla de l'activité des jaunes et montra qu'ils s'attaquaient à la tâche de briser le syndicat. Il dit que l'usine en était truffée et que la Compagnie prenait l'offensive. Le syndicat, faisant état d'un vieux statut, expulsera ou exclura tout homme qui se révèlera être un homme à la solde de la Compagnie. Une telle mesure vient d'être appliquée, nous apprend-on, à l'encontre d'un jaune repéré dans l'un des départements. Le secrétaire du syndicat prévient toujours les ouvriers qu'ils doivent s'attendre à ce que, un quart d'heure après que la réunion est terminée, la Compagnie soit très exactement au courant de tout ce qui s'y est dit. Les hommes à la solde de la Compagnie ne forment qu'une" minorité des ouvriers de l'usine, mais, durant les périodes calmes ils arrivent à créer l'impression que la Compagnie est forte et qu'elle a des yeux et des oreilles partout. Tout ouvrier qui a travaillé en usine pendant plusieurs années sait fort bien qu'il y a des hommes qui sont à la solde de la Compagnie. Il a appris par expérience que, lorsqu'il arrive dans une nouvelle usine, la prudence lui impose de garder bouche cousue durant toute une période. De nombreux mois s'écoulent avant que le fossé ne se comble entre le nouveau venu et ses camarades de travail. Il ne prend pas de risques. En réponse à des questions embarrassantes qui risquent de le compromettre, il se contentera de faire un signe de tête ou un clin d'oeil. Rien de ce qui se passe autour de lui ne lui échappe, bien qu'il ait toutes les  apparences de l'indifférence complète. il ne faut jamais se fier aux premières impressions. Ce n'est qu'à des ouvriers avec lesquels il aura fait plus intimement connaissance au cours de contacts pris hors de l'usine et de son atmosphère de tension, qu'il pourra se confier. C.e tableau change du tout au tout en période d'agitation, lorsque les ouvriers passent à l'action. Alors une nouvelle cohésion s'instaure entre les ouvriers et ce sont les hommes à la solde de la Compagnie qui donnent le spectacle de gens qui surveillent leurs propos, alors que les ouvriers disent librement tout ce qu'ils ont sur le coeur 

L'organisation des ouvriers

Je suis arrivé à l'usine deux semaines après la fin de la «Grande Grève". L'atmosphère demeura tendue durant plusieurs semaines. Les nouveaux venus, arrivés juste après la grève, étaient considérés avec suspicion aussi bien par les ouvriers que par la Compagnie. Le jour de mon arrivée, alors que j'attendais dans le département la venue du contremaitre, j'aperçus un ouvrier qui, sans en avoir l'air, tournait autour de moi. Il m'aborda, et essaya de me poser  quelques questions pour voir quelle était mon attitude vis-à-vis du syndicat. Je me débarrassais du questionneur, qui s'en alla comme il était venu. Ses propos dénotaient clairement qu'il était hostile au syndicat. Les syndicalistes sont habituellement prudents et évitent les nouveaux venus.

