jeudi 3 février 2022

réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale par Simone Weil

 "La notion de force est loin d'être simple, et cependant elle est la première à élucider pour poser les problèmes sociaux. La force et l'oppression, cela fait deux ; mais ce qu'il faut comprendre avant tout, c'est que ce n'est pas la manière dont on use d'une force quelconque, mais sa nature même qui détermine si elle est ou non oppressive. C'est ce que Marx a clairement aperçu en ce qui concerne l'État ; il a compris que cette machine à broyer les hommes ne peut cesser de broyer tant qu'elle est en fonction, entre quelques mains qu'elle soit. Mais cette vue a une portée beaucoup plus générale. L'oppression procède exclusivement de conditions objectives. La première d'entre elles est l'existence de privilèges ; et ce ne sont pas les lois ou les décrets des hommes qui déterminent les privilèges, ni les titres de propriété ; c'est la nature même des choses. Certaines circonstances, qui correspondent à des étapes sans doute inévitables du développement humain, font surgir des forces qui s'interposent entre l'homme du commun et ses propres conditions d'existence, entre l'effort et le fruit de l'effort, et qui sont, par leur essence même, le monopole de quelques-uns, du fait qu'elles ne peuvent être réparties entre tous ; dès lors ces privilégiés, bien qu'ils dépendent, pour vivre, du travail d'autrui, disposent du sort de ceux même dont ils dépendent, et l'égalité périt. C'est ce qui se produit tout d'abord lorsque les rites religieux par lesquels l'homme croit se concilier la nature, devenus trop nombreux et trop compliqués pour être connus de tous, deviennent le secret et par suite le monopole de quelques prêtres ; le prêtre dispose alors, bien que ce soit seulement par une fiction, de toutes les puissances de la nature, et c'est en leur nom qu'il commande. Rien d'essentiel n'est changé lorsque ce monopole est constitué non plus par des rites, mais par des procédés scientifiques, et que ceux qui le détiennent s'appellent, au lieu de prêtres, savants et techniciens. Les armes, elles aussi, donnent naissance à un privilège du jour où d'une part elles sont assez puissantes pour rendre impossible toute  défense d'hommes désarmés contre des hommes armés, et où d'autre part leur maniement est devenu assez perfectionné et par suite assez difficile pour exiger un long  apprentissage et une pratique continuelle. Car dès lors les travailleurs sont impuissants à se défendre, au lieu que les guerriers, tout en  se trouvant dans l'impossibilité de produire, peuvent toujours  s'emparer par les  armes des fruits du travail d'autrui  ; ainsi les travailleurs sont à la merci des guerriers, et non inversement. Il en est de même pour l'or, et plus généralement pour la monnaie, dès que  la division du travail est assez poussée pour qu'aucun travailleur ne puisse vivre de ses produits sans en avoir échangé au moins une partie avec ceux des autres  ; l'organisation des échanges devient alors nécessairement le monopole de quelques spécialistes, et ceux-ci, ayant la monnaie  en mains, peuvent à la fois se procurer, pour vivre, les fruits du travail d'autrui, et priver les producteurs de l'indispensable. "


"Conserver la puissance est, pour les puissants, une nécessité vitale, puisque c'est leur puissance qui les nourrit ; or ils ont à la conserver à la fois contre leurs rivaux et contre leurs inférieurs, lesquels ne peuvent pas ne pas chercher à se débarrasser de maîtres dangereux ; car, par un cercle sans issue, le maître est redoutable à l'esclave du fait même qu'il le redoute, et réciproquement ; et il en est de même entre puissances rivales. "

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