 L'OUVRIER SYNDIQUE DE BASE

Dans mon usine, le syndicaliste moyen parle rarement du syndicat, sauf pour se plaindre de ce qu'il ne se préoccupe pas suffisamment des intérêts des ouvriers. Néanmoins, il est convaincu que le syndicat est nécessaire. Les ouvriers seraient à la merci de la Compagnie s'il n'y avait pas de syndicat. C'est là un point sur lequel il est inébranlable, quelle que soit son opposition à la manière dont le syndicat est dirigé. Il attribue à divers facteurs le très petit pourcentage de participation des ouvriers aux réunions syndicales. Tout d'abord, la salle dans laquelle on se réunit est trop éloignée pour la plupart des ouvriers qui sont dispersés un peu  partout dans la ville. Il dit aussi : « Pourquoi se réunissent-ils toujours le dimanche ? Un homme aime aller se promener ou pique niquer en famille ce jour-là. Un gars qui travaille toute la semaine devrait pouvoir passer son dimanche en famille de temps en temps. Cependant, même lorsque les réunions se tiennent après le travail, la participation reste faible, Ce n'est qu'avec beaucoup de réticence que les ouvriers se décident à faire une apparition aux réunions. La plupart des ouvriers en conviennent, mais remarquent aussitôt: « Regarde donc comme tout le monde vient s'il s'agit de voter pour savoir si l'on doit faire grève, ou lorsqu'on négocie un contrat collectif ou qu'on procède à une élection. N'ayant pas confiance dans leur Direction, ils ne la laissent pas décider à elle seule des questions cruciales. Le reste du temps, la base s'abstient presque complètement de toute activité syndicale et critique amèrement la manière dont les dirigeants se conduisent. Ils estiment que leurs intérêts pourraient être mieux défendus. En dépit de tout cela, les ouvriers suivent avec soin tout ce qui concerne les syndicats dans l'ensemble du pays. Lorsqu'à Pittsburg un secrétaire fut mis en prison par ordre des autorités gouvernementales, la base fut d'avis de faire une grève générale dans la ville pour obtenir sa libération. Lorsque des réunions à l usine se tiennent aux vestiaires, les ouvriers de base finiront par venir. Ils arriveront les uns après les autres, en traînant un peu, mais ils viendront quand même. Quelques uns seulement prendront la parole. Les autres enregistrent avec soin tout ce qui se dit, ou se fait. Lorsque des critiques sont faites à un dirigeant responsable, ils le laissent se justifier comme Il peut et guettent son embarras. Lorsqu'un ouvrier de base prend la parole, il exprime généralement l'opinion de tous. La quasi totalité des ouvriers semble indifférente, mais ils ne le sont pas. Rien ne leur échappe. Parfois, ils secouent la tête en signe d'assentiment ou de désapprobation à ce qui se dit et ils partent toujours avec leur opinion faite, mais ils la gardent pour eux. La plupart des ouvriers pensent que le syndicaliste militant a de bonnes raisons pour faire ce qu'il fait. Le militantisme syndical est hors de la sphère de préoccupation de l'ouvrier moyen. Aussi croit-il que quiconque s'y consacre doit avoir pour cela de bonnes raisons. Cela le rend méfiant et il voudrait bien savoir quelles sont ces raisons. base estime que des élections renouvelées font du bien au syndicat et maintiennent les responsables en haleine. Dernièrement, on procéda à l'élection de délégués qui devaient être envoyés à un congrès syndical. Différents programmes furent mis en avant. Un des élus avait mis dans son programme le mot d'ordre: « Pour la constitution d'un Parti Ouvrier". Le bureau syndical fit distribuer à la porte de l'usine des tracts faisant savoir que le syndicat de l'entreprise avait voté contre le principe du parti ouvrier. S'il était ainsi nécessaire de faire savoir à la base que l'assemblée  syndicale de l'usine avait émis un tel vote, cela prouvait clairement que seule une poignée d'ouvriers étaient présents lorsque cette résolution avait été passée. Et c'est bien ainsi que cela se passe la plupart du temps vingt ou trente syndiqués prennent des décisions sur des questions qui engagent l'ensemble des cotisants dont le nombre s'élève à 800. Lors de la première réunion syndicale à laquelle j'ai assisté dans cette usine, de nombreux problèmes furent soulevés. Il y avait une motion qui condamnait le système juridique des Cours Martiales à l'Armée. On parla aussi de la manière dont était organisée l'économie du pays et des événements courants, et les patrons passèrent un mauvais quart d'heure.

 2. LES DIRIGEANTS SYNDICAUX

De nombreux responsables syndicaux sont sincères : ils veulent diriger les ouvriers dans leur lutte au mieux de leurs intérêts. Cependant, la plupart des dirigeants syndicaux que j'ai connus regissaient la plupart du temps d'une manière différente des ouvriers et ceci bien qu'ils fussent avec eux à la machine ou à l'établi. Il n'est pas rare de voir un homme des comités responsables essayer de persuader un ouvrier de ne pas poser une revendication.  La base n'hésite pas à exiger la tenue de réunions de département lorsque se posent des problèmes qui touchent directement à leur travail. Ils ne font pas confiance pour ces questions aux dirigeants syndicaux. Ils veulent être là et décider eux-mêmes des actions à entreprendre. Les ouvriers circulent alors dans les travées en disant : « Il faut convoquer une réunion du département. Si le responsable ne la convoque pas, eh bien ! nous en tiendrons une nous-mêmes »· La loi Taft-Hartley resta suspendue sur le pays comme une menace pendant plusieurs mois avant d'être votée (2). Un jour, le Congrès l'adopta. Le lendemain, j'écoutais avec soin tous les commentaires que pouvaient faire les ouvriers. ! Un gars disait : « Ces types-là sont vraiment décidés à nous mettre des chaînes » Un autre proposait: «Dans tout le pays, les organisations ouvrières devraient décider la grève»· Un troisième déclarait: «Tous ces dirigeants syndicaux vont pouvoir montrer ce qu'ils valent, maintenant. Je vais voir un responsable du syndicat, membre du bureau et je lui demande officiellement, en tant que membre de la base, qu'une réunion exceptionnelle d'urgence de toute l'usine se tienne, étant donné la situation. Il refuse ma proposition de but en blanc et me dit : « La réunion habituelle se tiendra dans deux semaines»· Je parle ensuite à plusieurs ouvriers. Ils disent qu'ils entendu circuler des bruits suivant lesquels l'usine va débrayer a midi. Le secrétaire du syndicat de l'usine vient alors me voir. Je réclame une réunion exceptionnelle dans laquelle les ouvriers de base puissent exprimer leur opinion. Il me dit:.« Tu es devenu a moitie timbré. La semaine prochaine le CIO tient une assemblée nationale pour traiter de la question et il faut attendre » Plusieurs semaines plus tard, après que l'effervescence du début est tombée les dirigeants syndicaux convoquent finalement une réunion après le travail pour discuter de la législation anti-ouvrière. Ne sont présents qu'une poignée d'ouvriers, et les dirigeants en sont furieux : « En présence d'attaques aussi graves lancées contre la classe ouvrière, la base ne se montre pas alors que nous convoquons une réunion pour en discuter. Les dirigeants syndicaux tournent la base en ridicules, ils ne perdent pas une occasion de se moquer des ouvriers sous prétexte qu'ils s'en foutent et n'assistent pas aux réunions. Ils prennent l attitude du genre : « Alors que nous, on essaye de faire tout ce qu on peut, eux ils s'en fichent". Les dirigeants syndicaux craignent énormément les actions de la base. Récemment, un grave sujet de mécontentement mit 1 usine en émoi il apparut clairement que pour faire reculer la Compagnie, il était indispensable que les ouvriers engagent une action déterminée. La bureaucratie syndicale envisageait avec appréhension le simple dépôt d'une revendication. Elle donnait le conseil suivant :Pas d'action inconsidérée », « Conserver son sang-froid et réfléchir a la question »; etc ... Face à la base, les dirigeants sont constamment sur la défensive. Il arrivera très souvent que la Direction syndicale tombe d'accord avec certaines propositions de la Compagnie concernant des modifications dans les conditions de travail qui affectent directement les ouvriers de base. Les dirigeants n'informent pas la base de l'accord auquel ils sont arrivés parce qu'ils craignent de s'attirer des ennuis. C'est ce qui est arrivé récemment. Il est également visible que certains dirigeants syndicaux se laissent impressionner par les «clauses de sécurités» de la Compagnie. Pour renverser une telle tendance, il ne faudrait rien moins qu'une action décisive de la base. Lors d'une récente réunion, un ouvrier se leva et demanda pourquoi les ouvriers n'étaient jamais consultés par la Compagnie lorsqu'elle décidait d'un changement qui les touchait directement.  Un jour, quelques ouvriers étaient en train de discuter à propos du contrat collectif avec un responsable syndical. Ils parlaient de l'accélération des normes de travail. Le responsable syndical soutenait que les ouvriers. devaient respecter les termes du contrat. Il expliquait : «Tout changement dans l'équipement que la Compagnie revendique comme découlant d'un changement dans les méthodes de production lui donne le droit d'élever le nombre de pièces exigées à l'heure . Quelque temps après, il répète que le contrat collectif engage les ouvriers. A quoi un ouvrier de base lui répondit : "Cela nous engage aussi longtemps que l'on veut bien se laisser engager. Le secrétaire syndical se promène dans l'usine avec un air presqu'aussi distant que celui du superintendant de l'usine. Même lorsqu'il s'agit d'un bal organisé par le syndicat, on observe l'existence d'un tel fossé. Les dirigeants syndicaux occupent une table centrale à laquelle ils sont assis avec leurs amis. Ils ont devant eux des bouteilles pleines d'alcool et d'autres boissons. Ils se payent une petite bringue privée. Certains portent des smokings et la plupart ont des fleurs blanches à la boutonnière. Ils font parfois un peu de tapage. L'atmosphère qui prévaut n'est nullement celle de la camaraderie, prolétarienne. On peut remarquer que ce bai, dans son ensemble, est guindé et qu' il y règne un très grand formalisme. Les ouvriers se sentent beaucoup plus à l'aise à l'usine que dans de tels bals. Le spectacle le plus répugnant qu'il est donné de voir, c'est celui du superintendant de la Compagnie assis à la table des dirigeants syndicaux. Leurs rapports réciproques sont extrêmement amicaux. Il semble même qu'ils sont beaucoup plus amicaux que ne peuvent l'être les rapports entre la base et les dirigeants syndicaux. On se demandera peut-être ce que peut bien faire un superintendant de la Compagnie à un bal ouvrier. Il se promène au milieu de tout le monde se montre très aimable et essaye de se faire quelques relations parmi les ouvriers de base. Ceux d'entre eux qui désirent repousser ses avances le lui font sentir clairement. Il y a quelques 800 ouvriers inscrits au. syndicat, mais il n'y en a que 150 environ qui assistent au bal.' 

3. LES ELECTIONS SYNDICALES

Des élections vont incessamment avoir lieu. Depuis huit mois que je suis dans l'usine, c'est la première fois que cela commence à bouger dans le syndicat. Il se noue partout des fractions et des regroupements. Suspicion, défiance, complicité, marchandages sont la règle. Chaque groupe essaye d'entraîner derrière lui tous les ouvriers de base sur lesquels il peut mettre la main, de ci de là. Des cliques sont continuellement à l'ouvrage et se préparent fiévreusement aux élections. Sur les 800 syndiqués, tout juste une centaine font acte de présence au moment du vote. Alors que tes groupes ou les individuels rivalisent pour décrocher des places tout semble inconsistant. La voix de la base fait visiblement défaut. Il est évident que tout ce qui se passe est le fait d'une poignée de manœuvriers. Au cours de la réunion, on éprouve le besoin de faire remarquer que certains contremaîtres de la Compagnie furent autrefois au nombre des meilleurs militants syndicaux. Je n'ai jamais vu une élection syndicale se dérouler dans une telle confusion. Aucun programme n'est exposé devant la base. Rien de tout cela n'est sérieux. Pendant les élections elles-mêmes, on se rend compte clairement que des alliances continuent de se nouer jusqu'au dernier moment. Un ouvrier me dit qu'à son avis tout fonctionnaire syndical au niveau international devrait être élu par un vote direct de la ·base. Partout, on tombe sur des hommes de la Compagnie. Ils se méfient à tous les groupes. Un certain nombre de jaunes au service de la Compagnie ont déjà été élus à des postes responsables. A moins qu'il ne soit attentif et prudent, l'ouvrier moyen ne peut qu'être submergé par ce flot de manigances. Des bulletins de vote imprimés font leur apparition dans l'usine. Chaque candidat se réclame d'une plus grande expérience que celle de son adversaire. Beaucoup d'efforts et de discours sont dépensés: par ceux qui briguent une place. Le vote des noirs joua un rôle tout à fait décisif dans les élections .. Il fut mené deux campagnes séparées: l'une auprès des noirs, l'autre auprès des blancs. Les élections ranimèrent bien des préjugés et beaucoup de vieux conflits. La question noire fut exploitée de la manière la plus réactionnaire. Pour autant que prévalent à l'usine sur cette question des sentiments antinoirs et cette tendance existe les divers groupes se reprochèrent mutuellement de s'être alliés étroitement avec les noirs et firent de cette accusation un tremplin de propagande. Des bruits et des calomnies de toutes sortes circulèrent dans l'usine à ce propos. Le dimanche qui précéda les élections, j'eus l'occasion d'assister à une discussion privée entre les dirigeants syndicaux. Ils discutent pour savoir quelles pouvaient bien être les raisons qui les incitaient à poser leur candidature. Une grande confusion semblait régner sur la réponse à donner à cette question. L'un d'eux s'exprima ainsi « Nous nous asseyons autour d'une table et préparons les élections. Nous. faisons un tas de plans et nous intriguons pour nous assurer la victoire. Et puis, lorsque nous tenons cette victoire entre les mains, nous nous demandons pourquoi donc nous nous sommes une fois de plus mis tout ce boulot sur lé dos. 

4. L'hostilité de la base

L'impossibilité qui existe pour la base d'exercer un contrôle permanent sur le syndicat ouvre la voie à la bureaucratie et au factionalisme sans principe, qui tous deux sapent les assises du syndicat. La partie des ouvriers. qui assistent régulièrement aux réunions ne forme pas un tout homogène : sa composition est très mélangée. On compte parmi eux des militants, des extrémistes professionnels, des bureaucrates, des fonctionnaires de l'appareil syndical, des carriéristes, des jaunes à la solde de la Compagnie et un certain nombre de représentants de la base sans aucune affiliation. Lorsqu'il arrive . à un groupe de proposer une motion lors d une réunion, il est la plupart du temps visible que ce dépôt avait été soigneusement préparé à l'avance. Les supporters de cette motion auront été stratégiquement disséminés dans l'assemblée, prêts à intervenir à tout moment dans un sens qui lui soit favorable. L'ouvrier américain est maintenant conscient de l'existence de la bureaucratie, aussi bien dans le syndicat que dans le gouvernement, et il est profondément dégoûté de cette découverte. La vie civile lui donne d'ailleurs déjà l'avant goût de ce qu'elle représente avant même d'entrer en usine. Le fait de découvrir la bureaucratie dans son expérience quotidienne du syndicat, c'est-à-dire dans un domaine qui le touche directement provoque chez l'ouvrier une aversion positive. Le genre de vie américaine l'a déjà familiarisé avec les pratiques de la trahison et du double jeu. Il n'a confiance dans aucun dirigeant. C'est la raison pour laquelle un responsable syndical honnête et sincère est condamné à avoir, tôt ou tard, des ennuis avec la base. Il est de notoriété publique dans le syndicat que la première faute ou le premier échec d'un responsable syndical provoque immédiatement une violente réaction de la base contre lui. C'est pour ainsi dire automatiquement que la base est poussée à voir partout des exemples de trahison. Durant la semaine du 4 juillet, l'usine fut fermée (1). C'était vacances payées pour les ouvriers. Théoriquement, personne n'était supposé travailler ce jour-là. Quelques semaines plus tard, un compte rendu de la réunion du bureau syndical avec la Direction était distribué à la porte de l'usine. Une des revendications dont il est fait état révéla qu'un des membres de notre bureau syndical avait travaillé ce jour-là. En effet, il protestait parce que son salaire supplémentaire de ce jour-là ne lui avait pas été réglé au tarif de professionnel, mais au tarif de manœuvre. Cela fut une surprise pour les hommes d'apprendre qu'il avait travaillé, et cela les dégoûta de voir qu'il avait travaillé alors que les autres ouvriers ne l'avaient pas fait. Ils trouvent que c'est passablement idiot de sa part d'avoir pris la peine de déposer une réclamation et d'avoir ainsi attiré l'attention des hommes sur son attitude. L'ouvrier z  me dit sarcastiquement : «Tu le vois, ton fameux syndicat que tu t'égosilles à vanter! »· L'ouvrier guette la moindre gaffe de la Direction syndicale. Il saute ensuite sur l'erreur qu'il a pu épingler et la brandit comme une justification de son aversion de la notion même de dirigeant. De nombreux militants honnêtes ont perdu confiance dans le syndicat a cause de la situation difficile qui est la leur. Ceux pour lesquels ils luttent journellement se retournent contre eux au moindre signe de défaillance.  Dans le Manuel du Syndicat de l'Automobile, intitulé «Comment vaincre pour le syndicat », les délégués, responsables, etc ... , sont avertis de ce à quoi ils doivent s'attendre à cet égard. Il est intéressant de remarquer que de nombreux ouvriers perdent chaque semaine de l argent a des loteries, cagnottes ou sur des chevaux. Ce qui n'empêche que lorsqu'une augmentation des cotisations syndicales est mise en avant, cela provoque aussitôt une protestation véhémente. C'est un flot de reproches fait au syndicat qui est taxé de bureaucratisme. Certains ouvriers de base estiment qu'on ne sait trop où va cet argent. Malgré tout, les cotisations sont honorées. En dépit de leur hostilité envers la bureaucratie, les ouvriers sont prêts à défendre activement leur syndicat contre toute tentative de le b1:1ser. Ainsi que l'on fait remarquer un ouvrier, « mieux vaut un  syndicat quel qu'il soit que pas de syndicat du tout sur la. question de la constitution d'un Parti Ouvrier, les réactions de 1'ouvrier sont apparemment des plus contradictoires. Il prendra comme exemple ce qu'il se passe en Grande-Bretagne et dira: «Cela ne donne rien c'est bon là-bas. Comment cela pourrait-il nous servir d'en avoir un ici ? » Un ouvrier dira: «C'est du communisme»· Un autre affirmera : « Il y aura toujours des groupes, des cliques ou des bureaucraties pour mettre la main dessus et s'en servir pour leurs propres intérêts ». Les ouvriers craignent qu'un Parti Ouvrier soit dirigé de la même manière que l'est aujourd'hui le syndicat. Un ouvrier trouvait qu'un Parti Ouvrier était une bonne idée, mais il n'arrivait pas à comprendre pourquoi les dirigeants ouvriers n'en construisaient pas un sur-le-champ. Il affirmait que les ouvriers devraient avoir un contrôle plus direct sur la direction d'un tel parti et tombait d'accord pour penser que si la représentation émanait directement des usines et que si le droit de révocation de la base était acceptée comme le principe numéro un de ce parti, les dirigeants seraient alors forcés de ne pas s'écarter de la ligne commune d'un seul pas. Il remarqua : · « Dans ces conditions, il n'y aurait pas de raison pour que n'importe lequel d'entre nous ne soit délégué pour représenter les ouvriers ,, . Un autre ouvrier me dit: « Les capitalistes ne permettront jamais la constitution d'un Parti Ouvrier, Alors, qu'est-ce que tu veux, la révolution ? »· Un jour que je parlais d'une manière abstraite à un ouvrier de la nécessité d'un Parti Ouvrier, il réagit en disant: « A quoi cela servirait-il ? Quelqu'un glisserait dans la poche des dirigeants cent mille dollars et les ouvriers resteraient dans la mélasse »· (A suivre.)

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